Le journal d’Aela – 300 jours

https://umademusa.net

Premier jour [le 1er novembre 2000]

La pluie ne veut pas cesser de tomber.  Pourtant je ne suis pas triste, mais peut-être le destin est-il du côté de mes parents, à vouloir que je craigne cette année dans ce pensionnat religieux. Qui eût cru que de tels pensionnats existent encore ! Les francophones non français apparemment, puisqu’eux seuls peuvent m’accueillir. L’ouverture de l’Europe disent-ils. Quelques minutes plus tôt le train franchit à toute allure la frontière française… à vrai dire, je ne sais même pas à quel moment il l’a transpercée. Pas un douanier, pas une barrière, que des champs noyés par l’eau, à perte de vue. Mais je regarde à peine à travers la vitre, préférant à ces tristes paysages qui feront mon quotidien la chaleur et la douceur des pages d’un livre écrit par un français du Moyen-Âge, écartelé pour l’avoir écrit.

Je touche ce livre comme je toucherai un linge souillé par la poudre d’un métal précieux. Il a enduré une mort affreuse pour l’avoir écrit, et moi pour le lire je ne subirai rien. La société les a oubliés, lui et son livre, et quelques francs jetés sur un comptoir, sous le regard indifférent du libraire, suffisent à acheter son souvenir et son sort.  Le conducteur du train vient de l’annoncer, c’est le terminus. Un jeune homme du coin m’aide à poser sur le quai ma trop grosse valise. Je ne lui ai même pas souri, trop surprise par son acte. En France, personne n’a idée d’aider quelqu’un à porter ses bagages. Lors de mon départ, un homme dans la force de l’âge attend au bas de la porte d’un wagon, afin de monter, regardant les passagers en descendre. Une vieille dame ne parvient pas à passer la porte, grossie qu’elle est par ses deux valises. Le monsieur la regarde incrédule, semblant lui reprocher sa lenteur.

Ses yeux s’illuminent instantanément, il doit rêver qu’elle s’envole dans les airs, emportée par ses deux valises. Mon imagination torturée préfère ne pas penser au sort de cette maladroite vieille dame, dont la chute doit être douloureuse. Par contre, elle m’oblige à imaginer cet homme découpé par les roues d’un train. La psy elle-même fut impuissante à m’expliquer ces moments de ma vie où je ne suis pas dans la réalité, ces moments où je regarde intensément quelqu’un, l’imaginant vivre d’autres choses, pas forcément horribles. Enfin de leur point de vue peut-être. En quelques secondes, je l’ai vu écrasé onze fois sous mes yeux, les yeux éteints, ensanglantés, des bouts de son corps éparpillés de part et d’autre de la voie ferrée. Et tout s’enchaîne, les vautours inconnus ici dévorent pourtant sa chair. Stop. Je dois monter dans le train, et aussi insensiblement j’oublie même jusqu’à l’existence de cet homme, m’enfonçant dans d’autres scénarios, avec d’autres héros.

Elle m’observe du quai, le nom du pensionnat écrit en lettres rouges sur fond blanc. Elle est là pour nous. Comment ignorer une religieuse sur un quai ? Impossible, alors je m’avance vers elle, fixant ses joues rosies par le froid.


 

Deuxième jour [le 2 novembre 2000]

« Pauvre Aela ! » La petite voix qui résonne souvent dans ma tête prend pitié de moi depuis hier soir. Elle écoute sans doute depuis le début de la nuit les pleurs d’autres pensionnaires, arrivées hier aussi.

Sur le quai, l’une d’entre elles a refusé de suivre la religieuse, s’asseyant sur un banc, regardant fixement devant elle, snobant d’une moue boudeuse les douces tentatives de la nonne afin de la raisonner. Douces... jusqu’aux trois gifles qui claquèrent sur ses joues. Trois, juste trois. Elles ont terrifié, à elles trois, notre petit groupe d’adolescentes. Je ressens déjà si violemment en moi une toute petite et unique gifle, me sentant dévorée par une haine indicible envers le gifleur, chanceux qu’il est que mes pensées ne soient pas des poignards.

Mais trois gifles, à quel point faut-il aimer en donner pour en lancer trois d’un coup, sans sommation ? Gaëlle s’effondre sur le banc, en larmes. La nonne conserve son air indifférent et l’arrache à son refuge, empoignant sa main comme un avare empoigne son portefeuille. Les autres filles ne regardent pas Gaëlle, comme si le simple fait de la regarder les rendait complices de son crime. Bravo, les tyrans sont vraiment doués pour obtenir les effets qu’ils veulent, assez rapidement. Je ne la regarde pas non plus, préférant fixer d’un air vide la religieuse, qui ne tarde pas au détour d’un regard à s’adresser à moi. « C’est toujours comme ça avec vous les filles, vous ne savez pas accepter la réalité, vous préférez pleurnicher sur un banc à attendre de vous réveiller, alors que vous êtes é-v-e-i-l-l-é-e-s ». « Et les gifles, ça réveille, c’est ça ? » Son regard noir m’a suffi comme réponse. Aucun son. J’ai parlé sans émotion. Souvent je joue ainsi la comédie, m’attachant à ce que mon visage n’exprime rien, que mes traits restent lisses, comme lorsque je dors.

L’interlocuteur prend alors souvent mes remarques perfides comme de la naïveté, je sens qu’il me déteste mais ses doutes font que je suis rangée de facto dans la catégorie des filles pas vraiment finaudes, dont on n’a pas à se méfier. Quels naïfs. Aujourd’hui je vais essayer de parler avec Gaëlle. Au moins maintenant elle a une raison d’être contre ce système, peut-être serons-nous alliées contre eux.


 

Troisième jour [le 3 novembre 2000]

Depuis ce matin usée. Maintenant allongée sur un lit étroit. La tête écrasant le traversin au drap trop rêche. Ah ! Regardez-la, la fière Aela, regardez-moi sans tourner de l’œil. Regardez celle qui d’un regard vide parvient à glacer un pauvre interlocuteur. Puis celle encore qui se recroqueville dans sa tête à la moindre parole, de qui que ce soit, guettant d’un œil inquiet une menace.

« Je suis forte, je suis forte, rien ne peut m’atteindre ».

Je me barricade devant eux, devant tous leurs regards, toutes leurs paroles. Ils sont capables de tout et dans ma tête je ne sais pas tout sauf que je suis prête à me protéger je me protège d’eux oh oui ah non je n’ai pas une panoplie de parades aux attaques oh non je reste sans vie devant eux ils me regardent cherchant à déceler la faille la réaction sans rien trouver d’autre qu’une Aela mi-morte semblant perdue dans le monde imaginaire de la fille si conne qu’a même pas vu l’insulte ou le coup bas peu importe tout dans ma tête est solide je ne lâche rien ils attaquent me testent m’éprouvent allez-y je suis en sécurité derrière mes yeux vides et vos regards troublés renforcent mon vide... tout est bloqué dans ma tête, je suis à l’affût.

