Le journal de Mathilde

 

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Mercredi 21 septembre 1881

« Dangereuse », c’est le mot que je lis sur les lèvres de ma mère, qui, au loin, parle à la Mère supérieure. Plusieurs fois elle le prononce. Plusieurs fois la nonne supérieure tourne un regard mêlé de crainte et d’attraction vers moi. Pendant que ma mère explique aux bonnes sœurs comment me maîtriser, je détourne les yeux vers mon père, qui, au loin, caresse les pointes de sa moustache tout en opinant de la tête, tentant de subjuguer une sœur plus jolie que la moyenne. Sa beauté oscille donc entre la laideur d’un crapaud et la beauté d’une lépreuse dont les verrues pourraient éclater au moment présent.

Mon père ne regarde pas vraiment ses yeux, pas vraiment son menton saillant, il tente plutôt de deviner de quelle grosseur les seins de la bonne sœur pourraient être sous sa tunique trop ample. Mon père aime imaginer. Toute mon adolescence il me dévisageait de haut en bas, puis de bas en haut, tentant de deviner quand mes atouts féminins seraient suffisamment développés pour m’offrir en mariage à un vieux riche. Un rêve qu’il ne caresse plus. Depuis que le petit Thibault a flotté sur les rives de l’étang familial, ses yeux bleus pointant vers le fond boueux.

Ma mère lâche la Mère supérieure vers moi. Mon père lâche la belle religieuse, tiré par le veston, par la poigne ferme de maman. Ils me tournent le dos. Ils s’en vont sans un au revoir, ni même un adieu. C’est mieux ainsi. C’est la Mère qui parle. C’est mieux ainsi. Elle passe sa main entre mes longs cheveux blonds et fins, d’une manière qui se veut affectueuse. Pourtant je suis dangereuse. Thibault, six ans, lui, le lui confirmerait. Mais pour ce faire, son fantôme devrait quitter le caveau familial.

 

Jeudi 22 septembre 1881

Aujourd’hui c’est la visite médicale. Nous attendons toutes les unes derrière les autres notre tour pour affronter le médecin. Un silence religieux pèse lourdement sur l’atmosphère. Les minutes sont interminables et mon regard passe de la chevelure de celle qui me précède aux sœurs qui veillent à ce que le silence ne soit pas troublé. Une fille essaie de s’appuyer le long du mur pour se reposer. C’est tentant, notre ligne de filles le suit parfaitement, avant de bifurquer sur la gauche, vers l’antre du médecin.

Une sœur agrippe alors ses cheveux trop longs pour l’obliger à tordre le cou et s’incliner. Pas de ça chez nous. La fille émet un cri de douleur. La sœur lui écrase les genoux par terre, usant de la seule force de son poignet droit. Pas de ça non plus chez nous. La fille se met enfin à pleurer, mais la sœur ne peut pas la mettre plus bas qu’elle n’est, à moins de lui gratter le front contre le plancher de bois.

La sœur retourne à son poste d’observation, frottant frénétiquement sa main contre son habit, pour laisser s’envoler les cheveux de la fille paresseuse, collés dans sa main. Le prêtre de notre paroisse n’a pas menti à mes parents. Il leur a promis que ce couvent corrigera en moi toute rébellion. J’en vois un premier exemple.

Je me souviens de notre rencontre avec le prêtre. Ma mère, les yeux rougis par une semaine ininterrompue de larmes versées, est assise sur une belle chaise en bois garnie d’un vieux cuir rouge. Mon père, paré de son piètre veston de pauvre qui veut faire riche, est assis à côté de moi, sur une chaise plus rudimentaire. Je suis debout, moi la pénitente, face au prêtre, surplombé par un crucifix où Jésus semble si triste. Madame, Monsieur, seul Dieu peut sauver votre fille. Sa volonté est administrée de manière exemplaire dans ce couvent. Il recueille depuis quelques années toutes les jeunes filles en perdition, parfois orphelines, la plupart atteintes de troubles mentaux, mais toutes ont besoin d’une importante ferveur religieuse afin de guérir. J’écris mieux qu’il a parlé, c’est un prêtre sans éducation dont beaucoup soupçonnent un passé criminel, mais Dieu a lavé ses crimes. Il n’a toutefois pas frotté assez fort.

Père et mère ont accepté avec soulagement. Mon père a rêvé de prison pour moi, ma mère a rêvé de crucifixion, pourtant ils se contentent de m’envoyer dans ce couvent qui récupère les miséreuses de la société. Le prêtre a toutefois chuchoté à ma mère des mots réconfortants. Des fois, certaines meurent dans ce couvent, à l’impossible Dieu n’est pas tenu.

Mon tour approche enfin, après trois heures d’attente, le bas de mon dos me fait souffrir et m’oblige à claudiquer. Je finis par m’engouffrer dans son bureau. C’est votre nom que je veux, je ne retrouve pas de dossier avec juste un prénom. Avec mon nom, il trouve mon dossier et le feuillette rapidement. Il n’a pas levé ses yeux vers moi. Il me parle sans me voir. Il parle à la Mère supérieure comme si je n’étais pas là. Enfin une qui n’est ni une débile ni une fille de la rue. Il lève les yeux vers moi. Le sourire dans ses yeux devrait m’effrayer. Si, et seulement si je n’étais pas dangereuse. Il a manqué un ou deux feuillets de mon dossier.

J’ai hâte qu’on se revoie. Une fille meurtrière de 15 ans avec une belle éducation c’est inhabituel. Il referme mon dossier et le jette sur la pile où il y en a le moins. Je tourne les talons. La Mère chuchote au médecin. Attention, tout de même, elle est dangereuse. Vous ne devez pas la sous-estimer. Je n’entends pas le reste de leurs chuchotements. Je souhaite juste qu’il n’écoute pas son conseil.

 

Vendredi 23 septembre 1881

Un beau soleil de septembre traverse les grandes baies vitrées du dortoir. Sous les couvertures grises en coton émaillé, des corps s'agitent. En temps normal, je suis insomniaque, vers 3 heures du matin je fixe le plafond et je réfléchis. Depuis deux jours, par contre, je dors jusqu'à ce que le soleil me réveille ou jusqu’à ce qu'une horde de bonnes sœurs débarque dans le dortoir pour toutes nous réveiller.

Le stress causé par cette nouvelle vie doit obliger mon corps à dormir pour récupérer la force de la survie. Je regarde autour de moi et je me demande ce que je fais là, même si je sais pourquoi je suis là. Autour de moi c'est une représentation de cirque où toutes les filles présentes passeraient pour des bêtes de foire. La société ne veut pas de moi ni d'elles. Si une de mes tantes, infirmière dans un hôpital de campagne, ne m'avait pas emmenée régulièrement faire du bénévolat auprès des plus misérables, je ferais des cauchemars la nuit, ou plutôt je n'oserais pas dormir à côté de tous ces êtres étranges et inquiétants.

Seules les bonnes sœurs brutales ressemblent à des humains qu’on croise dans les rues ou les marchés. Ce matin, des sœurs giflent quelques filles dont les draps sont mouillés. Elles les déshabillent, chargent leurs bras de leurs vêtements de nuit et de leurs draps imbibés d'urine. Dehors, quelques seaux d'eau froide les attendent, ainsi qu'une brosse et un morceau de savon de Marseille. Personne ne rit ou pleure parce que personne ne les regarde. Toutes ces filles, de 13 à 18 ans, vivent dans leur monde, certaines laissent découvrir quelques dents dans leur bouche lors de leur bâillement matinal, d'autres grattent leurs cheveux épars, chassant des insectes invisibles qui rongent la peau de leur crâne.

J'ai choisi un lit dans un coin, pour me sentir en sécurité. Je n'ai ainsi que trois filles à surveiller. C’est mon troisième jour et je regarde mon avant-bras gauche égratigné jusqu’au sang. Machinalement je le pince régulièrement, pour que je me réveille, pour que je sorte de ce cauchemar. Je me force à perdre cette manie sinon ce cauchemar se terminera avec ma mort, toute goutte de sang ayant quitté mon corps.

Le bruit sourd d’une fille qui tombe par terre me sort de mes songes. Des rires épais fusent autour d’elle. Enfin un signe d’humanité, des personnes capables d’interagir avec d’autres, même si c’est pour les mépriser. Une fille rondouillarde donne un second coup sur la jambe d’une fille à la maigreur extrême, au teint pâle d’un cadavre, sans un cheveu dressé sur la tête. Elle tombe à nouveau, puis se relève. Puis tombe à nouveau, un troisième coup s’est abattu cette fois dans son dos. Ses yeux vides fixent un des pieds du lit d’une de mes voisines. Elle a décidé de ne plus se relever. La rondouillarde, encouragée par ses deux amies, qui l’appellent Marguerite, intime l’ordre à leur victime de se lever.

Une excitation pointe le bout de ses éclairs dans mes entrailles. Je reconnais cette sensation et je sais ce qu’elle a déjà entraîné. Mais. Pourtant. Marguerite, je veux déplumer tes pétales. Arrête. Laisse-là tranquille. Marguerite tourne son regard de bœuf vers moi. Elle prend quelques secondes pour m’analyser. Le bœuf doit juger s’il est face au boucher qui va le dépecer ou si un veau à trois pattes essaie de lui porter ombrage. Toi, je vais t’arracher les dents si tu la fermes pas ! Je suis, donc, moi, un veau. Je tire de sous mon matelas un crayon de mine aiguisé. Je le tourne entre mes doigts et regarde Marguerite dans les yeux. Je caresse la pointe acérée de mon crayon et fais mine de jouer avec près de mes yeux. Marguerite est un bœuf, elle ne comprend pas le message.

Toi aussi t’en veux, t’vas en avoir ! Le bœuf avance avec un air menaçant. Pas après pas, il s’approche de moi. Marguerite lance son poing droit vers mon visage mais elle agit trop tard, je saisis sa gorge et serre de toutes mes forces. Elle se raidit, étouffant, s’écroulant sur mon lit. Je pointe alors mon crayon sous l’un de ses yeux, prête à le sortir de son globe. Je me sens si forte, si puissante, je lis la terreur dans ses yeux et des frissons de plaisir parcourent mes veines. Une grosse voix, derrière moi, me tire de ma rêverie. On ne joue pas avec du matériel d’école ! Une religieuse bâtie comme un homme fort me regarde avec une moue de reproche. Allez vous habiller et cessez de vous amuser !

Quelque chose en moi se brise, je perds mon excitation. Je suis sur le bord de faire sauter l’œil d’une camarade et on me demande juste d’aller m’habiller. Marguerite en profite pour s’enfuir. Elle me jette un coup d’œil effrayé et l’air menaçant je pointe mon crayon vers mon propre œil. Elle ne se retournera plus. La fille qui est par terre se relève, me regarde avec ses yeux vides, elle caresse mon épaule et je rejette sa main, j’ai une sainte horreur qu’on me touche. D’autres filles me félicitent d’avoir pris sa défense. Et pourtant. Pourtant. Seul mon instinct me guide, je n’ai pas eu l’intention de prendre sa défense. J’ai juste besoin de satisfaire une rage enfouie en moi.

La Mère supérieure est à l’étage du dortoir, elle a assisté à toute la scène. Son regard croise mon regard. Un seul mot sort silencieusement de ses lèvres, un mot que je connais si bien. Dangereuse.

 

Samedi 24 septembre 1881

C’est le premier samedi après la rentrée et les filles qui retournent dans leur maison jusqu’au lundi se comptent sur les doigts d’une main. Pour ainsi dire, tout le monde reste ici. C’est bien le but du jeu, la gare est à plusieurs centaines de mètres et selon Marcelline, une fille qui entame ici sa deuxième année, un seul train s’arrête par jour, vers midi, puis repasse en sens inverse vers vingt heures. Ce couvent est perdu au milieu de nulle part, le village le plus proche étant plus à l’ouest, à vingt minutes de marche. Elle a promis de m’y emmener un jour. Ou l’autre. Ou jamais.

Marcelline parle derrière mon épaule. Ils ont bonne conscience, ils n’ont pas abandonné leur enfant. Je me pousse imperceptiblement d’un ou deux pas, je déteste sentir le souffle de quelqu’un qui parle trop près de moi. Marcelline scrute avec envie le couple souriant, bras dessus bras dessous, qui part vers la gare à pieds. Mes parents habitant à Paris, autant dire qu’ils ne passeront pas 15 heures dans un train pour venir me voir. Pour des bourgeois comme eux, ce n’est pas si dispendieux, mais ils n’ont pas besoin de payer pour améliorer leur conscience. Ils paient pour m’emprisonner et m’oublier. La Mère supérieure m’a bien indiqué que je resterai ici jusqu’à mes 21 ans. À moins, ma chère enfant, que tes parents te trouvent un mari.

Avant le décès de mon petit frère, ils ont bien essayé. Je n’étais pas la plus jolie fille du quartier mais la blondeur incandescente de mes longs cheveux et le bleu maladif de mes yeux attirait le regard des hommes comme un morceau de viande avariée attire les moucherons. Puis à 15 ans on doit dégager suffisamment de féminité pour qu’ils aient envie de se soulager en nous. Je voyais bien les regards des hommes en habits riches, lorgnant mes robes fleuries, rêvent de la relever pour assouvir leurs pulsions. Je voyais bien le regard des hommes sales, mal rasés, se poser sur ma poitrine pourtant pas proéminente, les plus vulgaires léchant discrètement leurs lèvres si jamais ils s’apercevaient que mon regard croisait le leur.

Toujours je gardais un poignard sous mes jupons. Pour ma défense. Il m’avait été remis par une servante de ma tante infirmière, le jour de mes 13 ans, une vieille folle qui me trouvait trop jolie et me conjurait d’être armé pour me défendre des hommes. Ce jour-là j’ai regardé ce couteau au manche en os, aux reflets de plusieurs couleurs, avec un mauvais pressentiment. Pour la première fois j’ai ressenti la peur. J’étais armée pour me défendre et j’ai senti la peur.

Quelques jours plus tard, alors que je revenais de la boulangerie avec une miche de pain, deux adolescents m’ont suivie puis coincée au détour d’une ruelle étroite, sans fenêtre sur aucun des deux murs en pierre. Hé c’est dangereux, tu sais, de se promener seule. Heureusement nous on peut te protéger… mais il faut être gentil avec nous. Tu vas être une gentille fille avec nous, hein ? Ce garçon-là avait un beau sourire charmeur. Pourtant quelques secondes plus tard son sourire plongeait vers la crispation. Son sang chaud coulait de son cœur vers le long de la lame de mon poignard, enrobant les doigts de ma main droite, crispée sur le manche, ne pouvant l’enfoncer plus profond.

Seuls quelques mots de la servante résonnaient dans ma tête. Vise le cœur, vise le cœur surtout, c’est une mort instantanée. Son comparse, pris de panique, détala comme un lapin poursuivi par un renard.

Une fois la lame ressortie de son corps j’ai compris que plus jamais ma vie serait comme avant. Un homme mort, se vidant de son sang, gisant à mes pieds et aucune tristesse ni joie n’envahissaient mon cœur. Je n’ai rien ressenti. Rien. En rentrant à la maison, ma mère a refusé de croire à mon histoire. Elle a jeté ma robe recouverte de sang. C’est un lapin que tu as égorgé, souviens-toi, c’est un lapin que tu as égorgé. Elle l’a répété 20 fois. Le lendemain le journal notait que le fils cadet du boulanger avait été retrouvé poignardé, dans une ruelle sans fenêtre, sans témoins. Les meilleurs partent les premiers, a écrit le journaliste. Un jeune homme que tout le monde appréciait, un bénévole plusieurs fois récompensé. Et pourtant. Un homme comme les autres. Un homme qui a un cœur dont le sang peut se vider.