Je mords rarement. Un regard vide suffit, « ah la pauvre fille autiste ». Ce soir j’ai pas envie de me barricader, j’ai le goût de me retirer loin de tout être humain. Plus être là pour entendre leurs jérémiades, ça va pas pour eux c’est sûr. Ils n’ont pas le temps faut comprendre. Puis le jour suivant ça va mieux, ils sont absents. Puis présents encore. Ils ne se lassent pas d’agripper le premier qui passe, pleurer sur leurs épaules est si bon, ça soulage voyez-vous. Regardez, sont plus là. M’sieur z'ont disparu. Alors je les éclipse au fil des jours. Sont plus là. Puis seule enfin, je ne peux que me décevoir, mais je vis avec moi, je vivrai avec cette déception. Eux s’écouteront pleurer qu’ils restent seuls cessez de parler. Tracy Chapman et moi pleurons toutes les deux cette nuit. Elle chante, je ferme les yeux.

Cinquième jour [le 5 novembre 2000]

Déjà dimanche non ? Et ce journal avance aussi peu que moi. Prisonnière les fins de semaine, aussi. Ce n’est plus une institution, juste une société gérant des stages de « cohésion » entre des salariés se haïssant, snobant, complotant contre d’autres tous aussi peu importants qu’eux.

Selon le directeur de l’établissement, oh pardon, selon Monsieur le Directeur, souder ses jeunes filles, c’est réussir à les souder à la communauté humaine, faut pas rire, même moi je n’ai pas ri lorsqu’il a planté ses deux gros yeux globuleux tout en bas vers moi.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’émettre un début de refus de courir ce dimanche matin, avec elles. Quel mal me prit. Le monsieur dirigeant déversa alors ses paroles de cohésion près de mes oreilles, et aujourd’hui j’ai compris pourquoi une oreille ressemble à une sorte d’escargot, c’est pour permettre aux mots désagréables de circuler le long de ces lits de rivière, histoire de dire que j’ai entendu, puis ils s’écoulent plus loin, jamais n’entrant dans mon cerveau, mais l’illusion demeure. Il parle, parle, encore, je regarde son gros nez, l’imaginant grandi d’un capuchon rouge, et il parle, parle, parle encore. Son nez me lasse, je bâille. Il continue à parler. J’aime les gens qui s’écoutent, au moins ils nous infligent rarement un second discours.

Il ne m’a pas convaincue, mais il est monsieur. J’ai couru avec elles, serpentant sur un chemin boueux, longeant une forêt aux sapins collés les uns contre les autres, sans doute effrayés par ce banc de jeunes filles aux shorts de satin blanc, moulant toutes sortes de fessiers, certains peu harmonieux.

Ah si seulement je pouvais voir le mien, seules mes mains se glissent sous ma culotte, ne reconnaissant qu’un peu de douceur et une vague forme arrondie. Grâce au toucher, tout est plus beau. Fermez les yeux. Comme moi. Vous voilà le visage dans une flaque de boue, fallait pas penser en courant, autant pour moi. Un masque de boue séchée, à faire pâlir une esthéticienne. Des brindilles d’herbes, des cailloux rugueux, une odeur plate, ah oui, elles mettent de l’argile, pas de la boue. L’argile, ça sonne mieux. Rien ne sert de courir vite.

Neuvième jour [le 9 novembre 2000]

Ces « sœurs » sont assez distantes, je ne suis pas parvenu à leur arracher le moindre sourire ni même une remarque qui révèlerait un tant soit peu de sensibilité. Elles restent de marbre, le visage lisse, leurs paroles étant efficaces, jamais un mot inutile, ni même une hésitation. Des robots dans un sens. Chaque matin, vers 7 h 30, l’une d’elles déclenche une sonnerie à la mélodie très électronique, c’est le signal pour que chacune de nous sorte de sa chambre, toutes habillées, avec à la main notre sacoche. Une autre traverse alors dans le couloir, jetant son œil d’hibou dans chaque chambre, puis la fermant à clé si elle n’a rien à reprocher à son occupante.

Si le lit n’est pas fait, ou si des vêtements ou papiers traînent, l’occupante des lieux reçoit un regard sombre comme premier avertissement. Je préfère pour l’instant passer sous silence le sort de la récidiviste. Pour tout dire, j’attends d’être récidiviste.

Ce matin elle est passée près de moi sans rien remarquer, comme quoi être récidiviste ne suffit pas, encore faut-il être pris. Pourtant je reste curieuse de ce qui se passera. Je rêve d’une convocation devant le directeur, Monsieur le directeur — dieu que je suis étourdie — dont le bureau reste inaccessible, coincé dans l’aile Est du château. Tout semble fait pour nous maintenir ensemble, le plus de temps possible en une journée. Rien n’est facilité pour s’isoler, même quelques instants. Même aux toilettes notre soixantaine de demoiselles attendent sagement leur tour, les unes derrière les autres. Pas en silence, n’exagérons pas !

Dixième jour [le 10 novembre 2000]

Elle est une jeune femme de 27 ans, à ce qu’il me semble. Tout en elle la distingue de nos autres professeurs. Peut-être puis-je la désigner comme une « civile », au sens où elle est le seul professeur qui n’est pas vêtue de la longue robe noire et de la cornette blanche. Elle enseigne l’allemand. Au déjeuner, sans un bruit, elle s’assoit discrètement en bout de table, celle réservée à nos enseignantes, présidée par le directeur. À cette table les chuchotements sont permis, alors que dans notre camp seuls les bruits de mastication ou de fourchettes et couteaux cognant les assiettes sont autorisés. Jamais elle ne chuchote vers les religieuses, jamais les religieuses ne chuchotent vers elle. Plus seule encore que moi, parmi les élèves et leurs enseignantes.

Je ne peux m’empêcher de me sentir attirée vers elle. Non pas sexuellement, car si même les organes physiques des hommes me donnent la nausée ou au mieux un sourire intérieur à la seule pensée de leur bidule pendouillant, je ne me sens pas désirer une union physique avec certaines femmes, enfin pas encore. Pourtant je la trouve belle, malgré ses cheveux bruns mal coupés qui ne doivent pas être si doux au toucher, ressemblant à une motte de cheveux épaisse posée là à la hâte. Ses attitudes aussi n’inspirent pas la douceur, beaucoup lui trouvent un air de femme mariée depuis trop longtemps, chez lesquelles le coin des lèvres semble remonter vers la gauche ou la droite, signant la déformation causée par un rictus forcé.

Elle semble toujours fatiguée, sans doute est-ce cette fatigue, cette tranquille fatigue qui la rend attirante. Puis ses origines espagnoles ou italiennes offrent une assurance maternelle, réconfortante, ses formes généreuses aussi, ô combien il doit être doux de poser sa tête contre ses seins nus ou son ventre lui aussi mis à nu, malgré toute la rudesse de caractère ressentie en elle. Malgré les rumeurs je refuse de l’imaginer glaciale. Seule contre toutes, ou plutôt mon intuition contre leur avis, peut-être ont-elles raison.

Treizième jour [le 13 novembre 2000]

Ce matin je me suis réveillée avec le bout du nez gelé. En novembre... au nord de l’Europe... classique. Je me réfugie donc toute la nuit sous un drap rugueux et deux couvertures fines mais chaleureuses, puisque le maître de maison ne daigne pas mettre en route ce que j’ose à peine appeler une chaudière, sans doute aussi vieille que cette École, disons trois siècles.

Puis les araignées logent là-bas depuis des mois, envahissant tous les conduits, toutes les tuyauteries, il serait cruel d’expulser en plein hiver ces occupantes. Le Directeur a un cœur, pardon veuillez l’en excuser. Oh oui je sais, les chaudières n’existaient pas 300 ans plus tôt. Non non je fais pas ma maligne. Mais j’ai froid zut ! Dès 21 h je ne peux même pas tourner dans ma chambre comme un rat dans sa cage, trop froid pour mes petits petons glacés par le carrelage, ah quelle idée de mettre du carrelage ! Même si un sol dallé est très agréable à l’œil. Beau mais froid. Faut choisir.

Lui il loge à l’extérieur. Alors le froid nous endurcira. Pour l’instant mes moufles protègent mes doigts trop fins et fragiles, une écharpe étrangle mon cou et un valeureux bonnet de marin me rend sourde. La seule chose que j’espère, et je prie à cet effet tous les soirs, c’est que ce lit ne me serve pas de cercueil. Mon orgueil supporterait mal de me voir mourir étouffée par mon propre souffle, sous un drap à vocation mortuaire. Ce n’est même pas le froid qui me torture tant, mais plutôt mon réveil au petit matin, où je suis obligée de sortir de ce lit devenu douillet. Trop froid dehors.

Quinzième jour [le 15 novembre 2000]

Près de trois semaines et honnêtement je suis perplexe. Certes, j’ai dévoré des livres et des films où dans les pensionnats tout est possible, des fugues sous les draps d’une autre pensionnaire jusqu’aux actes tyranniques du directeur. Pourtant, au sein de mon pensionnat, je ressens tout comme si je suis l’actrice d’un de ces films, comme si la fiction n’est jamais de la fiction, mais juste la réalité.

Le film ne dure pas non plus deux heures mais un an. Peut-être ai-je trop été la fille autiste, aux pensées gothiques, se réfugiant derrière ses pensées noires, ses vêtements aussi sombres, ne fréquentant les autres que du bout des lèvres et des gestes. Depuis un mois je me sens plongée dans un univers, ou pire, il me happe, au sens où je ne parviens à me détacher, à m’enfuir, je me sens même devenir différente.

Détestant ces autres filles, je me prends à rêver d’une liaison avec une professeur, c’est pathétique. Aucun homme, si ce n’est aux cuisines, et de voir ces autres pucelles les regarder comme des minettes admiratives me donne la nausée. Peut-être rêvent-elles d’être prises sauvagement sur les gazinières, entre les gamelles en cuivre noirci et les passoires et rouleaux de pâtisserie. Pathétiques elles aussi.

Emprisonnées dans ce lieu, tous les repères se limitent aux frontières de ces murs et à la présence de ces humains. Tomber amoureuse suite à un coup de foudre devient ici une utopie, à la rigueur aimer ces personnes déjà vues, toujours les mêmes, discuter avec elles, toujours les mêmes, sentir des doigts caresser notre peau, toujours ces doigts appartenant à ces personnes toujours là. Plus de nouveauté, juste un monde clos. Certes, avant je vivais comme une recluse, mais dans un monde où tout est possible, à tout moment. Ici je suis recluse, dans un monde où tout est prévu, réglementé, où jamais un visage inconnu ne viendra troubler mon regard. Je n’aime que les prisons que je choisis en fin de compte. Je me sens dépitée.

Dix-septième jour [le 17 novembre 2000]

Les « Pimbêches », les « Geignardes » et les « Godiches ». Un mois, c’est suffisant pour construire un clan. Alors voilà, contrairement aux pôles sud et nord, les jeunes filles s’agglutinent entre elles selon leur personnalité.

Évidemment, je n’ai cité que trois clans, vus à mon niveau. J’appartiens au quatrième clan, dont je ne connais pas le nom étant donné que ce sont généralement nos détractrices qui choisissent un sobriquet assez ridicule et humiliant vis-à-vis des autres. Mon dieu. Quelques âmes ô combien grincheuses verront tout ceci d’un œil hautain, méprisant ces jeunes filles immatures, caricatures de pauvres filles qui ne trouvent de plaisir qu’à se crêper le chignon. Pourtant j’accepte ceci avec une certaine résignation et je n’y vois pas plus d’immaturité que chez des pseudos adultes.

Il est assez facile de voir l’immaturité transpirer des attitudes d’autres personnes, tout en étant aveugle sur sa propre sagesse. Oh oui j’ai entendu des « vieux » qui me disaient que j’étais immature juste parce que je ne partageais pas leur point de vue. « Oh Aela tu penses ça parce que tu es trop jeune, tu verras plus tard ! ». C’est ça plus tard je serai raciste parce qu’un étranger est plus doué que moi, je vilipenderai les terrifiants hommes politiques alors que j’entrave que dalle aux mécanismes politico-économico-blabla et les impôts ah la la ils plombent mon livret d’épargne alors que zut quoi faut que je paye un peu pour ma santé un peu pour l’école un peu pour qu’un gentil policier poursuive les méchants criminels, ça c’est les impôts meuh bon c’est pas important je suis immature alors qu’être sage c’est se plaindre de payer pour tout ce dont je me sers et qui est utile. La maturité, c’est si complexe.

Ça y est, je suis énervée. Non il ne m’en faut pas tant, j’avoue, encore, quelle manie d’avouer je vous jure, oh, je jure, quelle manie aussi. A demain mon petit journal. Mais non j’ai pas froissé tes feuilles. Tu vas pas t’y mettre toi aussi ! Je suis folle. Une immature jeune fille zinzin. Une zinzin fille jeune peu mûre.

Vingtième jour [le 20 novembre 2000]

Effectivement, aux premiers jours, chacune de nous semble égarée. Il est amusant, peut être inquiétant, d’observer le regard des autres, qui parfois accroche mon propre regard. Je me sens forcément mal dans mes bottes, coupable de sentir leur timidité, coupable de ne pas les approcher. Chacune près de son morceau de mur, son territoire, qu’elles rechignent à quitter lorsque « Tue-mouche » — adéquat surnom donné à la religieuse en chef — les appelle, les unes après les autres, afin de leur donner les premiers renseignements sur le pensionnat.

Toutefois, dès les premiers jours, les clans semblent se former selon la proximité de chambres, voire selon les étages. Je discute avec les quelques filles qui m’encerclent, et elles de même, ainsi de suite. Loin des paroles, loin du cœur. La seule vraie opposition vient de notre absence complète de connaissance de celles vivant au premier étage, devenant ainsi des ennemies.

C’est pathétique je le reconnais, j’essaye de ne pas me fondre dans ce second étage où on se doit de détester celles du premier, qui elles aussi nous détestent pour tous les martèlements de pas, les grincements des meubles déplacés, les rendant apparemment folles. Sans doute n’était-il pas particulièrement judicieux de former les classes à partir des numéros de chambre. Là encore, fatalement, mêmes lieux de vie, mêmes salles d’enseignement, mêmes horaires, et même si je désirais m’exclure de mon propre groupe, je n’aurais même pas le courage d’aller vers les autres. À la fin d’une journée je suis trop épuisée. Puis je suis une autiste, je n’ai pas envie d’aller vers l’autre. Puis je le ressens, plus le temps passe, plus une défiance s’installe, et ce qui était possible au début devient insurmontable aujourd’hui. Les clans sont là. Les querelles peuvent débuter.