 

Dimanche 25 septembre 1881

Le cours de français débute et la chaise de Marguerite est vide. Absente hier soir, absente cette nuit, absente ce matin. Se sont-ils débarrassés d’elle ? Peu importe. Pour qui que ce soit. Plus je regarde ces filles que je côtoie, plus je mesure l’étendue qui nous sépare. Elles vivent minute par minute, semblant oublier la personne qu’elles ont vu la minute d’avant. Leur cerveau semble privé de souvenirs autres que ce qui est fourni de base lorsqu’on naît, soit manger, boire, se déplacer et dormir. Peut-être que c’est ainsi que leur cerveau les a protégées des souffrances qu’elles ont subies et qu’elles subiront encore.

Dans un sens on se ressemble, mais moi je me souviens, sans toutefois rien ressentir, ou pas grand-chose. Marguerite peut bien avoir été noyée dans un pot de chambre, ceci m’est égal. Marguerite s’est peut-être enfuie avec un prince de l’orient lointain pour vivre dans un palais serti de rubis. Ceci m’est tout autant égal.

Une porte claque. Le rêve d’un prince vient de s’évanouir. Les deux molosses qui ont enlevé Marguerite hier la tiennent chacun par un bras. Ses horribles yeux gris sont devenus d’un noir d’encre, inexpressif. Une marque rouge contourne son visage. Une marque comme on en a quand on dort sur des draps plissés. Je me demande bien quelle machine ils ont pu lui mettre sur le visage, et peut-être ailleurs sur le corps. Il faudra attendre l’heure de la douche commune pour voir les marques sur son corps nu. J’aimerais ressentir de la pitié pour elle, ou de la terreur pour notre avenir à nous toutes, et pourtant non, je sonde l’intérieur de mon corps et seul un silence résonne. Même pas un silence coupable.

Marguerite s’écroule sur son pupitre, mais personne n’y prête un intérêt particulier. Mon regard se pose vers l’arrière de sa tête, plusieurs cheveux manquent, découvrant un parfait et minuscule carré de peau rosie. Cette fois, un frisson parcourt les poils de mes bras. Cette fois je me dis que cette fille avachie là, je pourrais être elle.

Un molosse tapote mon épaule. Je l’avais oublié, lui. Eux deux. Je lève mes yeux redevenus froids vers lui. De l’index il me fait signe de le suivre, de les suivre. C’est donc mon tour.

 

Lundi 26 septembre 1881

Marcelline s’assied à côté de moi. De moi ou ce qu’il en reste. Elle me tend la feuille que j’ai gribouillée une semaine plus tôt en classe, avant que les deux molosses m’emmènent. Je ne suis revenue qu’hier parmi elles, dans leur section du couvent. Marcelline met son bras autour de mes épaules et je n’ai même pas la force de la rejeter. Je sais ce que tu as vécu. Je te comprends. Non, tu ne comprends pas, sinon tu te tairais, sinon tu m’oublierais. J’écris ces quelques mots et je n’arrive plus à lier les lettres en elles, je tremble trop. Tu ne dois pas parler. Le médecin l’a dit. Tu ne dois pas en parler. Le médecin l’a crié. Plusieurs fois.

Au début je comptais le nombre de fois qu’il criait la même phrase, pour me préserver de la folie. Puis mon cerveau a perdu le compte, il ne se souvenait que de ces mots. Pas. Parler. Marcelline descend sa main le long de mon dos puis lève sa main brusquement. Elle l’a senti. Elle s’est rappelée. Je sens qu’elle baisse la tête, dépitée. Je sens qu’elle veut pleurer. Moi je les aime ces bosses dans mon dos. La douleur physique je ne la sentais plus à un moment, à un moment dont je ne me souviens plus. La douleur causée par les mots, par les cris, elle, me paralyse encore. Pas. Parler.

Une odeur de savon de Marseille me fait perdre le fil de mes pensées. Une sœur est à côté de moi. Elle m’ordonne de la suivre, la Mère supérieure veut me voir. Je la suis comme les canetons suivent leur mère. Je triture mon crayon, mon index tremble sur sa pointe. Lâche ton crayon et suis-moi. Elle aussi sait. La Mère supérieure m’accueille avec un large sourire. Je regarde avec envie son coupe-papier briller sur une pile d’enveloppes. Il mériterait un plus beau destin que de découper des enveloppes. En travers de la gorge de la Mère supérieure il atteindrait la célébrité. Après quelques années gardé comme pièce à conviction dans un tribunal quelconque il saurait sans nul doute trouver sa place dans un musée dédié aux tueurs.

Assieds-toi ! La Mère a perdu son sourire et range dans un tiroir son coupe-papier. J’espère pour toi que tu n’as pas pensé à faire usage de cet instrument. Sinon tu sais ce qui t’attend. Oh oui, je le sais. Un frisson parcourt mon échine. Je sens les bosses de mon dos se souvenir des larmes chaudes des bougies. Tu es chanceuse. Nous avons le meilleur médecin au pays. Dans d’autres lieux les médecins pendent par les pieds les filles comme toi et les font saigner. La mortalité est assez importante avec leurs méthodes. Le nôtre sait soigner sans causer la mort trop souvent.

Je rumine en silence la chance que nous avons, en ces lieux, d’être torturées sans que la mort soit une fatale conséquence. Elle regarde par la fenêtre et parle, puis parle sans fin. Je ne l’écoute plus. Mon cerveau est trop concentré à imaginer la mort la plus horrible qu’elle pourrait subir. Elle se rapproche de moi et plonge ses yeux dans mes yeux. Je sais ce qu’elle guette. Je tire en moi la force d’afficher un sourire compréhensif. Non. Manifestement, tu n’es pas guérie. Je vais t’envoyer une semaine de plus de l’autre côté. Elle rit. Mon cœur vacille. Si je retourne de l’autre côté ce ne sera pas pour rien.

J’empoigne ses cheveux et je frappe sa tête contre le rebord de son bureau. Une fois, puis deux fois, puis trois fois. Une bonne sœur, par le bruit alerté, s’engouffre dans le bureau. Elle me regarde avec horreur. Mon seul salut, la fuite. Je vole le coupe-papier, je prends un crayon et quelques feuilles. Je dois fuir.

 

Jeudi 6 octobre 1881

Il me tend quelques feuilles de papier et dans ses yeux je lis que je suis un petit animal de compagnie qui attend que ses bons maîtres lui donnent un os. C’est vrai. Il a raison. Je veux du papier, je veux un crayon. Je dois écrire. En écrivant je parviens à raisonner et à prendre des décisions, suite à une réflexion tordue mais implacable. Si je me contente de réfléchir et laisser les idées venir les unes après les autres dans ma tête, je peux tout aussi bien décider de me jeter par la fenêtre tout en trouvant cette solution pleine de sens tout comme je peux décider de me battre pour survivre.

Je suis parvenue à le convaincre de me laisser écrire bien que pour lui nous soyons juste des animaux. Il pratique des tests sur des rats qui sont dans un mur de cages, dans une pièce sans éclairage. Dans la pièce d’à côté, ses cobayes, c’est aussi nous, des filles maintenues attachées sur des lits. En deux semaines j’ai vu une dizaine de lits occupés puis inoccupés, certaines n’ont pas survécu aux traitements infligés. Je peux te donner du papier et un crayon. C’est une thérapie intéressante bien que non conventionnelle. Il frotte son menton avec le caoutchouc d’un gant blanc taché de gouttes de sang séché. Ses yeux inexpressifs fixent sans émotion un rat qui arrache avec ses dents de devant la peau d’un congénère. Oui, c’est vrai, tu sais écrire, j’aimerais savoir ce que pense une déviante comme toi, un animal dangereux pour la population. Pendant qu’il se parle à lui-même, le rat a terminé de retirer la peau de son voisin et dévore à belles dents la chair tendre débarrassée de la peau poilue et sale qui la protégeait. Il tourne son regard vers moi et semble vouloir revenir sur sa réflexion.

Je veux bien te laisser de quoi écrire. J’apprécie que tu ne cries pas constamment lorsque je t’applique des traitements pour te guérir. Au moins toi tu sais que c’est pour ton bien. Pas comme elle. Il regarde en soupirant une fille se faire traîner sur le sol par un de ses molosses. Elle ne bouge pas et son corps semble raidi. J’espère pour elle qu’elle est morte sinon elle va être réveillée par la chaleur du four vers lequel il l’amène. Je me demande ce que je haïs le plus, l’odeur des corps en putréfaction ou l’odeur de la viande humaine cuite qui émane du four. Ils nous donnent tellement rien à manger que l’odeur de viande brûlée réveille mon instinct de survie et mon cerveau doit lutter pour refuser de désirer engloutir de la chair humaine.

Il faudra que tu fasses quelque chose pour mériter ton papier. Ses yeux sont devenus malicieux. Il s’amuse. Tu vois ce rat qui dévore son compagnon ? Je veux que tu mettes les doigts de ta main la moins utile dans sa cage. Il me teste. Je le regarde droit dans les yeux, ne lui laissant pas le temps de découvrir mon doute intérieur. Si j’accepte je vais prouver que je n’ai peur de rien. Si je refuse il pensera peut-être que je suis devenue une fille peureuse, une vraie fille, digne de retourner dans la section publique du couvent. Très bien, je vais mettre ma main. Il sourit. Je me demande si c’est de bon augure. Impossible de savoir si à présent je me dirige vers le four ou le couvent. J’avance près de la cage et glisse sans hésiter ma main la plus utile, la droite. Tu es gauchère ? Il semble surpris par mon choix. Non, je suis droitière.

Le rat sent la chair fraîche et se jette sur mon index. Si seulement le pauvre rat savait que ma main droite est ma main la plus forte. Je serre son cou entre mon index et mon majeur. Sa colonne vertébrale émet un craquement. Le rat étouffe un cri, tente de gesticuler, puis se raidit pour toujours. Le médecin semble déçu. Il ne semble pas savoir quelle conclusion tirer de ce test. C’est ce qui arrive lorsque l’improvisation dicte les actes. La cloche sonne et lui fait perdre sa réflexion. Très bien, tu auras ton papier et ton crayon. Il fait signe à un molosse de me ramener dans ma cage. La cloche a sonné, il a hâte d’aller se délecter de mets auxquels je ne goûterai pas aujourd’hui.

 

Mercredi 12 octobre 1881

Si j’avais un miroir pour me regarder, je pense que j’enfoncerais mes poings dans mon reflet, jusqu’à ce que la vitre cède, ou que les os de mes mains brisent. Dieu merci, ici, dans cet antre, seule une pauvre lumière faiblarde projette nos ombres sur les murs souillés d’une substance noire graisseuse, ou peut-être rouge sombre si plus de lumière pénétrait. Je vois mon ombre mais je ne veux pas la frapper. Je sais que je dois voir mes yeux impitoyables pour avoir envie de les arracher à leurs globes oculaires. Je me sens sale intérieurement, aussi souillée que les murs dégoulinants de graisse visqueuse.

Si je n’écrivais pas je serais devenue folle, je serais devenue un bourreau comme les autres. L’écriture ne me rend pas moins ignoble dans ma participation à ces tortures, mais elle permet à ma conscience de maintenir dans mon esprit que ce que je fais est mal, que je suis juste un animal sans conscience d’accepter de torturer ces filles. Pourtant je dois le faire, c’est ma seule chance de survie, ma seule chance de sortir de cet enfer. Depuis que j’ai brisé le cou de ce rat, le médecin est devenu proche de moi. Je suis intellectuellement plus évoluée que ses molosses, il semble voir en moi sa fille spirituelle. Souvent j’hésite à enfoncer ses outils métalliques dans son corps à lui mais je dois résister à ce désir qui grandit en moi. Je vais finir dans le four si je le tue. J’ai manqué de peu de causer la mort de la Mère supérieure et je n’ai pas réussi à m’enfuir, les molosses sont plus rapides que je pensais et je me suis fait vite rattraper. Je dois donc jouer son jeu, puis revenir au couvent et ensuite me venger d’eux tous, invisiblement, avec intelligence. Pour, enfin, fuir.

Le docteur m’appelle. La boucherie m’attend.

 

Vendredi 14 octobre 1881

 

Les molosses du médecin sont difficiles à identifier. Certains jours je pense qu’ils sont juste deux mais d’autres fois il me semble qu’ils sont plus grands, ou plus petits, mais jamais plus gros ou plus minces. L’éclairage est atroce ici et même si mes yeux sont devenus des yeux de chat, je ne parviens pas à les différencier. Ils ne parlent jamais. Des fois ils émettent des grognements de contrariété, surtout lorsqu’une fille n’est pas assez morte et qu’ils essaient de la jeter dans le four.

Même à moitié mort l’être humain trouve toujours la force d’essayer de survivre. Ce matin j’ai essayé de lier conversation avec l’un d’eux. Pour seule réponse il a ouvert sa bouche, pointant avec un de ses doigts une langue sectionnée. Le docteur s’est mis à rire machiavéliquement. Que crois-tu ma belle princesse ? Aucun de mes employés ne possède une langue. Tu es bien chanceuse de conserver, pour l’instant, la tienne. Je tremble intérieurement mais je reste impassible pour l’affronter. Pourquoi des hommes qui font deux têtes de plus que vous se sont laissés couper la langue ? Il me regarde avec déception. Voyons, ma belle princesse, je te pensais plus sagace. Je leur ai fait croire qu’ils avaient une grave maladie et que si la langue ne leur était pas retirée, alors ils mourraient. Tout simplement.

Je m’obstine à tort contre son explication. Je ne comprends pas comment ils peuvent tous s’être laissés convaincre. Le docteur s’impatiente. Comment ça, tous ? Ils sont juste deux et ce sont des jumeaux. Il n’y a pas grand exploit à convaincre deux jumeaux qu’ils ont la même maladie. Tu m’agaces avec tes questions. Le docteur retourne charcuter quelques rats dans l’arrière-salle. Ainsi ils sont donc juste deux. Je commence à me dire qu’on est une petite famille à nous quatre. Je dois trouver un moyen d’être renvoyée au couvent avant qu’il soit trop tard. Pourtant j’ai peur qu’il soit trop tard. Il ne peut pas prendre le risque de me laisser retourner au couvent et tout raconter. À moins que… à moins que je me coupe la langue moi aussi. Mais non idiote, tu oublies que toi tu sais écrire, te couper la langue suffit pas, il lui faudrait te couper les mains aussi… et tant qu’à devenir inutile autant aller dans le four ou rester à jamais être son assistante. Des larmes coulent sur mes joues. La première fois depuis des mois. La première fois depuis que j’ai vu mon petit frère flotter la tête dans l’eau, par ma faute. Comme il ne le dira plus, je suis dangereuse.

 

Samedi 15 octobre 1881

 

Il me fait signe de m’asseoir devant lui. Je repose le balai aux poils de paille mêlés de cheveux arrachés dans une armoire où se trouvent d’autres instruments ménagers dans un état tout aussi piteux. Ma belle princesse, dis-moi pourquoi tu as tué ton frère de six ans ? Alors voilà, après deux semaines de torture il va me tester pour savoir si je suis guérie. Je dois rester sereine alors que j’aimerais pleurer de joie à l’idée que je peux quitter cet enfer. Mais quelle réponse attend-il ? Cette idée glace mes os. La vérité suffit-elle ? Non, pas la vérité. Si je nie avoir tué mon frère il pensera que je suis encore malade. Il doit bien rire là où il est, la petite peste.