Vingt-troisième jour [le 23 novembre 2000]

Racoleur... peut-être. Ce soir, les tenancières des chambres situées à l’autre bout du couloir, surnommées peu affectueusement « les Pimbêches », ont tenté de justifier leur réputation. Lassées des moqueries concernant leurs vêtements — typiques des marques à la mode — et de leurs manies de filles écervelées, ces trois jeunes filles ont vers 21 h sillonné notre couloir... entièrement nues.

Ce sont des chuchotements consternés qui ont attiré mon attention. J’ouvre la porte de ma chambre avec méfiance, osant à peine jeter un coup d’œil dans le couloir. Nues. Pas le moindre voile ni petite culotte, ni autre bout de tissu, rien. Toutes nues. Toutes trois avancent lentement, l’une en avance d’un pas sur les deux autres, celle au physique le plus avantageux. Je n’éprouve ni désir ni dégoût.

Je les regarde avancer, je ne vois que de la chair, entourant des os squelettiques. Trop de nudité, aucune place au rêve qui excite l’imagination, aux formes devinées sous des vêtements amples. Seuls les yeux sont supposés être excités par ces mamelons tendus, ces courbes harmonieuses.

La seule chose que je ressens, c’est le froid, oser se promener à travers cet air glacé avec dans leurs yeux toute leur effronterie de pimbêche, le regard fier, droit devant elles, un vague sourire de supériorité sur les lèvres, c’est fort quand même. Sur leur passage toutes s’écartent, comme si elles étaient des déesses, trop dangereuses à toucher ou à frôler. Ou alors la peur de la contamination, qu’en les regardant on devienne comme elles, aussi... aussi... froides.


 

Vingt-septième jour [le 27 novembre 2000]

Victoire ! Ce matin j’ai été récompensée de mes efforts. Dès levée du lit, hop la première couverture en boule avec la seconde, le drap pendouille joliment d’un côté, l’oreiller trône au centre du lit, un peu de biais quand même, perfectionnisme oblige. Je prends même soin de ne plus approcher de ce lit, au cas où par maladresse je déferais cette œuvre anarchique.

Allez, pour la bonne cause, une chaussette sur le radiateur — de toute façon pour ce qu’il chauffe ! — ma chemise de nuit sur le bureau en acajou, recouvrant tout un tas de livres soporifiques. Hum. Je retire cette chemise de nuit du bureau aussi vite que je l’ai jetée, je crains trop que la religieuse pense que j’ai ainsi voulu cacher ce désordre, ce qui serait un comble ! Alors, qu’ai-je oublié ?... des traces de dentifrice sur le lavabo, très bien, pourvu qu’elles durcissent avant son arrivée, ce sera encore mieux. Des cheveux en pelote sur ma brosse, excellent.

Encore 3 minutes à attendre. Non, là tout me semble parfait. Un désordre parfait, suffisant pour soupçonner que je ne l’ai pas trop fait exprès. Pas trop. « Tue-mouche » apparaît sur le seuil de la porte. Là j’avoue piteusement que je me sens moins maligne, d’autant plus que ses yeux rapetissent à la vue de tout ce désordre.

Je parviens quand même à lancer naïvement un « Quoi, y’a quelque chose qui va pas ? ». Apparemment oui. Elle ne dit pas mot, mais de son bras droit, m’indique l’aile Est du pensionnat. Ma victoire est en poche, affrontons maintenant monsieur le directeur. Jusqu’à présent je ne l’ai pas trouvé impressionnant, rien d’un dictateur, c’est donc l’occasion d’en connaître un peu plus sur sa personnalité.

Oh j’adore ce cliché, lorsque j’entre dans son bureau il regarde à travers une des fenêtres, je ne vois que son dos volumineux, recouvert par un costume aussi gris que son teint. L’air empeste la cigarette bon marché. Quitte à devenir aphone à 30 ans ou à se prendre d’amitié pour un cancer des poumons à 50 ans, les fumeurs pourraient se consacrer aux délicieuses variétés odorisées de tabac à pipe. Mais ils sont trop pingres, après tout ils méritent leur cancer du pauvre. Et ces pauvres vers de terre qui rongeront leurs os et leur chair, dégoûtés à jamais des corps humains. Flûte ! Il est 23 h, c’est l’extinction des feux, je poursuivrai ce récit le prochain jour !

Trentième jour [le 30 novembre 2000]

J’écris ces quelques lignes d’une magnifique pièce, située sous le toit du pensionnat. Elle est supposée être une chambre de prison. Je souris doucement.

Suite à mon rendez-vous — si on peut dire — chez le directeur, il a été décidé que la petite Aela resterait 3 heures le soir dans cette pièce, à composer des dissertations de philosophie. Oui oui c’est une punition. Heureusement Céline, une voisine de chambre, un petit bout de chou blondinet et timide, adore la philosophie et elle m’aide à les rédiger, ou disons plutôt qu’elle les rédige à ma place.

En échange ? Hé oui, tout se paie, alors je lui ai promis de ne pas révéler qu’elle cachait au bon moment, dans son placard, un cochon d’inde certes charmant et doux, mais interdit dans cette école. Je précise que je déteste le chantage et que Céline est charmante, toutefois c’est un cas de force majeure, il faut bien survivre, et une dissertation de philosophie par jour... pour une irrationaliste comme moi... on en meurt.

Ce directeur est un peu bizarre. Lorsque je suis entré dans son bureau, certes il me tournait le dos, mais lorsqu’il s’est retourné vers moi, je suis sûre et certaine d’avoir lu un instant un sourire exalté sur ses lèvres. Non, pas un sourire sadique ! Il semble signifier sa joie d’avoir à être responsable, de se sentir père si on veut, et d’une voix assez doucereuse il m’explique que ranger sa chambre c’est aussi ranger son esprit, un lieu bien rangé implique des pensées stables, orthodoxes, sereines, patati patata.

Il est si mignon avec son ton paternaliste, comme si son envie de stabilité et de rigueur devait me conquérir. Il me semble plutôt que ce sont EUX qui refusent qu’on remette en cause leur stabilité, que tout désordre les gêne. Il trouble leurs manies si rassurantes, leur ordre si établi. Ils sont en sécurité je les comprends. Les yeux tristes, il m’annonce qu’il faut me punir, pour l’exemple vous comprenez mademoiselle Capitolina si les autres demoiselles savaient que rien n’est fait vous comprenez il faut punir c’est ainsi mais sachez que je ne suis point un ogre c’est juste qu’il faut le faire et que je dois le faire.

Alors il l’a fait. « Tue-mouche », la religieuse en chef à l’odeur si repoussante, m’a alors pris vigoureusement le bras, me montrant cette chambre isolée, « parfaite pour étudier voyez-vous ». Parfaite pour me sentir enfin seule au monde et goûter à la joie de la solitude. Finis les piaillements, chuchotements, hurlements, plaintes, rires fougueux et nerveux, juste la sérénité du silence, trois petites heures par jour...

Trente et unième jour [le 1er décembre 2000]

Premiers samedi et dimanche de libres.

Hors de question de revoir mes indignes parents, j’ai accepté l’invitation de Céline, dont les parents habitent dans une petite maison de la campagne luxembourgeoise. Dans le train, une vieille femme m’a troublée.

Souvent je regarde les autres êtres humains comme des personnes qui « ont toujours été ainsi. » Selon mes perceptions, une vieille femme a toujours été vieille, ma grand-mère n’a jamais pu être jeune, ni séduire, ni courir avec vivacité, ni se mettre en colère. Cette femme dans le train, empâtée, aux joues tombantes et fripées, aux lunettes qui recouvrent jusqu’à ses joues, je ne peux l’imaginer avoir envoûté des regards masculins. Je ne vois sa vieillesse que comme une déchéance, ou alors un parcours vers une grande humilité, insensible dorénavant aux jeux de séduction qui dominent tous les rapports humains, jusqu’à la vieillesse, jusqu’au moment où sans travail, sans amour, le charme ne sert plus à rien.

On est juste vieux, tranquille, apaisé. Pas vraiment mort, mais détaché de ces futilités liées aux apparences. J’ai eu envie à cet instant d’être vieille, au seuil de ma mort, pour avoir enfin tant de recul sur ce qu’est la Vie, ce qu’on doit en faire, ou ne pas en faire, connaître tout ce qui m’incite aujourd’hui à accomplir tel acte plutôt qu’un autre, boudant dans mon coin, haïssant untel, désirant le corps d’un autre. Je me sens si vierge de savoir. J’espère qu’une fois vieille je saurai tout. Pour l’heure je ne me fais aucune illusion, tentant aussi bien que mal de me dégager de cette toile d’araignée que constitue la vie en société, qui absorbe toute mon énergie vitale avec ses araignées de seconde main.

Trente-troisième jour [le 3 décembre 2000]

Essoufflée, et comment ! La gare est située à 3 kilomètres du portail du pensionnat. Certes, le directeur prévoit un bus vers 21 h afin de ramener au bercail les quelques oies qui s’enfuient tous les week-ends. Mais ce soir, le froid est trop pesant. Attendre sur un quai de gare, les jambes recroquevillées sur son torse, puis espérer ainsi obtenir un peu de chaleur, jamais suffisante, non merci.

L’alternative c’est dégourdir nos jambes d’athlètes anorexiques en marchant avec nos sacs à dos de randonneurs du dimanche, à travers les quelques champs qui séparent la gare de l’école. Mais il fait nuit. La nuit m’inquiète toujours un peu. Je ne me souviens pas, lorsque j’étais plus petite, avoir demandé à mes parents de laisser une lumière allumée dans ma chambre. Je refusais d’avoir peur dans le noir, et s’il y avait eu une lumière ne servant à rien d’autre qu’à me rassurer, ç’aurait été une victoire pour la nuit.

Oh c’est sûr, j’étais inquiète quand même, mais dans le noir. Plutôt inquiète et forte dans le noir que paisible et faible en plein jour. Joli titre de roman, tiens. Pire, ce n’est pas tant le noir qui occupait mes pensées, c’est plutôt ce qui se passait sous mon lit. Dès que mes doigts touchaient l’interrupteur, mes pensées et mon regard se fixaient sous ce lit mystérieux, là où il fait noir, là où je ne vois rien de ce qui se passe au ras du sol, là où j’imagine vivre une sorte de caïman trop timide pour montrer le bout de son museau en plein jour, mais la nuit, par contre... j’entends les souffles de sa respiration, l’imaginant plus vif que mes jambes, les agrippant, Enfin les dévorant, en trois temps, trois mouvements.

Mourir n’est même pas une inquiétude, je me sens juste pleurer d’impuissance en sentant ses dents s’enfoncer dans ma chair, déchirer mes muscles, déboîter mes os. Je pleure en regardant le ciel, qui me laisse dévorée par un autre être vivant. Je n’hurle même pas de terreur, je me sens juste pleurer comme cette autre petite fille qui pleure doucement, sans bruit, habituée à pleurer une fois de plus, résignée.

Et ce lit, toujours trop éloigné de l’interrupteur. Alors d’un coup je le claque, et dans le même instant, un pas, deux pas, puis je me jette dans le lit, sentant des frissons parcourir mes pieds, remontant jusqu’aux genoux, soulagés sans doute d’être entiers. Aujourd’hui à 16 ans, je ne frissonne plus aveuglément. Le caïman est devenu réel, avec pour apparence celle d’un homme, âgé ou jeune, qui viole, tue, torture, à tout moment il peut surgir, pas uniquement de sous un lit. Lui est réel, le caïman de mon cauchemar me dévorait pour se nourrir, l’homme, lui, me blessera parce que le crime l’excite.

Trente-sixième jour [le 6 décembre 2000]

Samedi dernier, alors que je m’assoupissais en subissant les récits de jeunesse du grand-père de Céline, une de ses tantes assise à mes côtés, un peu « cinglée » selon le reste de la famille, me racontait une partie de sa vie, en tant que femme de chambre dans une sorte d’hôtel fréquenté par des personnes régulières, louant des chambres pendant 3 mois parfois.

Elle parle avec une tendresse surprenante de ces inconnus, qui deviennent proches au gré des jours. Trente chambres, trente inconnus jamais croisés dans les couloirs, s’affairant ailleurs en ville pendant qu’elle, chaque matin, en une vingtaine de minutes chrono, époussette avec vivacité les bureaux et étagères parfois encombrés de papiers, parfois désespérément vides, même de poussière. D’autres chambres où toute affaire est enfouie dans les tiroirs ou placards, rien ne devant dépasser, tout étant pourtant chiffonné.

Aucune histoire extraordinaire en dix ans de métier, juste des personnalités entr’aperçues grâce à l’ordre ou le désordre régnant dans la chambre et la salle de bains. La jeune femme aux mille et un produits de beauté s’empilant jusque sur la cuvette des toilettes, quelques cotons-tiges flottant chaque matin dans leur eau, ses biscuits Chamonix dont les miettes collent encore leur emballage en aluminium. Ce jeune homme, qui chaque matin bourre ses tiroirs de linge, de revues, de cassettes, comme si ainsi il n’était pas évident que le matin même, juste avant qu’il parte, tout était en vrac, sur le sol, sur le lit, sur les étagères, et sa serviette de toilette séchant sur le radiateur, où quelques taches de sang minuscules montraient son rasage matinal périlleux et douloureux.

Je l’écoutais avec ravissement, parlant de simples faits, rien d’haletant, d’excitant ni de racoleur, juste sa vie passée à deviner des personnalités, à aimer ou détester ces ombres. Lorsque je lui ai demandé si elle allait jusqu’à farfouiller dans leurs affaires pour mieux les connaître, elle me jeta un clin d’œil complice, ajoutant... « secret professionnel ma petite... ».

Trente-huitième jour [le 8 décembre 2000]

C’est ma dernière soirée dans ce cachot douillet. La sanction du directeur prend malheureusement fin. À peine une semaine, et j’en viens à vouloir l’implorer de me laisser ici.

« La punition n’était pas assez sévère je vous jure ! ». Non, bien sûr, ne pas dire ça. Chercher à être encore punie ? Même punition, même lieu. Non, pas possible. Même dépouillée, cette chambre de soubrette me ravit. Les grincements des ressorts rouillés du lit me bercent lorsque je regarde à travers la lucarne. Non, aucune chouette hulule. Par contre des chauves-souris apparaissent de temps à autre, montrant leur mine renfrognée et gluante. Les toiles d’araignées ne me gênent pas non plus, elles sont assez amicales, emprisonnant et dévorant des insectes rampants qui eux me terrorisent.