Il n’a jamais eu la moindre reconnaissance pour ce que j’ai fait pour lui, pour le sang qui a coulé le long de mes bras pour lui. Vous pensez vraiment que je l’ai tué ? Le docteur fronce les yeux, je devine que ce n’est pas la bonne réponse. Je soupire et entame mon jeu d’actrice. J’aurais aimé que vous pensiez que je ne l’ai pas tué mais oui je l’ai tué. Par jalousie, vous savez, il était le préféré de mes parents. Un préféré qui connaissait le goût de l’oreiller de son lit lorsque mon père lui enfonçait la tête dedans pour étouffer ses cris de démence. Un préféré qui mangeait uniquement ce qui restait dans nos assiettes. Un préféré qui dormait sous son lit pour échapper aux visites nocturnes de notre dernière bonne, une cousine de notre père, qui aimait lui enfoncer des aiguilles dans le corps, pour le guérir de sa démence. Une cousine qui, de manière incompréhensible, a été retrouvée morte dans la cuisine, empalée sur un couteau de boucher, sectionnant jusqu’à sa colonne vertébrale.

C’est la première fois que Thibault m’a dit que j’étais dangereuse. Je ne pensais pas qu’il m’aurait suivie dans la cuisine cette nuit-là. Oui je suis une jalouse. Je l’ai compris lorsque vous m’avez pendue par les pieds toute une journée. Mes idées ont été remises en place. Je suis jalouse d’être cantonnée au rôle d’une poule pondeuse. Le docteur sourit, satisfait que ses méthodes de guérison portent leurs fruits. Mais comment l’as-tu tué ma belle princesse ? Il veut donc des détails. L’amant de la bonne pourrait donner des détails mais sa chair et ses os sont actuellement rongés par des centaines de vers de terre, quelque part sur notre propriété.

Cet imbécile savait que son amante venait torturer mon petit frère la nuit et le tenait responsable de sa mort. Il était trop tard lorsque je l’ai vu tirer le corps de mon frère de l’eau pour aller sans doute l’enterrer quelque part. Nos regards se sont croisés. Il a souri. Il s’est approché vers moi en prononçant de douces paroles réconfortantes. Il s’apprêtait à m’enlacer lorsqu’il a trouvé plus utile d’utiliser ses deux mains pour maintenir ses intestins dans son ventre. Je ne me souviens plus si ce sont les Spartes ou les Romains qui laissaient ainsi mourir leurs adversaires, en leur sectionnant le ventre pour les laisser mourir sur place ou en promenant leurs intestins sur des dizaines de mètres.

Thibault, je t’ai sauvé une fois, puis vengé une dernière fois. Tu aimais que je sois dangereuse. Pourtant si j’avais trouvé un autre moyen de te défendre, peut-être serais-tu encore là. Allez ! Dis-moi comment tu l’as tué ! Je l’avais oublié, lui. J’ai maintenu sa tête sous l’eau lors d’une balade dans le jardin de notre propriété. Je fonds en larmes, mes genoux touchent le sol. C’est bien ma petite. Je pense que tu es guérie. Maintenant j’ai quelque chose à te proposer. Il sourit. Je n’aime pas ce sourire. J’ai un beau projet pour toi. Pardon ! Pour… nous…

 

Dimanche 16 octobre 1881

Je sens leurs regards derrière les fenêtres, leurs regards bien au chaud. Moi je suis assise sur un banc, dans le parc, et une pluie glaciale d'automne tombe sur mes longs cheveux blonds, ou ce qu'il reste de leur longueur. Sous peu de temps je vais être complètement trempée.

Je suis heureuse. Je me sens soulagée. Je suis dehors. Je ne suis pas libre mais je vois la vie et je sens la vie autour de moi. L'eau de la pluie tente de nettoyer mes bras et mes jambes encore recouvertes de croûtes de sang séché mais il faudrait un ouragan pour que je devienne vraiment propre. J'aimerais me dire que la pluie me purifie mais c'est faux. Dans ma tête je sais que je suis sale. Aucune eau ne pourra retirer cette saleté-là. Mon esprit sait que je suis mauvaise. Il sait aussi que ce que je vais faire va me salir irrémédiablement.

Je lutte contre lui, j'essaie de le convaincre que je vais trouver une solution pour ne pas faire ce que je dois faire mais la vérité, c'est que je n’ai aucun argument à lui donner. La pluie lave mes mains mais dès demain je vais les salir. J'aurais embrassé le docteur pour m'avoir libéré. J'aurais dit oui à tout pour sortir de l'enfer où ils m'ont retenu.

J'ai d'ailleurs dit oui. Ses yeux pétillaient de malice lorsqu'il a constaté ma soumission. Son seul problème c'est que j'ai conscience de ma soumission. Si j'étais soumise sans le savoir ce serait désespéré mais je sais que je lui suis soumise donc je peux me révolter. Mais je ne sais pas comment faire. Quand je cherche une solution mon seul réflexe est de penser à tuer, le docteur, les molosses, la Mère supérieure. Mon cerveau devrait pouvoir trouver une solution pacifique mais je n'en trouve pas. Je ne peux ni compter sur les autres sœurs, ni sur les filles de ce couvent qui semblent toutes plus bêtes les unes que les autres. Je suis seule et je dois trouver une solution seule. 

Une bonne sœur s'approche de moi et me tire par le bras. Tu es revenue, ce n’est pas pour être malade. Viens, tu vas prendre un bon bain chaud. Non. Pitié. Pas un bain. Je gratte nerveusement la dernière cloque séchée sur mon pied droit. Je dois reprendre mes esprits, elle ne doit pas vouloir dire que je vais prendre le même type de bain que lors de mon enfermement. Je me mets à pleurer et je me déteste de pleurer. Ce sont des larmes dictées par l'instinct de survie, pour supplier le bourreau de mettre un terme à ses tortures.

 

Lundi 17 octobre 1881

Je suis un animal affamé et craintif. Elle me regarde avec ses yeux doux, elle se force à adoucir son regard pour m'amadouer. Je sens ses efforts. Les carrés de chocolat fondent dans ma bouche sans se poser de question. Les pommes et les poires sont englouties et mon corps ne se soucie pas de leur provenance, tout est bon pour survivre. 

Je suis différente des autres tu sais. Elle regarde au loin, à travers la fenêtre trop grande pour sa carrure, elle cherche le lointain pays auquel elle pense appartenir. Elle ne comprend pas ce qu'elle fait là. Moi je sais que je suis là parce que dans mon lointain pays mes parents ne voulaient plus me voir rôder. 

Ils m'ont envoyé ici parce que j'ai commis un crime. C'est elle qui parle, pas moi. Comme toi. Non, pas comme moi, je suis ici pour un crime que je n'ai pas commis, mais Dieu m'a envoyé ici pour payer d'autres crimes. Deux morts et plus, monseigneur. Quel crime avez-vous donc commis ? À vrai dire je suis indifférente à sa réponse, je suis juste courtoise pour pouvoir continuer à piller sa réserve de fruits et de sucreries. 

On m'a reproché d'être trop proche d'un jardinier qui s'occupait admirablement bien des divers jardins de notre couvent. Seigneur, j'ai l'impression que quelqu'un me lit un roman quelconque pour bourgeoise solitaire. J'espère qu'il n'a pas relevé ses jupons. Bien que jamais personne ne nous ait vus dans des situations inconvenables, des sœurs jalouses ont colporté des rumeurs qui me firent envoyer ici en pénitence. Je dévore carré de chocolat noir après carré de chocolat malté et il me semble que sa pénitence est plus douce que celle des filles du pavillon E. Quand allez-vous partir ? Elle se tourne vers moi et plonge ses yeux tristes dans mes yeux sans vie. Oh ma bonne fille, ils m'ont dit que je resterai ici jusqu'à ma mort. Elle soupire. Si je lui suggérais un séjour au pavillon E je pense que sa pénitence se terminerait prochainement.

 

Mardi 18 octobre 1881

Mathilde, tu ne m'oublies pas, n'est-ce pas ? Le docteur me fixe quelques secondes avec son regard de vieux monsieur gentil. Je passais par là, proche de son bureau officiel, et non celui de son antre de torture dans le pavillon E. Il prononce mon prénom pour la première fois et je me sens honteuse, je me sens insultée. Depuis deux semaines j'étais juste «tu», j'étais juste une chose non nommée. Maintenant je suis son amie, j'ai un prénom, je suis devenue un être humain, je suis sa fierté pour lui avoir permis d’avoir guéri une déviante. Je suis «Mathilde». Je lui retourne un sourire de façade.

Il m'invite à entrer dans son bureau. Je soupire intérieurement et j'entre piteusement, comme le petit chien qui a peur d'avoir déçu son maître. Assieds-toi, fais comme chez toi! Si je dois faire comme chez moi, je vais prendre un couteau et me défendre jusqu'à ce que la dernière goutte de sang en moi s'écoule de mes veines. Ah. C'est vrai. J'ai un couteau avec moi. Jamais ils ne me renverront vivante dans ce trou à rats. Tu me sembles bien inquiète. N'oublie pas que je suis un ami. Tu peux même me considérer comme ton père. Ce qu'ils ont été incapables de modifier en toi en 15 ans je l'ai réussi en 15 jours. Il avale une gorgée de whisky, lentement, si lentement.

Il me regarde et admire son œuvre. Oui je suis fier de toi. De moi surtout. Je suis en train de remplir les documents requis et peut-être que je vais obtenir un prix prestigieux pour mes découvertes. Je le regarde siroter son whisky et je me demande ce qu'il se passerait si j'ajoutais du poison dedans. J'aimerais voir le précieux liquide doré faire fondre sa gorge et liquéfier son estomac, ses intestins. Je sais que dans le pavillon E les produits inconnus ne manquent pas mais je ne peux pas mettre n'importe quoi, il doit mourir de manière assurée sinon ma punition variera entre la mort et l’enfermement perpétuel. Puis, si je dois trouver un poison cela suppose que je retourne au pavillon E. Cette idée me donne la nausée, juste à me souvenir de l'odeur de pourriture qui y règne. Et pourtant. Pourtant.

Mathilde, à quoi penses-tu ? Tu te souviens ce que tu dois faire pour moi, pour elles. Oui, je me souviens. Il a sélectionné certaines filles parmi tous les dossiers et souhaite que je l'aide à les envoyer au pavillon E. Il ne peut pas les emporter si leur comportement n'est pas répréhensible. Il faut donc que je pousse ces filles à commettre un acte punissable. Comment ai-je pu dire oui ? Par désespoir ! Ce soir je veux que tu commences à entraîner cette fille-là ! Je te laisse trois jours. Allez, va-t’en maintenant, personne ne doit soupçonner quoi que ce soit.

Voilà. Seule, je dois survivre, et obéir.

 

Mercredi 19 octobre 1881

Jacinthe me tapote l'épaule, comme une bonne et nouvelle amie. Je suis en mission alors je me laisse tapoter l'épaule. En temps normal j'enverrai en coup de semonce un regard noir, et si le coup de semonce ne suffit pas, un bon coup sur le nez ferai l'affaire pour dissuader qui que ce soit de me toucher à nouveau. 

Je dois avouer qu'elle est la plus jolie fille du couvent que j'ai croisée. Toutefois il n'est pas bien difficile pour un porcelet qui ne s'est pas roulé dans la boue d'être plus agréable à regarder que ses camarades de jeu embourbés dans la vase. Jacinthe est bien moins jolie que des filles de la bourgeoisie que je croisais dans les rues de Paris et qui ne se rendaient nulle part, tournant juste en rond pour que chacun les regarde avec envie.

Je me demande pourquoi le docteur la veut, elle, en particulier. Ce ne fut pas difficile de me rapprocher d'elle, personne ne veut être son amie. Ce n'est pas sa beauté mais son caractère enjoué qui fait fuir les autres. Elle sautille de joie comme une petite fille à chaque activité, elle est heureuse de vivre ici. Personne ne peut lui pardonner une telle attitude. Seules les filles écervelées peuvent aimer vivre dans cette prison et ses maltraitances. Chaque être humain cherche quelqu'un qui lui ressemble, pour rire ou pleurer en communion. Personne ici n’a envie de rire en sa compagnie. 

C'est le souper et je m’assois à côté de Jacinthe. Elle sourit bêtement vers moi. Tu sais, Mathilde, tu es ma meilleure amie. Ses yeux brillent de joie, je peine à esquisser un sourire compréhensif. La seule chose qui me manquait ici, c'est une amie. Pas juste une amie, une amie comme toi. Elle sourit naïvement et n'attend pas de réponse, elle est perdue dans son bonheur intérieur. Si seulement elle me connaissait. Je suis dangereuse depuis toujours, et depuis trois jours je suis une traîtresse.

Jacinthe regarde mon assiette avec envie, une tranche de jambon flotte dans un liquide verdâtre, qui devait être des petits pois avant que les cuisinières leur jettent un sort. Je prends mon assiette pour verser son contenu dans son assiette lorsqu'elle s'échappe de mes mains et tout le jus vert coule sur ma jupe, la tranche de jambon glissant sur ce ruisseau pour s'échouer par terre, sur les morceaux de porcelaine brisée. Jacinthe retient un rire incontrôlable. Une bonne sœur s'approche de moi au pas de course. Elle me fixe avec ses yeux sévères.

J'ai tout vu, c'est Jacinthe qui a jeté l'assiette, n'est-ce pas? N'est-ce pas? Je la regarde avec scepticisme. Je me demande quel jeu elle joue jusqu'au moment où elle me fait un clin d’œil. À ce moment je comprends que c'est le moment d'accuser Jacinthe, pour qu’elle soit punie et envoyée au pavillon E. Je ne pensais pas que le docteur avait des complices ici. Jacinthe ne rit plus. Mon cerveau ne sait pas quoi décider. La bonne sœur commence à s'énerver et me menace. Tu sais ce qui t'attend si c'est toi qui as eu ce comportement… es-tu sûre de vouloir la protéger? Je panique. Oui, c'est bien elle qui a lancé mon assiette pour me salir. Ma voix est faible mais la bonne sœur savait ce que j'allais finir par répondre. Exactement ce que je pensais! Toi, là, suis-moi! 

Jacinthe retient ses larmes et je la regarde s'en aller vers sa chambre, pour prendre quelques affaires qui lui seront inutiles où elle va. Je ne sais plus quoi penser. Après tout, rien ne dit qu'elle va être torturée, peut-être sera-t-elle la préférée du docteur. Oui, c'est ce qui va lui arriver. Elle va être sa préférée, elle va être choyée, elle va apporter de la gaieté au pavillon E.

 

Jeudi 20 octobre 1881

Mathilde! Mathilde! Viens donc ici! Après une longue journée d'école insipide et inintéressante, une bonne sœur me tire de ma léthargie. Je suis tranquillement allongée sur mon lit, le cerveau en état d'arrêt, laissant la lassitude apporter le sommeil. Mais non, pas ce soir.

Je la reconnais et ce n'est pas facile. De la tête aux ongles d'orteil elles sont toutes vêtues de manière identique. C'est celle qui m'a incitée à piéger Jacinthe qui veut que je vienne la voir. J'avais presque rayé Jacinthe de ma mémoire. J'avais presque balayé le sentiment de culpabilité grandissant en moi. Oui, vous voulez quoi? Je ne parviens pas à retenir une intonation d'inquiétude dans ma voix. Je ne me reconnais plus. La vaillante et courageuse jeune fille en moi, sans peur et sans reproche, tremble. Je vacille et manque l'évanouissement de justesse à l'idée même de l'enfer que j'ai vécu ces dernières semaines. Plus jamais là-bas, plus jamais, ou sinon, mourir.