Je les imagine venant la nuit, gravissant mes couvertures pour se jeter dans ma bouche et dévorer tous mes organes. Oh je sais, ça prête à sourire, pourtant jamais je n’ouvre la bouche en dormant, depuis des années c’est devenu un réflexe. Le réflexe du pauvre, étant donné que par les narines ou encore les oreilles ils peuvent s’infiltrer. Enfin oublions. La porte de cette chambrette ne semble jamais fermée, à ma connaissance. Peut-être pour que je ne me sente pas en prison. Quoi qu’il en soit, les prochains jours, je projette de revenir ici, quitte à utiliser la méthode d’un de mes oncles afin d’ouvrir une porte ancienne récalcitrante, malencontreusement verrouillée. Je me sens un air d’Arsène Lupin tout d’un coup !

Quarante et unième jour [le 11 décembre 2000]

Chaque jour en fin d’après-midi, comme un rituel, une religieuse est chargée de distribuer les lettres adressées aux pensionnaires. Endormie paisiblement sur son bureau, celle-ci est brusquement réveillée par une horde de jeunes filles qui ne vivent que pour ce moment-là, car elles savent que des personnes pensent à elles, peu importe le cas échéant que ce soit un prospectus des 3 suisses ou d’Yves Rocher. Ah, Yves!

Recevoir du courrier c’est exister aux yeux des autres. J’existe peu. D’ailleurs à l’heure du courrier je fuis dans ma chambre. Si j’ai reçu une lettre, je verrai mon nom écrit à la craie sur une tablette en pierre, le lendemain, autant ne pas être pressée.

Ce matin la surprise n’est pas agréable, une vieille amie m’a écrit. Que dire d’elle, ou plutôt, que dire de nous deux... au moment où j’ai eu besoin de ses mots, lorsque j’ai été obligée de quitter la France pour ce pays étranger, pour ce pensionnat aux allures martiales, la seule chose qu’elle m’ait envoyée c’est son silence. Naïvement j’ai imaginé que même physiquement éloignées elle resterait présente. Mon caractère me semble atroce, j’ai déchiré sa lettre, après l’avoir lue tout de même. Elle est occupée dit-elle, elle est occupée... si occupée... un jour il faudra m’expliquer comment dire à une personne amie que le temps n’est plus suffisant pour se préoccuper d’elle.

Oh oui tu es mon amie mais j’ai pas le temps ! Pensez donc, des journées de 24 heures, une semaine de 7 jours, un mois de 30 jours, comment trouver le temps d’écrire, c’est impossible c’est sûr. Ces gens-là sont-ils naïfs au point d’espérer que leur manque de temps ne signifie pas un « désolé ma grande, j’en ai rien à foutre de toi, tu ne m’es plus utile, t’es trop loin, puis de toute façon tout passe, même les amitiés, c’est ça la vie, mes envies ont changé »...

Blabla pauvre enfant pourquoi te fatiguer vire cette connasse qui te veut quand elle en a besoin oh oui vas-y exploite-moi sois là maintenant je sais que tu comprendras que je suis occupée pardonne mon silence je suis occupée mais là c’est une chance faut savoir chuis moins occupée ô hasard j’ai besoin de toi je me sens seule je vais pas trop bien je suis préoccupée aide-moi sois-là pardon. C’est ça.

Sans le moindre état d’âme sa lettre repose au fond de ma corbeille. Je ne suis même pas triste, car je pense aussi que c’est ainsi, que chacun utilise les autres si ça lui plaît. Je n’échappe même pas à cette règle, pourtant j’ai toujours essayé de sauver les relations, même occupée, même lassée de la personnalité de l’autre.

Car si tout passe... ma lassitude passe, elle aussi. Et contrairement à feu mon « amie », plutôt respecter la personne que je quitte, ne pas me réfugier derrière un je suis occupée. La seule chose qu’elle ait gagnée c’est que plus jamais elle n’aura de réponse. Dans sa lettre, prévoyante, elle me demande de lui répondre si je n’ai plus envie de lui écrire, pour « qu’elle sache » que c’est fini. Elle, elle, elle, toujours elle, qu’elle sache, elle, le silence pour moi, les mots pour elle. Ces mots elle peut toujours les attendre. J’ai compris que la grande force ce n’est pas avoir le dernier mot, mais laisser l’autre en situation d’attente. Alors elle attendra, je suis occupée ailleurs.

Quarante-deuxième jour [le 12 décembre 2000]

Quelques jours plus tôt, en me promenant à travers le labyrinthe du jardin, j’ai failli écraser un oiseau déjà mort, recroquevillé parmi les graviers. Cet oiseau mort, personne ne l’a retiré. Peut-être suis-je la seule à passer ici. Chaque jour le voir perdre ses plumes. Le temps est sec et froid, aucun insecte le ronge, pourtant il diminue, se recroquevillant plus chaque jour. Tue-mouche nous a fait étudier un proverbe latin en cours, tout n’est que poussière et retournera à la poussière... memento homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris...

En hiver la nuit se lève vers 17 heures, mais je ne peux passer une journée sans courir un peu dans ce vaste jardin, au pire me promener, car je ne cours que pour maintenir un minimum vital de forme physique, non pour concurrencer une décathlonienne. J’avoue que c’est le charme unique de ce pensionnat, son somptueux jardin, même hivernal, dont son labyrinthe de sapins taillés au couteau est l’attraction et la fierté de tout l’établissement.

Aux parents visiteurs, mieux vaut cheminer ici plutôt que dans les détours de couloir menant aux chambres vétustes, même si pour une amoureuse comme moi des araignées domestiques et des vieilles pierres usées ces chambres valent mille fois une chambre mode Ikea, en sapin toc.

C’est un labyrinthe, un vrai de vrai, de ceux dont les haies mesurent trois mètres de hauteur et de largeur, tournant à droite puis à gauche à en faire tourner la tête. Oh j’aurais pu m’y perdre. Aucun panneau ne prévient d’ailleurs les personnes les plus hardies, salivant face à ce rébus, comment en sortir avant la tombée de la nuit ? Difficilement en fait. Par chance, je connais le truc qu’utilisaient les plus anciens concepteurs de labyrinthes. Ainsi, dès l’entrée la main droite doit se poser sur les sapins situés à droite, ou autre espèce d’arbre le cas échéant. Ensuite, ne jamais retirer sa main, j a m a i s, toujours suivre à droite, ne jamais changer de direction, jamais ! Évidemment, a priori, comment savoir si le labyrinthe fut ainsi conçu ? Aucune idée, il faut essayer !

Lors de mon premier essai, malgré les avertissements de Céline, peu casse-cou hormis ses escapades en haute montagne, j’ai commencé à paniquer quelque 50 minutes plus tard, mon sens de l’orientation faiblard m’incitant à penser que je revenais piteusement sur mes pas, vers l’entrée, sans toutefois voir cette maudite entrée, c’aurait été trop facile ! Le concepteur était assez pervers car effectivement au bout d’une heure je suis revenue sur mes pas, à quelques travées près. Mais en persistant sur ma droite, merci Dieu je suis bornée, un seul couloir, en pure ligne droite, conduisant jusqu’à la sortie, sur trois cents mètres ! Quelle ironie. Très amusant.

Quarante-quatrième jour [le 14 décembre 2000]

Comme tout jeudi, de 7 h 30 jusqu’à 9 h 30, du matin je précise... notre bien-aimée mais malodorante « Tue-mouches » tente de nous enseigner le latin, langue définitivement morte. Achevée par l’accent approximatif de notre religieuse enseignante. Giselle, c’est son vrai prénom, réussit l’exploit de nous obliger à bien prononcer, ou plutôt accentuer les phrases latines, alors qu’aucun Romain n’est plus présent pour soutenir que le latin que nous prononçons serait compris par ces conquérants adroits et ces architectes élégants.

Oui, j’ai un faible pour les constructions romaines, parfois je rêve de cette luminosité italienne, de ces pierres blanches recouvertes de fresques. Pourtant je ne peux pas rêver vivre à cette époque, de simple pain et de jeux du Cirque, ni pour les intrigues des familles les plus aisées, ni pour l’esclavage. Encore que fantasmant, j’aime m’imaginer plongée dans une baignoire en marbre, quelques esclaves eurasiennes, aux longs cheveux ébène, à la peau si douce et parfumée, lavant mon corps par de douces caresses savonneuses. Oh ce n’est qu’un fantasme, juste un rêve de douceur.

N’importe quel mâle en rêverait d’ailleurs, même si peu leur suffit. Dans un sens mes mœurs sont peut-être aussi dissolues que les leurs. Passons. Sujet épineux. J’aime le latin pour ces raisons. En étudiant les textes romains, uniquement ceux touchant à la vie quotidienne, je suis ailleurs, dans le passé. Apicius, célèbre cuisinier romain, me fait voyager à travers des plats raffinés qui me dégoûtent. Ce qui m’a plus choqué est ce plat où une femelle sanglier est exposée sur un plat, accompagnée de ses marcassins. Tuer maman mais aussi ses petits, pour manger. De nos jours tout nous incline à oublier l’animal mort et sa famille, même sa forme, le poulet en beignet, le poisson pané ou en filet, rarement avec leur tête ou leurs yeux. Apicius, lui, met en scène la vie en composant ses plats. Ce soir je ne vais pas manger beaucoup, je le sens.

Quarante-septième jour [le 17 décembre 2000]

« Super-nonne » est une religieuse d’une vingtaine d’années, qui a conquis son surnom à l’unanimité. Bâtie comme un bûcheron canadien, elle fut toute désignée pour être notre moniteur de sport. Euh... « monitrice » plutôt. Pardon mais de loin c’est pas évident !

Du haut de mon p’tit mètre 67 et de mes maigrichons cinquante et trois kilos, je ressemble à une fourmi lorsque Super-nonne me soulève pour que mes pauvres bras atteignent la barre asymétrique, qui malgré son étymologie signifie bien : à six mètres ! Là c’est la honte qui me submerge. Je reste piteusement accrochée à cette barre, comme un poids mort. Je fais quoi moi maintenant ? Ah ah ah ! Lever ma tête au-dessus la barre, qu’elle est drôle. À part le sang qui afflue et colore mes joues, rien. Rien de rien. « Fais un effort bon dieu ! ». Une nonne qui dit ça, pas de trace de Dieu ou alors il me regarde avec amusement. Typique d’un homme tiens !

Euh, je ne veux pas passer pour une pleurnicharde mais là j’ai mal aux bras ce serait gentil si je pouvais descendre maintenant ce serait dommage que mes bras restent accrochés que le reste de mon corps se détache enfin moi je dis ça comme ça vous faites bien comme vous voulez mais j’ai fait un effort hein.

Si j’osais... quelqu’un peut m’aider à descendre c’est un peu haut quand même une jambe cassée c’est lent à traîner derrière soi un p’tit coup de main peut-être non apparemment non ah d’accord je fléchis mes genoux en tombant et en principe tout ira bien ça tombe bien j’adore les principes et si en principe ça se passera bien alors... boum patatras, un bisou appuyé au tapis, lui au moins est altruiste ! Je quitte avec dédain cette horrible barre, que je m’en irai bien tordre un de ces jours. Non non, je ne préfère finalement pas aborder le sujet de mes muscles saillants.

Quelle idée d’ordonner une nonne à la Monsieur Univers, Dieu doit avoir des goûts particuliers. Enfin c’est à son honneur. Encore que je voyais les nonnes uniquement prier, et si fragiles, et si frêles. Les clichés passent un mauvais hiver en ce moment.

Cinquante et unième jour [le 21 décembre 2000]

Ouille. Aïe. Aaaaaaaah. J’ai encore mal. Des courbatures en veux-tu en voilà, allez tiens une petite dizaine dans le dos, là près des genoux, puis quelques-unes aux articulations des bras. Quelle générosité. Le premier qui me dit que ce pensionnat forme l’esprit, je l’assassine. Dans quelques mois, au rythme de 10 longues heures de sport par semaine, mes parents retrouveront plutôt une athlète olympique !

Lundi matin, encore endormie, mon cœur trépigne pourtant devant la ligne de départ. Le stress. J’ai du mal à me l’expliquer. Je suis loin d’être la championne de la course d’endurance, pourtant cette attente m’irrite, je guette le coup de départ. L’idée de compétition peut-être. La peur de ne pas aller au bout, que mon genou lâche, que je m’essouffle, qu’un point de côté ravage mes organes. La peur d’être dernière. Non, pas cette peur-là, juste la crainte de devoir renoncer. Si ELLES vont jusqu’au bout, je dois aussi terminer cette course. Pour moi, par pour elles, pour mon corps qui serait heureux de repousser ses limites, de sentir mes muscles se durcir, mon souffle devenir régulier.

C’est un combat contre l’autre pour me prouver que je suis forte, que mon corps c’est du roc. Et j’ai réussi. Oh, mon classement est ridicule, mais j’ai réussi à franchir la ligne. Mais dans quel état. Mon genou blessé cet été n’a cessé de me tirailler dès le troisième kilomètre. Toujours ce mot écrit en gros dans ma tête, tout au long de la course : a b a n d o n. Brrrr. À l’arrivée, j’ai à peine pu m’arrêter, mes jambes voulaient continuer à courir. Je n’étais même pas en forme, mais elles tremblotaient à l’arrêt, elles ne parvenaient plus à me porter, elles semblaient tétanisées. Servane, une agréable pensionnaire, est venue à mon secours, exigeant avec douceur que j’étire mes muscles, que je boive un peu de cette eau minérale gazeuse, qui selon elle diminue les courbatures. Pas très vite en tout cas. Depuis mardi je déambule le dos voûté, comme une petite vieille. Ah ah ah, ça promet pour ma vieillesse !

Cinquante-deuxième jour [le 22 décembre 2000]

Servane s’est à nouveau enquis de mes courbatures, qui vont mal d’ailleurs, puisqu’elles disparaissent ! Ce qui me soulage. Elle est assez mystérieuse Servane. Elle parle très peu, reste souvent en retrait lors des joutes verbales, observant les autres avec un sourire chaleureux, lumineux même. Parfois elle m’effraie.

Un groupe de filles discutait dans la salle de la bibliothèque, Servane était assise à un mètre à peine, regardant en souriant ce groupe discuter et sourire aussi. Toutes ces filles l’ignoraient, ne la voyaient même pas les fixer attentivement, s’accrochant à leurs paroles chuchotées. Jamais Servane ne sera engagée par des services de contre-espionnage, elle n’est pas du tout discrète. C’est ce qui me peine, comme si elle vit par procuration.