Moi je ne veux rien. Le docteur veut que tu le rejoignes immédiatement au pavillon E. Mon cœur s'arrête. Mes jambes avancent l'une après l'autre, comme il se doit. Je tâte machinalement au-dessus de ma jupe, proche de mon bassin, le crayon de mine bien aiguisé qui manifeste sa présence imperturbable. Sera-t-il de taille à me défendre? La réponse au prochain chapitre, si l'auteur ne décède pas.

Le couloir est long à franchir, des salles vides le longent sur sa droite et sa gauche. Les lumières faiblissent lorsqu'on arrive vers la porte massive qui sépare le pavillon des mortes du pavillon des vivantes. L'odeur d'air vicié irrite mes narines. La nonne s'arrête. Je n'irai pas plus loin, tu connais le chemin. Elle tourne les talons sans même attendre ma réponse. Elle ne veut pas savoir ce qui se cache derrière la lourde porte. C'est ma chance, plus de surveillance. Je pénètre dans une salle latérale, choisie au hasard. Je pleurerais de joie à la vue des hautes fenêtres en excellent état, où la Lune lance des rayons de lumière éthérée, mais des cris de fille détournent mes pensées de fuite.

Des fenêtres assez courtes longent le mur du fond de la salle, le mur qui sépare le pavillon E du monde civilisé. Mon cœur, ou plutôt mes tripes hésitent entre la fuite par défenestration et la tentation de regarder par ces fenêtres. Mais pourquoi regarder? Je ne peux rien faire. Je suis trop faible. Des cris persistants percent le mur. Je ne sais pas pourquoi je mets une chaise sur une table puis je monte sur la chaise pour regarder ce qui se passe. Je ne dois pas, mais une voix irrésistible m'oblige à le faire.

J'aimerais crier à cette voix que je préfère mourir mais elle refuse mes suppliques. Alors je monte. Alors j'ouvre les yeux. Jacinthe est allongée sur une table d'opération, les yeux révulsés, le docteur s'acharne à découper avec sa scie un morceau de son avant-bras gauche, qui semble résister. Mon imagination me joue des tours, il me semble que Jacinthe me fixe avec ses yeux implorants alors qu'un sourire heureux reste figé sur son visage. La colère monte en moi. Une rage plus qu'une colère fait battre plus fort mon sang dans mes veines. C'est la même rage qui m'a fait tuer le fils du boulanger ou la bonne qui martyrisait mon frère.

Je sais ce que cette haine qui grandit en moi produit. Je veux lui résister, la liberté m'appelle mais les cris de Jacinthe implorent quiconque de venir la sauver. Ce n'est pas mon combat. Ce n'est plus mon combat. Je maîtrise ma haine et redescends de l’échafaudage de fortune lorsque la chaise glisse sous moi et il me faut toute l'agilité d'un félin pour ne pas tomber. Jacinthe a cessé de crier au moment où tout s'effondrait.

J'entends le docteur au loin murmurer un ordre quelconque à un de ses deux molosses. Peu de secondes s'écoulent avant que j'entende la porte du pavillon E s'ouvrir. Comme une idiote j'ai oublié de refermer la porte de la salle où je suis. Je n'ai donc plus le choix. Mon sang se fige dans mes veines, je saisis mon crayon à la mine soigneusement acérée. La guerre est déclarée. Le molosse à la langue arrachée me voit et semble afficher une sorte de sourire. J'ai oublié un instant que je suis attendue dans le pavillon E. C'est ma chance dans ma malchance. Je m'approche du molosse, me dresse sur la pointe des pieds, lui envoie un beau sourire amical. Puis je lui plante mon crayon profondément dans l'oreille, je sens le crayon défoncer une masse gélatineuse. Il meurt instantanément. Un de moins. Je récupère mon crayon, essuyant le surplus de sang sur la blouse trop sale du molosse. Il est encore plus laid mort que vivant, les yeux grands ouverts fixés sur du vide, une bouche grande ouverte laissant découvrir une langue arrachée artisanalement.

Ah, ma belle princesse, tu es enfin là. Le docteur est heureux de me voir. Merci de m'avoir amené Jacinthe. Je pensais bien qu'elle serait un cas intéressant. Regarde. Je lui ai sectionné un bras et elle continue à sourire bêtement. Certes, elle a hurlé mais j'ai connu des hurlements plus convaincants, et… Et le docteur s'effondre par terre, il vient de recevoir sur la tête un méchant coup de bâton de chaise. J'aurais pu le lui enfoncer dans la gorge mais ceci aurait été une morte trop douce. Son second molosse se jette au secours de son bien aimé docteur. Il me sous-estime, pensant pouvoir prendre le temps de s'enquérir de la santé de notre bourreau. Je profite du fait qu'il soit agenouillé pour lui enfoncer dans l’œil qui lui reste un quelconque objet médical dont je ne connais pas le nom mais qui remplit parfaitement sa fonction en s'enfonçant par l’œil du molosse et en ressortant par l'arrière de son crâne avec des brins de cheveux au bout de la pointe.

Jacinthe est là, souriant bêtement devant son héroïne traîtresse. Elle veut me parler mais seuls des borborygmes sortent de sa bouche. Elle aussi n'a plus de langue. Je me sens tellement froide et insensible, je cours vers l'armoire vitrée qui contient des pilules et des fioles dont les noms ne me disent rien. Peu importe. Je prends tout ce qui peut être liquide et je verse toutes les fioles dans la bouche du médecin, qui instinctivement hoquette en les avalant. Je prends soin à ce qu'il ne s'étouffe pas. Ce serait une mort trop douce. De longues minutes passent avant qu’il reprenne connaissance. Maudite chienne, tu vas me le payer! Il tente de se lever mais l'effort lui fait cracher du sang. Si j'étais vous je continuerais à bouger, pour mourir plus vite. Il aimerait me répondre mais, à chaque fois que de l'air sort de sa bouche, c'est accompagné de sang. Je ne vais pas mourir avec ce que tu m'as donné, ce ne sont pas des médicaments. Tu vas regretter ton geste. Il tousse encore et tombe sur un de ses molosses, au crâne défoncé. Il me regarde avec terreur. Cette fois, il comprend que même si je ne lui ai pas fait ingurgiter de substances mortelles, il ne s'en tirera pas vivant.

Je prends son trousseau de clés sans qu'il cherche à lutter pour le conserver. Tu es une démente. Tu n'es pas juste dangereuse, tu devrais brûler en enfer! Ce sera après vous mon cher. Je marche d'un pas rapide vers le fond de la salle d'opération. Les rats s'agitent dans leur cage. J'en choisis une où ils semblent virulents. Je la tire vers la salle d'opération. Je la pose à côté de la tête du docteur. Non, ne fais pas ça! On peut s'arranger! Il est trop tard. Arrangez-vous avec eux! Je libère une dizaine de rats affamés qui se jettent sur ses blessures et commencent à les ronger. Il hurle à réveiller les morts. Je vais mettre à l'abri Jacinthe avec les quelques autres filles enfermées. Puis j'ouvre les dizaines de cages enfermant les rats. Ils courent partout. Ils reniflent l'odeur du sang, l'odeur de la mort. Je ne vois plus le docteur, enfoui sous une nuée de rats. Je suis réfugié en hauteur et je les observe dévorer les molosses et le docteur. Ils effacent ainsi toute trace de mes méfaits. Mes alliés les rats. Ils ont bien raison. Je suis vraiment dangereuse.

 

Lundi 24 octobre 1881

Munies de pelles et de balais, les bonnes sœurs, épuisées par la fatigue, écrasent ou chassent les derniers rats qui courent un peu partout depuis deux jours. À vrai dire, ils sont peu nombreux, ils ont tous cherché à fuir ce couvent, comme n'importe quel être doué d'un minimum de raison. J'aurais suivi leur chemin vers la liberté mais j'ai besoin d'un plan plus élaboré, je ne peux pas juste partir sans rien dans les poches. J'aimerais partir loin, très loin, traverser une mer ou un océan. Un tel voyage se prépare un minimum. L'urgence de partir se fait moins pressante, le docteur n'étant plus de ce monde, je ne me sens plus si menacée. Puis-je vraiment vivre quelque chose de pire que ces dernières semaines?

Dimanche, un policier est venu constater le chaos. Il est reparti aussi vite qu'il est venu, le sourire aux lèvres. Je l'ai vu sortir du bureau de la Mère supérieure avec une bourse en cuir qui n'est pas le plus petit modèle existant.

J'imagine sans peine qu'aucun corps policier ou magistral ne viendra plus importuner la quiétude de ce couvent. De toute façon, justice est rendue. Celle du Talion. Au moins pour le docteur et ses molosses. Œil pour œil, intestins pour intestins. 

Alors que le policier s'éloigne, Myriam empoigne mon épaule. Myriam, c'est la nonne complice du docteur. Depuis samedi elle n'est plus la même. Son visage affiche des tics nerveux, elle cligne des yeux tout en penchant la tête vers l'avant, régulièrement, comme un métronome. Le claquement des portes de l'Enfer doit résonner dans sa tête et la rendre folle. La Mère supérieure veut te voir. Maintenant!  Bien que son visage semble meurtri, sa voix possède toujours sa sonorité implacable. Allons donc voir la vieille servante de Dieu. Bonjour Mère Isabelle. Je dois être prudente, l’adrénaline coule à flots dans mes veines, j'ai un sentiment irrationnel d'invulnérabilité. C'est très mauvais de se sentir invincible, le cerveau devient moins vif à réagir rapidement et efficacement. Je dois rester sur mes gardes et jouer la gentille petite fille repentie.

Ça me fait plaisir de voir que vos cheveux ont recommencé à repousser là où j'avais cogné votre tête. Zut, raté. Mon insolence dévoile ma prétention. Je vois la Mère supérieure devenir rouge. Ne faites pas votre maligne mon enfant, vous allez me raconter en détail ce qui s'est passé dans le pavillon E, et, surtout, comment Maurice est mort. Elle prononce un prénom et je me rends compte que le docteur avait un prénom, il n'était pas juste le Docteur. Sa voix s'étrangle en prononçant son prénom. Maurice, c'est votre amant, ou le docteur, ou les deux ? Si jamais je considérais que sa peau était rougeâtre, cette fois elle devient violacée par la colère. Elle n'a absolument plus aucun contrôle sur ses émotions. Tu es chanceuse que le pavillon E soit en ruine sinon je peux t'assurer que tu y sentirais la propre odeur de ta chair brûler.

Ceci sonne comme une menace, il me semble. Maurice est un homme de science avant-gardiste qui aurait apporté une grande renommée à notre couvent. Il est une perte inestimable pour notre communauté, un catholique au cœur vaillant et généreux. Je suis certaine que Dieu lui a réservé la meilleure place au paradis. À mon avis il a plutôt obtenu une place bien au chaud, en Enfer. La mère supérieure semble écraser un sanglot et pendant ce temps je me dis que moi aussi une place bien au chaud avec les démons m'est réservée. Point de rédemption. Mère Isabelle, je suis tellement troublée par cette soirée. Lorsque j'ai ouvert la porte, j'ai à peine aperçu la silhouette d'une pensionnaire ouvrir les cages des rats. J'ai compris que je devais fuir. Je ne sais rien de plus. Moi aussi j'aimais le docteur et c'est une perte immense dans mon cœur, il m'a guéri et je lui en suis si reconnaissante. Oh le gros mensonge.

Isabelle me regarde avec une tendresse inattendue. Elle s'approche de moi et serre ma tête contre sa voluptueuse poitrine, passant la main entre mes longs cheveux blonds. Je dois cauchemarder! Non. Vraiment pas. Elle me console pour une peine que je ne ressens pas. Elle se console de sa peine en me consolant. Ne t'inquiète pas Mathilde, je t'ai pardonné et je compte bien faire venir quelqu'un pour poursuivre les travaux de Maurice. Mon cœur semble vouloir s'arrêter de battre. Non! Pas un autre...

 

Mardi 25 octobre 1881

Insomnie, mon amie. Elle veille avec moi, regardant à mes côtés la Lune qui brille bien haut dans la nuit. Je tourne et me retourne dans mes draps, indécise. L'insomnie m'incite à profiter de ma nuit sans sommeil. C'est tellement merveilleux de ne pas dormir! Si tu le dis, fidèle insomnie. Je pense à Jacinthe et à toutes les autres filles que je n'ai jamais revues, je me demande ce qui leur est arrivé. Je suis passée de nombreuses fois à côté de l'infirmerie mais aucune trace d'elles.

Je prends une note : enquêter sur la disparition des disparues. Non, je n'arrive pas à dormir. Je vais braver l'interdiction de se lever la nuit et déambuler sans but dans les couloirs du couvent. J'entends la nonne qui dort, elles dorment avec nous par rotation, ronfler comme un sanglier. C'est une menace de moins. Je passe à côté d'elle et pousse du dessous de son lit son bol d'aisance bien rempli. C'est pour cette raison que personne ne doit quitter son lit, chacune possède son bol, et si besoin est, besoin est fait. La nonne dort avec ses vêtements de travail. Jamais on ne les voit sans leur accoutrement, sinon elles perdent leur autorité, le respect qu'on doit leur donner. Jamais elles ne doivent ressembler à des femmes comme les autres. Dieu les a marquées, elles sont le bétail du Seigneur tout impotent. 

Elle ronfle mais possède un bien joli visage angélique. Certes elle perd de son charme en ronflant, s'éloignant de l'icône de la femme parfaite. J'ajuste du bout du pied son pot de chambre où de dangereuses vagues de pipi menacent de s'enfuir, je le déplace jusqu'à l'endroit où j'estime qu'elle mettra les deux pieds dedans si elle devait se réveiller. Ce stratagème me garantit quelques secondes de répit si je devais retourner brusquement dans mon lit. Heureusement que toutes les filles dorment profondément, le poids de mon corps fait couiner le bois du plancher à chaque pas. Ce genre de bruit passe inaperçu de jour, mais de nuit, ils peuvent réveiller les filles les plus angoissées par les fantômes ou les monstres qui dévorent les pieds qui ne sentent pas bon. 

Je me souviens que ma mère, pour m'obliger à posséder une hygiène parfaite, proférait divers mensonges à la petite fille que j'étais. Je devais me laver avant d'aller me coucher. Si mes pieds sales devaient dépasser des draps, alors un mendiant tenant sa tête décapitée dans ses bras commencerait par laisser sa tête léchouiller mes pieds puis ses dents en charbon trancheraient les doigts de mes pieds les uns après les autres. Même si je ne suis plus une petite fille, je prends toujours soin, non pas de me laver les pieds avant d'aller me coucher, mais plutôt de dormir recroquevillée sur moi-même, laissant un bon mètre d'espace entre le bout du lit et le bout de mes pieds. Une couverture doit recouvrir mes pieds, ou un drap, ou un manteau, sinon je ne peux pas trouver le sommeil. Même si je garde un couteau pas loin de moi, à quoi servirait-il de tuer quelqu'un qui est mort? Mieux vaut ne pas attirer le mendiant sans tête amateur de pieds puants. 

Je franchis la porte. La peur ne fait pas battre mon cœur. Depuis les horreurs diverses que j'ai vécues, je me sens invulnérable. Si je faisais face à un ours de plusieurs mètres de haut je pense que je lui arracherais le cœur à mains nues. Hé, toi! Arrête! Mon cœur cesse de battre. Je vois justement une ombre aussi grosse que celle d'un ours se dessiner sur le mur en face de moi. Je cours en direction opposée à la voix. J'entends quelqu'un qui court derrière moi. Vite! Bien plus vite que moi! Je pensais à un ours et c'est un renard qui me poursuit. Je sens un objet qui frappe l'arrière de ma tête, je trébuche et m'écrase sur mon bras droit, glissant plusieurs mètres sur le plancher fraîchement nettoyé. L'ombre rétrécit, toujours et encore. Je vois les yeux brillants du renard me fixer implacablement. Je suis petite mais je cours plus vite que vous, les grandes nigaudes! C'est un fait, je suis battue.

 

Mercredi 26 octobre 1881

Je touche la bosse naissante à l’arrière de ma tête. Elle ne m’a pas ratée. Je la regarde vaquer à ses occupations, semblant ignorer ma présence. Elle me tend un linge mouillé avec de l’eau tiède. Tu verras, ma petite, ça soigne pas les blessures mais ça les soulage. Elle m’appelle « la petite » mais elle mesure une tête de moins que moi. Peut-être serait-elle aussi grande que moi si son dos n’était pas aussi voûté.

Son nez est crochu, ses cheveux semblent avoir été taillés dans de la paille de fer et mes amies je vous le dis, si je croyais en la sorcellerie je vous dirais qu’elle est une sorcière. Alors que je l’observe, me pinçant le bras pour être certaine que je suis bien éveillée, un petit chat rouquin bondit sur une étagère au-dessus de moi. Est-ce le renard que j’ai cru apercevoir ? Mais c’est pas un renard, c’est juste un banal chat. Il miaule à mon encontre au moment même où dans ma tête je le traitais de banal chat. Voilà une coïncidence bizarre. J’approche mon nez tout proche de son museau pour mieux l’observer.

Même si je le trouve un peu banal et maigrelet, ses yeux sont d’un bleu très sombre et des petites étoiles blanches semblent éclairer les unes après les autres ses pupilles. Cette fois il bondit dans mes cheveux et lèche ma blessure. Il est donc bien fou ce chat ! Je tends le linge à la fée Carabosse, qui elle aussi semble lire dans mes pensées tout comme son petit chat rouquin pas si banal tout compte fait. Merci Madame. Si vous me permettez, qui êtes-vous ? Pourquoi m’avoir lancé un savon sur la tête tout à l’heure ? Votre chat lit-il dans les pensées ? La vieille dame éclate de rire. Tu es bien drôle ma petite. C’est moi qui pose les questions. Tu es ma prisonnière ah ! Le petit rouquin saute sur mes genoux et frotte sa tête contre ma poitrine. Je vois que mon chaton t’apprécie, il faut dire qu’on vit une vie assez solitaire ici, on essaie de pas se faire remarquer. Si tu veux connaître mon histoire tu devras patienter et il faudra qu’on se revoie, discrètement. Je suis à peine tolérée ici. Si jamais je devais être visible de trop de personnes mes jours seront comptés.

Je trouve ses paroles bien elliptiques. Je ne comprends pas. Vous voulez dire que quelqu’un vous tuerait ? Le petit rouquin lèche ses pattes, comme désintéressé de la conversation. Tu poses trop de questions. Pour l’instant tu as juste besoin de savoir qu’en t’arrêtant cette nuit je t’ai, si on peut dire, sauvée de nombreux embarras. Tu es une fille bien trop curieuse. Mais courageuse aussi. Je ne pouvais rien faire contre le docteur alors que toi, tu as réussi à le terrasser, jamais il a pensé que tu pouvais être une menace. Toutefois, malheureusement, ne crois pas que tu t’es débarrassé de lui.

J’ai vu des rats se délecter de sa chair, personne n’aurait survécu à un tel assaut. Madame, je vous arrête tout de suite, je ne crois ni au diable, ni aux sorcières, ni aux monstres… ni en Dieu non plus. Je marque une pause avant d’oser avouer que je ne crois pas en Dieu. Les seuls monstres que j’ai croisés étaient tous humains et certains n’ont pas survécu. Très bien petite, je vois que tu n’es pas encore prête. Retrouve-moi la nuit prochaine, au même endroit où je t’ai attrapée. La sœur jumelle de la fée Carabosse tient un trousseau de clés médiévales entre ses doigts fripés. Elle sourit avec un air amusé et beaucoup de dents absentes. Je devine que je vais avoir droit à une visite guidée du couvent. À cette pensée, le petit rouquin se blottit contre mon ventre, il semble épeuré.

 

Jeudi 27 octobre 1881

 

Peu avant minuit, à pas de velours, j'ai avancé jusqu'à l'endroit où l'inquiétante vieille dame m'a assommée, mais depuis deux nuits elle n'est pas là.

Je reste ici de longues minutes, comme une folle qui a juste rendez-vous avec elle-même. J'ai même sans doute dû rêver cette rencontre. Tout ceci doit juste avoir été un rêve. Zut. Je regarde quelques flocons de neige tomber à travers les grandes baies vitrées lorsque je sursaute. J'ai senti quelque chose frotter mes jambes. J'aurais pu crier de surprise mais de manière générale je maîtrise très bien mes nerfs, je réfléchis avant de réagir. Tout est ténèbres autour de moi. J'essaie de deviner un petit chat rouquin quelque part aux alentours mais aucune trace de petite boule poilue.

J'entends des gloussements de rire au loin. Je me retourne et devine facilement qu'ils proviennent d'une porte mal fermée. Si je vois juste, c'est la porte du dortoir des filles les plus jeunes, celles qui ont aux alentours de 10 ans. Nous sommes réparties en trois groupes d'âge, les 10 à 13 ans, les 14 à 16 ans, et, enfin, les plus de 17 ans. Dans le groupe des vieilles, la limite d'âge ne semble pas fixée, c'est le bon vouloir de la Mère supérieure qui maintiendra ou non une fille au couvent, ou choisira de l'envoyer dans une des multiples usines qui fabriquent des munitions.

Je n'ai pas eu à attendre longtemps avant de constater que le groupe des plus jeunes est le plus turbulent. Elles ne doivent pas être assez vieilles pour que le risque soit pris de calmer leur enthousiasme avec de la torture. Les parents des plus jeunes les visitent plus fréquemment, s'ils voyaient des sévices sur leurs enfants ils seraient, peut-être, moins tentés de fermer les yeux. J'écris ceci mais je n'y crois même pas. Tout le monde se moque de ce qui peut se passer ici.

Je me dirige furtivement vers le lieu d'où les gloussements proviennent. J'approche de la porte de leur dortoir avec nonchalance. Je les entends essayer de fermer la porte le plus discrètement possible. Malheureusement, tout est ici est en bois massif et vieux, tout est lourd et grinçant. Je lance un coup de pied assez violent dans la porte. Des cris fusent, je pense que des nez doivent être aplatis et des bleus apparaîtront bientôt sur certains fronts. J'entends un grognement d'ours, c'est la bonne sœur de leur dortoir qui doit être réveillée. Je glisse un œil dans l’entrebâillement de la porte. Mon œil de lynx voit une grosse sœur moustachue attraper au vol une pensionnaire grosse comme une chenille, elle lui arrache au passage son linge de nuit. Elle vocifère des paroles que je ne parviens pas à saisir. Plusieurs filles s'agenouillent et posent leur tête sur le matelas de la sœur ours, comme des condamnés à la décapitation par hache. Elles relèvent leur robe de nuit pour laisser découvrir des fesses rosées qui ne tardent pas à être rossées par les lanières en cuir durci d'un martinet. Elles pleurent toutes, ce sont juste des petites filles.

Mon cœur, qui ne ressent pourtant jamais aucune pitié, aimerait me pousser à franchir la porte, à arracher le martinet de ses mains et à le lui enfoncer au fond de la gorge, défonçant sa pomme d'Adam. Pourtant je ne peux pas être une justicière à visage découvert. J'entends leurs pleurs, je vois leurs larmes couler mais la vengeance devra attendre. Je ne m'attarde pas pour constater plus les dégâts, je viens de faire suffisamment de bruit, je retourne dans mon propre dortoir.

 

Dimanche 31 octobre 1881

C'est le petit déjeuner et une table de pensionnaires est anormalement vide. Tout le monde l'a remarqué. Des murmures bruissent à droite et à gauche. Excédée, une sœur prend la parole. Du calme! Ici, on mange en silence. Je dis plutôt : ici on mange de la bouillie d'avoine tiède, salée, avec une tranche de pain d'épices durcie, en silence. Je chipote, peut-être. Je ne pensais pas que c'était le luxe lorsque, chez mes parents, je tartinais mes minces tranches de pain avec une large épaisseur de beurre doux et frais, les trempant dans du lait chaud sucré au miel.

Taisez-vous! Si vous vous demandez où sont passées vos camarades qui ont désobéi cette nuit, regardez par la fenêtre et vous le saurez! Maintenant, mangez! La tête dans le bol! La première qui parle va les rejoindre! Je mâche la bouillie, encore et encore. Elle ne veut pas passer dans ma gorge. Je me demande ce qui se passe dehors. Je sais que l'automne n'est pas doux ces temps-ci. Tout ceci pour des boulettes de papier mâché, quelle stupidité. Je regarde autour de moi, et docilement les filles regardent leur bol, mangent leur avoine et boivent un verre d'eau glacée.

Catherine, une maigrichonne brunette, lorgne mon bol de bouillie avec avidité. Si elle pouvait en manger, 10, 100, 1000, elle les mangerait jusqu'à ce que son petit estomac explose, et elle continuerait à en manger, même si l'avoine s'écoule dans le reste de ses entrailles. On appelle ça un puits sans fond. Je fais glisser mon bol vers elle. Pas un sourire de remerciement irradie son visage, elle voit juste le bol bien rempli, promettant que de la chaleur réconfortera son corps.

Catherine s'arrête soudainement de manger. Sans un mot elle tourne son regard vers les grandes fenêtres. Elle hume l'air. Une fois. Deux fois. Je pense un instant qu'elle va se lever pour découvrir comment sont punies ses amies mais aussitôt elle replonge dans le bol d'avoine, son seul vrai ami, le seul qui lui apporte de la chaleur réconfortante. Une sœur passe à travers nos rangées avec une assiette remplie de quelques gaufres. Voilà la raison qui a poussé Catherine à lever le nez de son bol. Mais ce n'est pas pour nous. Dans la vie il faut une motivation pour aller plus loin, pour vouloir plus, une assiette de gaufres c'est une récompense comme une autre.

La cloche retentit et signale notre libération. Toutes les filles sortent de la salle à manger en ordre parfait et en silence religieux. Aucune n’a la curiosité de regarder à travers les fenêtres. Aucune ne veut voir le malheur qui pourrait être le leur un jour. Moi je me dirige, seule, en silence, vers la fenêtre. Mathilde, tu ferais mieux d'aller te préparer pour la messe. C'est la Mère supérieure qui s'adresse à moi. Je la regarde et essaie de lire dans ses yeux si c'est un ordre ou une suggestion. Je ne lis rien dans ses yeux et je poursuis mon chemin vers les fenêtres. Des fois je me demande si tu es vraiment guérie. Je poursuis mon chemin sans accorder d'importance à sa menace. Elle ne comprend pas qu'il n'y aura pas de prochaine fois. J'ai vaincu un disciple du diable, ainsi que ses géants acolytes. Je suis prête à dévorer les entrailles bouillantes du Diable en personne.

J'arrive enfin aux fenêtres, avec une boule d'appréhension dans l'estomac. Mais je ne vois rien, je ne vois personne. La Mère supérieure éclate de rire derrière moi. Imbécile, elles ne sont pas là. Elles n'ont jamais été là. Elles sont ailleurs. Je lui envoie un regard surpris. C'est où, ça, « ailleurs »? Elle éclate à nouveau de rire, comme une sorcière maléfique. Crois-moi, tu ne veux pas savoir où c'est, ailleurs...

 

Lundi 1er novembre 1881

Ses derniers mots résonnent continuellement dans ma tête. Tu ne veux pas savoir où c’est, « ailleurs ». Je veux pourtant croire que le cauchemar a pris fin avec la mort du docteur mais la Mère supérieure introduit un doute dans ma certitude. Puis la vieille sorcière que je ne retrouve plus, celle qui n’a été qu’un songe, une simple rêverie, elle ne sera pas là pour m’aiguiller.

J’ai une haine sourde qui me ronge les entrailles, je vais devoir me battre encore, contre un ennemi que je ne connais pas, seule, toute seule. J’ai les épaules larges et l’absence de peur de mourir me font agir implacablement, sans soucis ni remords. Pourtant je doute. Une voix intérieure me parle doucement pour que je ne me fâche pas, pour que j’abandonne toutes les filles qui vivent ici, pour que je fuie vers le paradis, qui se trouve ailleurs. D’où vient cette voix ? Est-ce celle de la maturité ? Celle qui me dicte de juste penser à moi ? Cette petite voix oublie une chose, j’ai en moi une noirceur qui doit assouvir son envie d’en découdre, son désir de se battre et de mettre à mort des ennemis.

Quand j’ai vu le docteur se faire ronger les os par les rats j’étais tout autant dégoûtée que profondément admirative. Une mort mémorable a emporté le docteur, il peut être fier d’elle, là où il est, brûlant pour l’éternité.

Je me perds dans mes réflexions morbides, fixant une poutre fissurée au plafond, lorsque de fines moustaches chatouillent ma joue. Je tourne la tête en sursaut et mes yeux plongent dans ceux du petit chat rouquin, qui miaule à mon encontre, comme me reprochant de ne pas avoir été là pour lui, ou me reprochant ma paresse. Je mets mon index sur ma bouche, pour lui intimer l’ordre de cesser de miauler, sinon il va réveiller la bonne sœur qui est de garde ou une de mes camarades insomniaques. Il semble me comprendre, s’assoit sur son derrière et commence à se lécher les pattes avant. Je me demande qui de lui ou moi est le plus pressé de s’activer. Je me demande comment lui dire de me mener à la vieille sorcière. Il est juste un chat après tout.

Allez le rouquin, lis dans mes pensées, mène-moi à la fée Carabosse ! Il cesse immédiatement de se lécher une patte. Il plonge ses yeux dans les miens, un point d’interrogation flottant dans ses pupilles. Une seconde plus tard il baisse la tête pour gratter une oreille avec sa patte. Il ne lit manifestement pas dans mes pensées. Pauvre moi.

Je décide de partir à l’aventure dans les couloirs du couvent. Le petit rouquin me suit fidèlement, comme un brave animal domestiqué. Il ne semble pas savoir où aller lui non plus. J’espère qu’il ne compte pas sur moi pour lui montrer le chemin inconnu vers sa maison qui m’est partiellement connue. Ah, te voilà, je t’attends depuis plusieurs jours ! La vieille dame m’apostrophe avec un ton moqueur. Le petit rouquin saute de surprise dans mes bras. Il semble plus nerveux que moi. Je vois que mon chat a plus d’affection pour toi que pour moi, et c’est très bien ainsi. Je ne serai pas toujours là pour lui. Je me demande si je dois comprendre dans ses paroles que je viens d’hériter d’un chat dont je n’ai jamais demandé à être la propriétaire. Que voulez-vous dire ? Vous allez mourir bientôt ? Peut-être. Ou pas. Je pense qu’il est temps que je t’explique qui je suis et ce que je fais ici. En espérant que ce que je vais te dire ne te conduise pas à la folie…

 

Mardi 2 novembre 1881

C'est la première fois que je découvre une lueur inquiétante dans les yeux de la vieille sorcière. Si jamais je pouvais encore la considérer comme une entité humaine, c'en est maintenant fini. Mon instinct me dicte que, quelque chose, quelque part, ne réagit pas comme il devrait réagir.

Alors, Mathilde, prête à retrouver Jacinthe ? Prête à retrouver tes amies punies par ta faute ? Elle sourit avec la même malice que la servante torturant mon petit frère affichait lorsqu'elle fût confrontée à ses actes. Je pensais que cette vieille dame essayait de me charmer, qu’elle pouvait être mon amie. Mais maintenant je ne sais plus. Je vais me contenter de croire ce que je vais voir. Je suis prête.

Montrez-les-moi. Je suis fidèlement la vieille sorcière dont le nom m’est inconnu. Le petit rouquin me suit fidèlement mais je devine à sa manière craintive d'avancer qu'il n'a pas une grande envie d'aller où elle nous conduit. Comme supposé, on descend des marches, puis des marches, et encore des marches. C'est vers des caves qu'on est censé se diriger. Elle sort par une porte de côté et cette fois mon sens de l'orientation est perdu. J'aurais dû semer quelques pierres, quelques graines pour retrouver mon point de départ. Tout est trop grand ici, tout est trop nouveau ici.

Elle ouvre une porte en bois rongée par l'humidité, dévorée par de la mousse qui dévoile des reflets jaunes lorsque la lumière de la Lune caresse ses rondeurs. Je ne vois rien d’autre, tout est très sombre, mais la vieille sorcière avance d'un pas assuré, elle connaît ces lieux parfaitement, chaque marche en pierre est anticipée, chaque détour est pris sans hésitation. Alors ma petite, es-tu effrayée maintenant ? Elle émet un petit rire sarcastique. Je n’ai pas peur, non. Je jette un coup d’œil derrière moi pour vérifier si mon félin roux veille sur mes arrières. Non, il n'est plus là. Je me sens bien seule.

Voilà. Nous sommes arrivées ! Elle tend un bras conquérant vers une porte en fer forgé. Je la regarde et je crois voir Christophe Colomb qui est bien heureux de découvrir les Amériques. Pourquoi vouloir savoir ce qui se cache derrière cette porte dont les dessins sont partiellement rouillés mais semblent représenter des armoiries ? Un imbécile saurait qu'il est temps de rebrousser chemin, de prendre ses pattes à son cou et de fuir, loin, sans jamais se retourner. Elle me regarde avec défi. Son sourire me propose faussement de fuir mais il sait très bien que je ne fuis jamais. Je caresse une poche de mon pantalon, juste pour être bien certaine que mon petit couteau est bien là. Je l'aiguise depuis trois nuits. Il pourrait dépecer trois bœufs sans avoir à être aiguisé de nouveau.

Oui Madame, je suis prête. Elle pousse de toutes ses forces la partie droite de la porte, qui s'ouvre plutôt facilement. Une odeur de rat crevé s'enfuit et assaille mes narines. Rien d'anormal si cette partie du couvent est enterrée, inaccessible à de l'air frais. Suis-moi, et surtout, pas un bruit. J'avance silencieusement dans un couloir paré de pierres massives, dont le sol est constitué de gravillons. J'entends des bruits, et à bien y penser ce sont des cris. Non, je ne veux pas croire que ce sont des cris. C'est le vent qui doit siffler par des commissures. Tais-toi et maintenant regarde ! Mes yeux habitués à une noirceur certaine doivent maintenant s'habituer aux flammes des torches qui sont la seule source de lumière. Mon cœur se serre. Je reconnais Jacinthe et son bras en moins, elle pend, nue, attachée par les pieds à une chaîne accrochée au plafond. Tu voulais savoir et maintenant tu sais. Si tu regardes plus loin tu verras tes autres amies. Ici ce n'est pas une retraite pour séminaristes. Si tu penses que la section du couvent réservée aux expérimentations du docteur était de la barbarie, dis-toi qu'ici les filles sont torturées pour le simple plaisir de torturer. Personne ne ressort vivant d'ici. Et quand je dis personne, je le dis pour toi aussi…Un objet s'abat sur ma nuque, puis c'est le néant.

 

Mardi 9 novembre 1881

C’est bien beau ce que tu écris. Bien beau. Elle triture pensivement un paquet de feuilles entre ses mains, des feuilles gribouillées avec ma main gauche tremblotante. Ma main droite, elle, est inutilisable depuis le lendemain de mon emprisonnement. J’ai essayé de me servir de mon couteau pour égorger la vieille dame mais elle si maléfique qu’elle a mystérieusement paré chacun de mes assauts, comme si elle savait où j’allais frapper. Puis lorsque j’ai hésité, ne sachant plus où frapper, elle a abattu implacablement son bâton sur ma joue droite, écrasant au passage mon oreille.

La force qu’elle n’a plus est compensée par un sens de la précision qui a suffi à m’étourdir, une seconde fois. À mon second réveil, j’ai constaté que ma main droite avait été broyée, suffisamment pour que je ne puisse plus m’en servir mais pas suffisamment pour qu’elle ne guérisse pas un jour, je parviens avec douleur à déplier mes phalanges mais je les déplie, c’est essentiel.

Elle a marchandé. Du pain, de l’eau et aucune torture, en échange d’écrits. J’ai lu ce que tu as écrit lorsque le Docteur t’a permis d’écrire et même si tu n’es ni Balzac ni Flaubert, tu es bien meilleure que n’importe laquelle des illettrées qui vivent ici, moi comprise. Un rire démoniaque a éclaté dans ma cellule, glaçant mon sang suffisamment refroidi par l’humidité et les brisures du vent. Écrire, mais écrire quoi, vous voulez que j’écrive quoi ? Ses yeux ont brillé puis elle a fixé un mur de ma cellule comme si elle y voyait la Sainte Vierge.

Vois-tu, l’histoire de ma vie est magnifique mais malheureusement je ne sais pas écrire. Je vais mourir un jour et je veux que ma vie soit un jour enseignée dans les écoles ou qu’elle fasse l’objet d’une pièce de théâtre, les plus grandes comédiennes se battant pour jouer mon rôle. Je mérite d’être admiré, et crainte. J’étais si belle, si belle. Sache que lorsque j’étais jeune, beaucoup plus jeune, des jeunes hommes ou des maris infidèles se suicidaient si je devais repousser leurs avances, se noyant dans les fleuves, se défenestrant ou tailladant leurs veines en formant mes initiales, pour me culpabiliser. J’apprendrai quelques jours plus tard que la mort de ses amants tenait plus de l’assassinat que du suicide.

C’est ainsi ma tâche, depuis de nombreux jours, de transcrire sur des feuillets les moments les plus rocambolesques de sa vie, une suite de non-sens et d’invraisemblances, sans compter les anachronismes douteux. J’écris donc, contre du pain sans mie, de l’eau au goût terreux et la préservation de mon intégrité physique. J’entends juste les hurlements de filles innocentes le jour et leurs pleurs la nuit. La seule chose qui me préserve de la folie est d’écrire ces lignes, pour que l’horreur ne devienne pas la normalité.

Je cache soigneusement ces écrits parallèles. La vieille sorcière sait lire. La seule cachette est un recoin plongé dans le noir puisque j’ai juste une tablette et un crayon dans cette prison, aucun matelas pour dormir, avec pour seul oreiller des carcasses de rats entassées. Ô rats, mes beaux rats, mon ventre s’est habitué à être nourri d’eau et de pain, je n’ai même plus faim aujourd’hui, mais les premiers jours je vous ai vus passer, bien dodus, et si j’avais perdu la raison, ou si j’avais de meilleurs réflexes, j’aurais dévoré votre chair, cru, avec poils et peau.

Le manque de nourriture me rend bien faible, j’ai juste l’énergie pour écrire. Elle est habile la vieille sorcière. Elle a tué en moi toute velléité de fuite. Je vais mourir dans cette geôle, de faim, lorsqu’elle l’aura décidé.

 

Mercredi 10 novembre 1881

Je pense aux beaux rats dodus lorsque j’en vois un traverser les barreaux, il n’est pas juste gros, il est énorme, un festin sur pattes. Un miaulement de reproche frappe alors mes oreilles. Ce n’est pas un rat, c’est le petit rouquin. Ses yeux brillent dans le noir, il est si beau, je regarde dans ses yeux et j’y vois la nuit et ses étoiles. Il pousse avec ses pattes un morceau de jambon fumé vers moi. Je le regarde, incrédule. Un chat ne peut pas être dressé et voilà qu’il m’apporte à manger.

Jamais la viande n’a eu si bon goût, jamais autant de salive a pu faciliter le passage de cette viande salvatrice dans ma gorge. Je sens de l’énergie pomper le sang de mes veines, je sens ma hargne revenir, ma haine, ma noirceur, je me sens redevenir celle que je suis, sans peur, sans faiblesse, prête à lutter jusqu’à ce que la dernière goutte de sang de mon ennemi s’évade de son corps. Le petit rouquin frotte ses moustaches contre mes joues et j’en oublie ma haine aveugle. Il miaule et ronronne contre ma maigre poitrine. Mon sauveur, mon héros. Mais qui es-tu vraiment ? Es-tu un preux chevalier transformé en chaton par cette vieille sorcière ? Mais non c’est impossible, les sorcières n’existent pas. Je vais essayer de lui parler de toi, je veux savoir comment tu peux être si… différent.

Un bruit de sabots qui raclent le gravier effraie le chaton, qui repart aussi vite qu’il est apparu. Ce n’est pas long avant que la sorcière apparaisse. Elle entre dans ma cellule et hume l’air. Elle me regarde avec son air pénétrant, prête à détecter un mensonge, tout en souriant. Ah, mon odorat de vieille dame doit me faire défaut, je croirais sentir une odeur de jambon sec. Ah ma pauvre je sais bien que tu préfères juste manger du pain et tu as bien raison c’est très nourrissant ! Et toi, tu aimerais tellement que je décapite ta tête avec cette tablette que tu m’as donnée pour écrire tes mémoires. Vieille folle. Son visage se ferme subitement, comme si elle lisait dans mes pensées. Je me force alors à sourire et je change de sujet. Dites-moi, le chat qui vous accompagnait, il n’est plus là ?

Non, il n’est pas là. Il est très indépendant. Je te conseille de te méfier de lui. Si tu penses que je suis une sorcière, sache que je suis juste une vieille femme. Ce chat-là, je le connais depuis toujours, depuis que mes parents l’ont surpris en train de voler des œufs dans le poulailler lorsque j’avais trois ans. Mon père avait son couteau proche de l’entailler de la gorge jusqu’à la queue lorsque j’ai pleuré pour qu’on le garde, pour qu’il devienne mon jouet. Sache que depuis ce jour, jamais je l’ai vu grandir, ni vieillir. Un chat aussi vieux, c’est impossible. Toujours il m’a suivi, bien que des années puissent s’écouler entre ses visites. Un jour, ma mère, avant de mourir, m’a raconté que ce chat appartenait à une vieille folle du village, qui aurait maintes fois échappé à être brûlé comme sorcière. Ce chat serait son mari infidèle qu’elle aurait transformé en chat. Moi je n’y crois pas. Je pense juste qu’il doit se reproduire et par je ne sais quel stratagème ses descendants savent toujours où me trouver. J’ai bien essayé de m’en débarrasser mais toujours il réapparaît. Depuis quelques dizaines d’années, impuissante à le tuer, je le laisse errer. Jamais il m’a empêché d’agir comme je l’ai entendu, je le vois juste comme une malédiction, comme l’œil de Dieu qui me juge et note chacun de mes péchés. Peu importe, je préfère le Diable !

Un rire, que le diable n’aurait pas renié, étourdit mes oreilles. Une tristesse profonde m’envahit. Si jamais ce chat ne l’a pas empêchée de commettre ses méfaits, je viens de perdre mon seul espoir de m’en sortir. Pourtant il vient de m’apporter à manger. Non ! Que ceci s’arrête ! Je vais aller dormir, si maintenant j’envisage de remettre mon sort entre les pattes d’un chat, la folie me guette.

 

Samedi 12 novembre 1881

Je n'entends même plus les cris de souffrance des filles, ils sont devenus un bruit auquel je me suis habitué, comme celui des feuilles qui bruissent dans les arbres, comme celui du vent qui fouettait mes oreilles lorsque j’étais libre, là-haut, il y a très longtemps. Comme celui de l'eau qui remplit un gobelet, parfois il me semble être une douce mélodie. Je pense que je ne suis pas devenue une folle déshumanisée, insensible à la souffrance de filles que je ne vois pas. Je pense que j'ai perdu ma hargne, ma haine irraisonnée, je ne veux plus lutter. Je veux être son alliée. Elle est celle qui porte la torche sur le chemin des ténèbres.

La prochaine fois que la sage dame viendra me voir, je vais lui dire la vérité, que je la comprends, que ce qu'elle fait est juste. Ces filles sont inutiles et si de bonnes personnes peuvent continuer à être de bonnes personnes dans leur vie de tous les jours en les torturant, elles, des animaux insignifiants, alors la société s'en portera mieux. Je me demande comment j'ai pu mettre autant de temps à comprendre tout ceci. La faute à ma jeunesse et le manque de maturité de ma conscience. Cette nuit je me suis prise à espérer que tout n'est pas perdu pour moi, qu'elle saura me pardonner. Peut-être pourrait-elle trouver une place pour moi à ses côtés. Je ferai, j’en suis certaine, une très bonne accompagnatrice de ces messieurs qui charcutent la chair, la découpant scientifiquement ou brutalement.

Ensemble nous rendrons le monde meilleur. Oui je vais lui dire tout ceci si je trouve le courage suffisant. Plus je l'écoute, et plus je l'admire, et plus elle m'intimide. Je transcris sa vie et je sais maintenant quelle grande dame elle fut et quelle dame encore plus imposante elle est à présent. Je sens en moi que le récit de sa vie captivera les foules, jalouses ou admiratives, sensibles à une âme dont la pureté est profondément ancrée dans nos racines natales. Mais saura-t-elle me pardonner ?

 

Dimanche 13 novembre 1881

Il a volé un sac en papier contenant des gaufres et le dépose à mes pieds. Comme un fidèle canin, mon rouquin félin m'offre cadeau sur cadeau. Je reprends des forces mais c'est insuffisant. Il faudrait que j'engloutisse quelques sangliers rôtis pour me requinquer, quelques figues confites au miel pour vivifier mon sang.

C'est toutefois mieux que rien. Des gaufres à moitié rassies et dévorées ainsi que du jambon aux reflets violacés me permettent de survivre, de conserver un esprit vif et agile. J'ai aussi son affection pour réconforter mon cœur. Ses ronronnements font vibrer mes mains et provoquent des frissons jusque dans mes épaules. L'intelligence qui brille dans ses yeux me fait comprendre que je suis sur la bonne voie, que le choix que j'ai fait est le bon. J'ai fait ce que je devais faire, en accord avec ma conscience. Maintenant je vais devoir me préparer au pire.

Du bout du museau, le chaton pousse un ciseau. Ses yeux brillent d'excitation. Oui mon rouquin, c'est pour bientôt. Très bientôt.

 

Jeudi 17 novembre 1881

 

Jacinthe enfonce la seule main qu'il lui reste dans le crâne déjà bien défoncé de la vieille sorcière. Je la regarde, assise sur mon lit de prison, fatiguée, lasse, au bout de mon énergie. Des morceaux de cerveau à la couleur rosée éclatent ou giclent un peu partout. J'aimerais lui dire qu'elle est morte, que son acharnement est inutile mais je comprends que c'est vital pour elle de pouvoir punir son bourreau, que la vieille sorcière paie pour tous les autres bourreaux qui sont en train de souper bien tranquillement, chez eux, là-bas, dans les villages et villes voisines.

Sa haine est si importante qu'elle brûlerait les villages alentour sans état d'âme, brûlant leurs femmes aveugles, leurs enfants innocents et pourtant complices des bourreaux. Tous. Toutes. Eux surtout. Que les flammes travaillent lentement leur peau, leur chair, pour qu’ils aient envie de goûter à leur propre viande de cochon grillé. La petite vieille tient entre ses mains mon dernier feuillet de journal intime. Celui que j'ai pris soin de mal cacher, au sein de sa biographie.

Mon plan était misérablement conçu et pourtant il s’est déroulé comme il a été conçu. Je ris nerveusement et Jacinthe cesse de s'acharner sur la carcasse de la sorcière. Elle voudrait parler mais sans langue ce n'est pas facile. Elle était le jouet des bourreaux qui n'aiment pas entendre crier donc la langue lui fut coupée. D'autres bourreaux aiment entendre les cris de leurs victimes, leur langue est ainsi préservée. Je joue avec la paire de ciseaux comme je jouerais avec un crayon, machinalement, le triturant entre mes doigts sans intention précise. Ce matin elle est venue, ce matin je l'ai vaincue.

Mathilde, j'ai une bonne nouvelle pour toi. Par hasard, en relisant ma biographie, et j'en profite pour te féliciter, plus je la lis plus je me rends compte que je suis une personne formidable, je suis tombée sur une feuille de ton journal intime. Quand je pense que cet idiot de docteur n'a pas su te guérir et moi, en quelques jours, j'ai réussi à te faire reprendre le droit chemin, je me sens si fière. Il faudra d'ailleurs, Mathilde, consacrer un chapitre de mon livre à mon rôle de guide spirituel. J'aimerais que les générations futures puissent être inspirées par ma manière de penser. Je veux rire, éclater de rire mais ce n'est pas de circonstance.

Le loup va poser sa patte dans le piège du trappeur. Aucun bruit ne doit le distraire, il doit se sentir en confiance, ne plus être aux aguets. Je vais te donner une chance, Mathilde, une seule et unique chance, tu n'en auras pas deux, fais bien attention ! Ne t'inquiète pas, je sais que j'ai une seule chance, je me sens si faible, je ne gâcherai pas ma seule chance. Ne vous inquiétez pas, vous serez fière de votre élève ! Elle tourne le dos, c'est maintenant, ou jamais. Je lève les ciseaux, hauts dans les airs, puis je les abats au creux de sa nuque, ils s'enfoncent comme un couteau dans du beurre mou. Le corps de la vieille sorcière se fige, puis elle tombe, sans un bruit, sans un cri. À un moment j'ai imaginé qu'elle était vraiment une sorcière ou un démon et qu'elle partirait en fumée, laissant juste à ses pieds un tas de vêtements.

Mais non. Le sang coule de sa tête bien humaine. C'était trop facile. Je m'attendais à une lutte difficile. Pourtant je suis épuisée et si le félin rouquin ne m'avait pas nourrie, je n'aurais jamais eu la force d'enfoncer les ciseaux dans sa chair. Dieu doit exister, ou le Diable souhaite déjà torturer pour l’éternité son âme vile.

Plusieurs longues minutes ont passé après sa mort. J'ai vu la porte de ma cellule ouverte et j'ai eu peur de sortir, peur d'avoir à affronter d'autres bourreaux. Mais le petit rouquin a miaulé, me montrant la voie. J'ai parcouru des couloirs déserts. J'ai libéré des filles qui n'ont pas non plus eu le courage ou la force de sortir de leurs cellules. Seule Jacinthe m'a reconnue. Je lui ai pris la main jusqu'à ma cellule, pour lui présenter un cadeau. Elle, elle n'a pas eu besoin de ciseaux. Je regarde entre mes mains les dizaines de feuilles que j’ai écrites ces derniers jours. Toute sa vie. J’approche une torche proche de ce condensé d’affabulations. Mon bras tremble. Je rechigne à brûler ce tas de feuilles. Si je le brûle, tout sera oublié, pour toujours. Je ne veux pas oublier l’histoire de cette femme devenue sorcière. Le devrais-je ? Ah, mais que fais-tu ?! Le rouquin vient de planter ses griffes dans mon bras qui tient la torche. Les flammes jaillissent. Une fumée noire et nauséabonde s’enfuit du tas de mensonges en voie d’être calciné. Je le regarde avec un air de reproche. Je n’aime pas que qui que ce soit décide à ma place. Personne.

 

Lundi 21 novembre 1881

Jacinthe se tient devant la fenêtre, avec un air triste, se demandant si un jour quelqu'un se préoccupera d'elle, si un jour quelqu'un se souciera de sa disparition. Non, la réponse est un simple « non ». Je n'ai pas osé la regarder dans les yeux en la lui donnant. Je suis très mauvaise pour réconforter. Je n'aime pas mentir non plus. Dans cette vie nous devons nous battre et nous débrouiller seules, sans se reposer sur quiconque. J'agis et je prends des risques. Je me trompe parfois, je tombe mais je me relève, le couteau entre les dents, prête à me battre, jusqu'à mon dernier souffle, jusqu'à ma dernière goutte de sang. La vie est pour les gens qui se battent. Les autres gémissent et attendent. Ils regardent à travers la fenêtre. Il ne pleut pourtant pas tous les jours ?

Elle regarde à travers la fenêtre des policiers emmener la Mère supérieure en prison, elle seule, et personne d'autre. Un journaliste a posé sa main sur son épaule et ne l'a pas consolée non plus. La Mère supérieure est la bouc émissaire. Il ne faut pas plus d'un coupable, les autres c'est du monde meilleur que nous. C'est elle, elle seule, et c'est suffisant. Le journal s'est très bien vendu en ville pendant quelques jours, les rats des villes étant très heureux de constater que les rats des champs sont des sauvages, des barbares et, des abrutis. J'ai dévoré des yeux les articles de Michel, le journaliste.

J'ai lu sa version romancée de notre aventure, comme un divertissement, sucré et amer. Je suis devenue Élisabeth dans son compte-rendu, une fière amazone rousse. J'ai gagné quelques centimètres de hauteur, une poitrine généreuse et débordante, trois années de vie, des bras musculeux qui tordent le cou fripé des dames âgées en un tournemain. J'ai lu son récit et je voyais mon personnage promis aux plus grandes scènes des théâtres les plus majestueux du monde. Élisabeth, quelle grande dame ! Une Jeanne d'Arc !

Voici un extrait de l'article qui concerne notre mésaventure, intitulé « Un carnage organisé par des religieuses » : (…) Ce couvent est situé dans une des régions les plus inhospitalières de notre pays, où les arbres sont rongés par des insectes gros comme des yeux de bœuf et où la pluie glaciale tombe chaque jour de l'année. Seuls vivent là-bas, depuis des générations, des hommes et des femmes ayant purgé des peines d'enfermement, ou ayant vécu de la prostitution. Ce n'est pas un hasard si aujourd'hui on découvre qu'ils ont commis des horreurs. Peut-être serait-il opportun de s'interroger sur l'envoi permanent de soldats pour veiller à ce que les atrocités que je vais vous décrire ne se reproduisent plus? Construit 100 ans plus tôt par des prisonniers soldats dont on ne savait que faire, morts par dizaines lors de son érection, certaines pensionnaires nous ont confié voir par temps de pleine lune les ombres de militaires squelettiques parcourir les murs de la caserne devenue couvent. Pauvres enfants dans ce climat apocalyptique qui influence négativement le bon sens et le jugement que nous possédons. J'en ai croisé des dizaines et pour la plupart, un regard vide d'émotion remplit leur visage. Elles déambulent dans les couloirs, sans but, entortillant leurs longs cheveux, pour celles dont la tête n'a pas été rasée, entre leur index et leur majeur. Élisabeth, une des rares pensionnaires qui peut tenir une conversation de plus de deux phrases, me racontait que les religieuses rasent les cheveux des filles ne sachant pas se coiffer ou étant suspectées d'héberger des poux sur leur crâne. Parfois, c'est une punition, les longs cheveux étant ici considérés, dans cette région reculée, comme un signe de vanité insupportable.

Ces pensionnaires occupent le couvent depuis une dizaine d'années, nos valeureux militaires ayant été envoyés dans des casernes proches des frontières, là où le sang de nos ennemis noircit dans des fosses. Le maire du principal village qui encercle ce couvent m'a raconté que son ouverture a permis d'améliorer le sort de jeunes filles dont les parents ne pouvaient, voulaient, plus s'occuper, à la grandeur de notre pays. À noter que les maires reçoivent une aide de notre gouvernement pour accueillir ces filles. Les parents doivent aussi verser une somme régulièrement pour ne plus voir leur fille issue d'unions incestueuses, consanguines ou tout simplement parce qu’elles sont inaptes aux travaux agricoles.

Les policiers du village principal n'ont de police que le nom, puisque c'est une milice locale composée de quelques ivrognes inaptes à travailler dans les champs mais aptes à pointer un fusil et appuyer sur une gâchette. S'ils n'étaient pas si peureux et ivrognes, ils auraient rejoint les rangs de notre vaillante armée. Mieux vaut qu'ils soient ici, à tuer par maladresse un de ces habitants plutôt qu'un compagnon militaire. Je les ai croisés et sachez que votre sort est meilleur si dans notre ville vous y croisez le pire criminel, il semblera vouloir vous offrir des fleurs ou une boîte de chocolats fins plutôt que de vous égorger. Inquiétant, je vous le dis !

Apprenant que je suis journaliste, j'ai un moment pensé qu'ils me jetteraient en pâture aux cochons aux dents acérées qui sont produits chez eux. J'ai d'ailleurs recensé si peu de cimetières que je vous déconseille de déguster du cochon venant de cette région, à moins que le cannibalisme vous siée.

Élisabeth est une héroïne, celle qui a vaincu en quelques semaines ces personnes qui ont commis des atrocités. C'est une jeune fille de 18 ans, semblant bâtie dans un chêne centenaire, dont les longs cheveux bouclés et roux brillent comme du cuivre poli lorsque les rayons du soleil les traversent. Ses robustes bras pourraient broyer un de ces policiers ivrognes en une seule étreinte. Cette force herculéenne lui a été indispensable pour abattre le médecin et ses deux acolytes, qui torturaient et enfournaient de jeunes filles sous prétexte de vouloir les guérir de maux qui n’existent que dans la tête de ces gens peu cultivés. Pensez-vous que l'horreur s'arrêterait à ces corps de jeunes filles noyées, aux membres amputés ? Non. Oh, non. Dans le caveau du couvent, là où l'ancienne caserne militaire hébergeait ses prisonniers, une religieuse d'une trentaine d'années, aux cheveux blonds scintillants, aux yeux bleus transperçant, accueillait des hommes de la région, des ennemis étrangers aussi, pour leur permettre d'assouvir leur soif de sang. Ici j'ai vu de jeunes filles décapitées, pendues à des crochets de boucher, les globes oculaires vidés, maquillées de longues traces de couteau sur les bras ou les jambes et à vrai dire, toute partie du corps que par pudeur je ne veux pas citer. Voilà. Et devinez qui a été attrapé par la police ? La religieuse qui dirige le couvent. Uniquement elle. C'est ainsi que la justice est rendue dans ce coin de pays abandonné à des barbares. »

 

Lundi 21 novembre 1881

Michel pousse vers moi un bol de chocolat chaud tandis que je regarde comme une petite fille émerveillée les murs fortifiés de la grande ville. Je suis bien assise sur une chaise métallique aux reflets verdâtres, accoudée sur une table d'un bistrot de notre capitale. Tu ne réalises pas, Mathilde, que grâce à toi je vais gagner un prix pour mon article ! Il me parle mais je ne l'écoute pas vraiment, j'aspire avec une paille un savoureux lait chaud au chocolat, sucré au miel, un luxe que j'ai déjà vécu mais je ne sais plus quand. Nous sommes des héros ! Je le fixe un instant avec surprise puis je retourne mon regard vers les distinguées femmes de la ville, habillées avec chic. J'essaie de chasser de mon esprit cette idée malsaine de vouloir être comme elles, de pouvoir vivre sans avoir d'autres soucis que de me demander quelle robe, quel chapeau je vais porter aujourd'hui.

Moi je dois survivre, jour après jour, avec la lame de mon couteau. Je tourne mon regard vers Michel, le héros journaliste. J'essaie de lui sourire. Il m'a gentiment invitée dans sa ville pour quelques jours qui seront trop courts. Certes, il souhaite m'exhiber auprès de tous ses collègues et autres personnes importantes. Je suis l'objet de sa gloire. Il relit pour la énième fois, à haute voix, son article consacré au couvent. Il trouve toujours des choses à corriger. Pas assez lyrique ici, trop d'éléments factuels là, ce qui nuit à la tension dramatique. Mathilde, un article, c'est un coup de poing. Le lecteur ne veut pas lire un roman. Tu ne peux pas écrire un paragraphe sans le surprendre. J'acquiesce poliment mais mon cerveau se fiche de ses théories journalistiques, de la gloire ou d'être exposé comme une curiosité. Moi, je veux juste m'enfuir.

Je te vois regarder partout, comme une petite fille émerveillée. Tu aimerais ça vivre ici ? Je sursaute. Pour la première fois depuis la mort de mon petit frère je sens de l'espoir m'envahir. À ton âge on peut te placer comme servante dans une maison de bonne famille, qu'en dis-tu ? Je n'en crois pas mes oreilles. Mes parents ne me laisseront pas l'espoir d'une vie meilleure, ils préféreront me voir mourir dans ce maudit couvent. En plus, une vie de servante ne me semble pas exaltante. Je rêve plutôt de partir au-delà de l'océan atlantique, chasser l'or en compagnie du petit rouquin. Je me vois bien dans ces rivières sauvages avec mon tamis, faisant tressauter des pépites.

Pourtant, mes parents ? Jamais ils ne me laisseront partir ? Michel sourit, comme s'il avait attendu avec trop de patience que je pose cette question qu'il attendait. Tes parents je m'en suis occupé. Effectivement ils avaient prévu de t'envoyer en prison pour le meurtre de ton frère après ton passage au couvent mais il a suffi que je leur dise que je publierai leurs noms dans mon journal pour que subitement ils oublient qu'ils ont eu une fille. La réputation, mon enfant. Tu peux maintenant faire ce que tu veux. Tu parais d'ailleurs plus vieille que ton âge, personne ne te posera de questions. Je ne connais pas tes projets mais je te suggère d'accepter ma proposition. Des projets ont besoin d'être financés et travailler est un bon moyen de s'émanciper. J'aimerais lui sourire, le remercier, mais quelque chose en moi de paranoïaque se demande pourquoi il fait tout ça, pour moi. De plus si tu restes ici j'aimerais pouvoir écrire un roman inspiré de ta vie et si tu restes ici ma tâche sera facilitée. Il engloutit avec un sourire de contentement la dernière gorgée de sa bière blanche, rêvant sans doute d'un prix national pour son futur roman dont la première ligne n'a pas été écrite.

Je commence quand, Michel ? Il donne à la serveuse quelques pièces qui trébuchent sur la table puis se lève. Il pointe silencieusement une maison en face de nous, cossue, aux pierres délavées. C'est ici que notre aventure commence.

 

Mercredi 23 novembre 1881

Je me sens toute petite face à tous ces gens trop chics, trop beaux. Je suis une guerrière, je ne suis pas faite pour me retrouver face à des hommes qui se battent avec des mots, avec des phrases. Michel prend un plaisir certain à se poser en grand chasseur, exhibant avec fierté sa proie, soit, moi. Je sens sa déception lorsqu’il se rend compte que je ne fais pas d’effort pour sourire. Je trouve toutes ces simagrées bien inutiles. Je veux juste partir d’ici, je veux juste trouver la sainte paix.

Mathilde, fais un effort. On s’approche de ceux dont je t’ai parlé, ils vont pouvoir t’accueillir comme servante. Michel me tire par la main et me plante devant un homme qui me dépasse de deux têtes. Il est aussi grand qu’il est large. Il ressemble à un bœuf. Mathilde, voici Robert, il tient une ferme remarquable à quelques kilomètres d’ici. Depuis le Moyen-âge, sa famille à elle seule fait vivre près de la moitié de notre capitale. Robert est effectivement un paysan. Je vois du coin de l’œil les notables de la ville rigoler dans leur barbe en l’entendant parler, ils ne sont pas du même monde. Ma foi c’est une belle poulette que tu me présentes là, mon Michel. Par contre elle me semble maigrichonne pour exécuter les travaux requis à la ferme… mais c’est une belle poulette. Je frissonne. Il semble caresser ses moustaches avec délectation en me qualifiant de poulette. Je vais le dissuader de me prendre dans sa ferme. Robert, je suis frêle mais je sais manier le couteau suffisamment bien pour dépecer un gros porc en quelques minutes. Il va comprendre le message subliminal. Michel perd son sourire et regarde avec inquiétude le mastoc Robert.

Robert plante ses gros yeux noirs comme du jais dans mes yeux clairs réputés pour noyer les regards sombres. Il éclate de rire. Ah ah ! Merveilleux ! Une poulette qui manie le couteau. Formidable ! Viens chez moi, des couteaux j’en ai des gros. Ça te prendra des secondes à éviscérer des porcs, pas des minutes. Avec mes employés on a même un concours tous les mois qui récompense celui qui égorge et dépèce le plus de cochons de lait en une heure. Tu vas aimer ça. Tu es même obligée de porter des bottes tellement y’a du sang partout.

Les notables de la ville font une mine livide. Robert jouit de son effet. Robert ne les aide pourtant pas à mieux apprécier les paysans. Michel ne sait plus où regarder, où se cacher. Moi je l’aime bien ce Robert. C’est un défi qu’il me propose. De plus, personne ne se souciera plus de moi si je m’enfuis de cette ferme. Imperceptiblement, ma main droite caresse une poche de mon pantalon, juste pour sentir que le désiré couteau s’y trouve bien, prêt à dépecer les porcs trop entreprenants. On part quand Robert? Robert sourit. C’est un sourire qui effraierait n’importe quelle ingénue. Une fille que je ne suis pas.

 

Jeudi 24 novembre 1881

Je m'étire comme un chat dans des draps en soie. Je m'étire tellement que mes os craquent. Cette chambre sise dans l'hôtel particulier familial de Michel est comme dans les livres contant les aventures des bourgeois. Tout ici est soie, satin et broderies. Ce n'est pas pour moi tout ce luxe mais je me sens comme une princesse, enveloppée dans des draps doux et au parfum de lavande. Je la choisirais bien comme chambre funéraire.

Allez, ouste, vous devez filer, ils vous attendent en bas !  La servante de Michel me presse de quitter la chambre. J'aurais donc vécu au moins une nuit dans le luxe. L'épouse de Michel et sa servante semblent soulagées que je m'en aille. L'une, parce qu'elle voit une rivale en une jeune blonde nubile, l'autre, parce qu'elle voit une rivale admirée par Michel pour son courage et son sang-froid. J'aurais donc ainsi l'esprit et le corps de la femme idéale, que de flatteries à mon égard.

Robert le paysan me tire de mes songes avec sa voix forte et grave. Allez la petite, embarque dans la charrette, on a un long chemin à faire ! Je regarde la charrette qui n'est pas un carrosse. Je regarde les chevaux qui ne sont pas des pur-sang. Je regarde Robert qui n'est pas le prince de France. Je me sens bourgeoise devant cette scène. Il tapote la planche de bois à côté de lui, c'est là que je pose mon séant, pour un long voyage de peu de kilomètres. Les murs de la ville deviennent de plus en plus petits, je m’en vais vers l'absence de civilisation, là où tout est permis, là où les secrets sont les plus inavouables. Là où on se moque de garder ces secrets. Alors, la petite, dis-moi qui t'es ! Je rends service à ton ami sans savoir qui t'es ! Tu imagines ! Tu vas m'égorger dans mon lit, ah ?! Il éclate de rire, des postillons contenant des morceaux d'un précédent repas volent un peu partout et surtout sur mon pantalon fraîchement lavé par la servante. Il parle de manière décontractée, il pourrait dire qu'il a mis à feu et à sang tout un village tout en gardant le sourire.

Il est imposant mais aucune rudesse pointe dans ses mots. Il semble jouer au gros ours mal léché qui dévore les petits poucets mais je sens qu'il leur aurait donné à manger avant de les dévorer. Quelque chose en moi aime qu'il m'appelle « la petite ». J'aime être sous-estimée. J'aime regarder la peur qui grandit dans les yeux de mon ennemi qui comprend que je suis plus dangereuse que j'en ai l'air. Robert, je peux t'appeler Bob ?

Il me regarde avec un air faussement fâché. Appelle-moi Robert. Si ma femme t'entend m'appeler avec affection, je te conseille de sceller ta bouche pour qu’elle ne vienne pas t'arracher la langue lorsque tu dors, ah ! Rassurant. Je sais maintenant de qui je dois me méfier. Les minutes passent et je raconte mon histoire à Robert. Pas la vraie. Celle d'une fille banale et poltrone qui a eu un coup de chance en terrassant des êtres abjects. Me mens pas, la Petite. Les gens de la ville me prennent pour un idiot mais je fais vivre tout un tas de monde dans cette région depuis des années, faut en avoir dans le crâne pour réussir. Tu es aussi fourbe que moi, j'aime ça ! Ah ! Je corrige. Me méfier aussi de Robert.

 

Vendredi 25 novembre 1881

Elle retient mon bras sans émettre un seul son. Elle pose son index sur sa bouche puis pointe au fond du couloir une porte qui ne ressemble pas aux autres. Je la distingue à peine à la lueur des bougies qui se fatiguent de brûler. En fronçant les yeux elle semble vouloir se révéler à moi, peinte en noir et recouverte ici et là de moulures en bois d'un rouge sombre.

Catherine rapproche sa bouche de mon oreille et je sens la chaleur de son haleine l'envahir. Un haut-le-cœur me saisit. Tu ne dois pas entrer là, jamais, si Père te voit, il va te battre. Catherine baisse le haut de sa robe suffisamment pour me montrer des cicatrices qui semblent représenter une forme de dessin que je n'identifie pas, pourtant il représente une sorte de figure géométrique.

Robert t'a fouettée ? Elle rigole et se trémousse comme la petite fille de sept ans qu'elle est. Mais non idiote, je parle du curé, jamais papa toucherait à ses enfants. Il laisse notre bon Père assurer notre éducation. Si je suis chanceuse je vais pouvoir devenir une servante de notre bon Dieu, il prendra soin de moi et moi de lui. Je lève les yeux au plafond faute de pouvoir lever les yeux au ciel. Son Dieu la protégera donc des coups du curé uniquement si elle entre dans les ordres. C'est une bonne motivation qu'ils ont trouvée pour gonfler les rangs de leurs fidèles.

Catherine m'a déjà oubliée et me tourne le dos. Elle sautille en s'en allant. Il lui manque son panier en osier et une tenue rouge pour ressembler au petit chaperon rouge se dirigeant vers sa grand-mère. Catherine est la petite dernière de la famille, la seule fille. À peine arrivée à la ferme, j'ai vu ses deux yeux noirs dépasser de l'immense table de la cuisine, m'analysant des orteils aux mèches de cheveux. Quelques secondes plus tard elle rôdait autour de moi, pour finalement glisser sa main dans la mienne.

Toute la soirée, elle a joué avec ses doigts dans mes cheveux blonds. Des blondes, elle n'en a jamais vu. Tu sais, jamais j'ai vu d'aussi beaux cheveux. J'aimerais moi aussi avoir des cheveux faits avec de l'or. Mes frères disent que les miens sont faits avec la rouille des tuyaux rouillés. Elle a fini par s'endormir dans mes bras, une main encore accrochée à mes cheveux. Je t'aime bien Mathilde, tu es ma plus belle poupée. Ses yeux se sont alors fermés. Elle ne cherche pas une grande sœur mais une poupée.

 

Samedi 26 novembre 1881

Je retire avec rage sa main de mes cheveux, je lui empoigne la gorge et la soulève de mon lit pour l'écraser contre les lattes de bois du plancher, mon genou droit lui écrasant l'estomac.

Hé ! Elle gémit et je regarde autour de moi, ma vision est embrouillée et je dois la rendre claire. C'est moi, Cathy, tu me fais mal ! Elle peut à peine parler, je serre sa gorge si fort que son visage rougit imperceptiblement. Ma raison revient, elle comprend que c'est bien Catherine qui est immobilisée et non un des monstres semblables à des rats aussi gros que des poneys, qui hantent mes nuits depuis quelques semaines.

Je relâche mon emprise et la regarde avec un air fâché. Tu es folle ? Jamais tu dois me toucher si je dors. Mon instinct n'a confiance en personne et si on me touche il pense que c'est pour m'agresser alors il m'ordonne de me défendre aveuglément. Je vois qu'elle a envie de pleurer, elle est juste une petite fille de sept ans. Tu es tellement belle quand tu dors, je voulais te caresser les cheveux pour que de beaux rêves de prince enchantent ta nuit. Je soupire et elle sanglote. Une poupée qui n'est pas docile n'est pas un jouet amusant. Un jouet qui peut étrangler est un jouet dangereux. Elle se relève, frotte sa gorge meurtrie, puis sans un mot quitte ma chambre. Je ne prononce pas un mot pour la retenir. Je ne suis pas douée pour donner de l'affection. Je suis une guerrière, je suis dangereuse.

Je reste de longues minutes, assise sur mon lit, l'esprit vide. Les brins de paille du matelas traversent le drap usé qui les enferme. Je jette un coup d'œil à l'horloge qui m'indique que je ne parviendrai pas à me rendormir. Je m'habille pour aller chercher quelque chose à manger dans la cuisine. Je ferme avec douceur la porte de ma chambre. Je ne veux réveiller personne. Le plancher de bois craque à chacun de mes pas. Il est certain qu'une personne ayant un sommeil léger remarquera que ce n'est pas un fantôme qui circule dans l'aile principale de la maison.

Tout en m'approchant de la cuisine j'aperçois des mouvements d'ombre sous la porte à moitié ouverte. Je me cale au plus proche du bord et penche la tête à droite, pour déceler une activité humaine ou surnaturelle. C'est une femme aux pieds nus, vêtue d'une sorte de drap qui sert de vêtement de nuit. Elle est très agitée, nerveuse. Je la vois piocher des feuilles ou des pétales de fleur dans divers petits sacs. Elle les plonge dans le ragoût de pattes de cochon qui ronronne sur le feu depuis la veille. Si j'étais paranoïaque je la verrais comme une sorcière concoctant un sortilège.

Soudain elle arrête de tourner la spatule en cuivre dans la marmite, elle se tourne vers la porte à demi ouverte. Je ne bouge pas. Je sais que trop peu de lumière est présente pour qu'elle aperçoive ma tête. Je me contente de fermer les yeux. Qui que tu sois, j'ai vu tes yeux briller. Montre-toi ! Son ton effraierait une petite fille mais je ne suis plus une petite fille. Je peux choisir de détaler, ou l'affronter. Ai-je peur de quiconque, moi l'héroïne grecque de Michel ? Je l'affronte à la lueur des bougies de la cuisine. Mon Dieu, tu es donc bien laide ma fille en pleine nuit ! Que fais-tu à cette heure de la nuit à espionner les gens ? C'est la première fois que quelqu'un me dit que je suis laide. Si j'étais superficielle je serais vexée.

Je suis laide pour effrayer les rôdeurs de la nuit. J'espionne personne, j'ai juste faim. Elle sourit de manière non amicale et caresse la marmite. Ah ma belle jeune fille, tu arrives trop tôt pour que tu puisses te délecter de ces délicieuses pattes de cochon et de leur sauce dont j'ai le secret. Ah ! Et vous, vous êtes qui ? Elle éclate de rire. Je devine la méchanceté dans son ton de voix. Moi, ma belle cocotte, je suis celle qui se cache derrière la porte noire qu'il ne faut pas ouvrir. Un rire démoniaque s'échappe de sa gorge. Je touche machinalement ma poche de pantalon, mon couteau est bien là, fidèle compagnon.

 

Dimanche 27 novembre 1881

Amélie, la femme de Robert, concocte sur un bout de comptoir le petit déjeuner de toute la famille. Je la regarde s'affairer, mi-éveillée, mon menton s'écrasant dans la paume de ma main, dont le bras écrase mon coude sur la splendide table en bois qui pourrait accueillir vingt convives. Elle tranche la cuisse du cochon avec une belle dextérité, ciselant des tranches aussi fines que de la dentelle, les déposant trois par trois sur de grossières tranches de pain de campagne. La tartine de Robert doit en compter le double.

Oui Mathilde, j'en mange tant que ça, pas la peine de me regarder avec cet air de bœuf, ah ! Robert éclate de rire tout en essayant de retirer avec ses gros doigts des morceaux de jambon sec coincés entre deux dents. Il récure dans tous les sens ses dents, puis mastique une nouvelle bouchée, qui elle aussi laisse des filaments de viande, et le voilà écartant la lèvre supérieure pour dénicher le morceau qui ne veut pas se diriger vers son estomac. Tout un spectacle.

Je regarde ma belle tranche de pain de campagne, recouverte d'une épaisse couche de beurre au goût de noisette, où de la confiture de fraises coule entre les irrégularités du beurre. Je ne me souviens pas avoir aussi bien mangé depuis... toujours. Amélie se moque de moi gentiment. Je me demande si tu manges pas plus que Robert ! Bientôt tu vas être aussi grosse que lui ! C'est vrai que depuis quelques jours, je mange comme une ogresse. Depuis que j'ai quitté le couvent je me sens moins soupçonneuse, moins en mode survie. Je pense que je pourrais vivre ici une vie normale si... j'essaie de ne pas voir ce que je pourrais voir ni entendre ce que je pourrais entendre.

Une partie de moi veut la paix, elle veut que je me mêle de mes affaires, que je me contente d'être une bonne ouvrière agricole nourrie et logée. Une autre partie de moi provoque une rage de justice par la vengeance, elle veut faire mal, très mal. Je ne pense pas qu'elle cherche vraiment la justice, c'est un prétexte pour blesser impunément, sans un remords. J'essaie de concilier ces deux entités mais au fond de moi je sais que ce sont des événements qui rendront dominant l'une ou l'autre. Je regarde tout le monde attablé, père, mère, frères, sœurs, commis, et pourtant je pense juste à elle, celle qui est cachée derrière la porte noire. Celle que j'ai vue et dont personne ne doit parler. La curiosité me tenaille et me ronge. Sachant que je n'ai aucune peur d'une éventuelle conséquence.

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