Elle ne cherche même pas à entrer en communication avec ces filles-là, elle se contente de s’asseoir près d’elles et de les écouter. Même moi elle ne me voit pas la regarder, trop concentrée par son activité de surveillance. Elle ne me voit pas. Elle sourit et vit les émotions de ce groupe, si physiquement proche d’elle. Je ne comprends pas son attitude. Il est de coutume chez les filles de snober les filles d’autres clans, Servane est ainsi un fantôme déambulant parmi les autres élèves, vivant des histoires d’autrui, silencieusement, personne ne lui prêtant attention.

À ma connaissance, je suis la seule qu’elle ait abordée, peut-être par curiosité pour son attitude. Lorsqu’elle me parle, c’est comme si j’étais son amie d’enfance, comme si on s’était toujours connues. Ses phrases ne sont jamais nombreuses, elle me dit trois choses, puis s’en va, ayant accompli sa mission sans doute. Mystère. Elle continue à errer de clan en clan et d’Aela en clan. Peut-être se sent-elle une déesse, regardant ceux qui vivent, n’intervenant qu’en extrême recours. Enfin je mène mon enquête et dès la fin des vacances scolaires, mercredi prochain, je redoublerai d’efforts.

Cinquante-troisième jour [le 23 décembre 2000]

Je ne me déteste pas lorsque mes nerfs craquent. Depuis que j’ai 7 ans, j’ai promis que dès que j’aurai envie de pleurer, je pleurerai, du moment que personne ne me voit. Qui comprendrait que je ne suis pas triste, ou pas si triste, ni une petite fille fragile, ou je ne sais quoi. Pleurer semble être un signe de faiblesse. Pourtant plus je pleure, plus je suis détendue, les larmes coulent et semblent me vider de toute haine, de toute cette noirceur que j’essaye d’ignorer. Elles coulent jusqu’à ce que je sois sèche intérieurement. Quelques hoquets plus tard, je ressens toute la sérénité que certains obtiennent si durement, à force de raisonnements tortueux pour se convaincre que tout va bien, que si tout va mal c’est pas leur faute, qu’ils comprennent la vie, qu’ils la maîtrisent oh les naïfs, cette sérénité ils la payent cher, puis elle disparaît au prochain souci.

Moi je préfère pleurer. C’est facile, puis je peux pleurer dès que je me sens mal, alors tout va mieux. Mon corps semble fatigué, mon cerveau tout cotonneux. Ragaillardie, je peux enfin affronter ces hommes et ces femmes qui me veulent selon leurs idéaux, sois belle parle doucement de belles choses si féminines oh j’aime ce sourire ta gentillesse ta tendresse tes fesses agréablement arrondies ces tétons s’avançant majestueusement en leur parfaite raideur. Connard. Pourquoi avoir donné la parole aux femmes si elles servent juste de trou à assouvir le plaisir de mâles différenciant à peine un trou d’un autre trou. Quelques grammes de chair en plus, ci et là, voilà tout le pouvoir. De séduction selon eux. De manipulation de mon côté. Encore que ces jeux m’ont épuisée. Depuis tout est caché sous d’amples vêtements.

Cinquante-quatrième jour [le 24 décembre 2000]

Ce n’est que la troisième fois après tout. Mes parents sont comme de coutume aussi froids que distants. Un peu plus ou moins, certes, mais le jour de Noël, comme une pauvre petite fille naïve, j’ai espoir qu’un miracle se produise et que le fantomatique Père Noël leur donne un cœur, à chacun d’eux.

Peut-être ont-ils eu ce cadeau, je n’ai pas pris le temps de vérifier, étant donné que j’ai claqué la porte de la maison. Direction : la gare la plus proche. Destination : le pensionnat. Si un mois plus tôt quelqu’un avait dit que ce pensionnat serait mon refuge, j’aurai sans doute... ah, je crois que je me serai méfiée, rien n’est impossible. Mais le jour de Noël... mon refuge... je n’ai pas pu supporter la soirée qu’ils avaient organisée.

Les jolis messieurs revêtus de leurs habits de pingouin, le nœud papillon n’étranglant pas assez à mon goût leur cou maigrichon, les jolies demoiselles aux robes froufroutantes, à la mentalité froufrouteuse, imitant les bécasses en lorgnant les jolis messieurs. « Ce petit four-là qu’il est exquis ma chère, en tout point sur ma langue il fond tel un iceberg coulant le Titanic ». J’exagère à peine.

Même pas des aristocrates, juste une bande de bourgeois imitant des aristocrates. Même ces derniers ne transpirent pas tant de suffisance, de manières chichiteuses. Enfin, peut-être. La copie me donne la nausée, l’original ne doit guère valoir pire. Une soirée anonyme, un 24 décembre, mais ressemblant comme une goutte d’eau à une soirée de n’importe quel jour de l’année. Vive Noël. Vivent eux. Vivent ces 16 dernières années, toutes identiques. Un jour comme un autre, un jour comme tant d’autres. Ces quasi étrangers, un sapin unique et trop immense, soixante invités obligent, trop vraiment trop !

Mon père s’avance vers moi. « Aela tu pourrais être plus sociable, cesse de te comporter comme une gamine et prends plutôt exemple sur tes cousines, de vraies femmes elles ». Argh ! Je ne suis pas bien grande. Lui non plus. Une folle énergie s’accumule dans mon bras droit, qui tremble de rage. Instinctivement il fusille le menton de mon père, qui valse sur un mètre, jusqu’à un buffet, où il reprend son équilibre, la main droite écrasant d’innocents oursins. Je ne parviens à réaliser que je l’ai frappé. Pour la première fois je frappe autre chose qu’une poupée ou une peluche. Il me fusille du regard, jette un coup d’œil alentour, rassuré de voir que personne n’a remarqué l’escarmouche. Intérieurement je me sens si forte, invincible. Mon misérable père, trébuchant sur un de mes coups. Son regard noir, mon sourire narquois. Il n’avance pas vers moi. Même pas la peur, je sais qu’il me giflerait si nous étions dans une pièce sans public. Je n’ai plus qu’à me retourner, à sortir dignement. À faire mes valises.

Cinquante-sixième jour [le 26 décembre 2000]

Arrivée en fin d’après-midi au pensionnat, quelle ne fut pas la surprise de la gardienne de voir une arrivante ! C’est dans ces moments-là que je bénis ma petite étoile de savoir malgré moi m’entendre plutôt bien avec des personnes qui ont du pouvoir, car cette dame en a.

Je lui ai expliqué ma situation, en à peine quelques mots, puis elle m’a laissée entrer. À son attitude je crois qu’elle se moquait de mes explications, si même j’avais commis un meurtre elle préférait avant tout avoir quelqu’un pour lui tenir compagnie en ce jour de Noël.

Elle est une femme assez adamsienne, au sens de l’histoire de la famille Adams. Son dos voûté, ses dents qui se comptent sur les doigts de trois mains, ce qui fait peu tout de même, son nez légèrement crochu, sa peau fripée et râpeuse rappellent les femmes âgées désignées comme des sorcières par les enfants du village.

Son chat n’est pas noir, mais un adorable petit rouquin très câlin, pour ne pas dire pot de colle, n’ayant même pas pour activité la chasse aux souris, des humains professionnels ayant mis au chômage ses ancêtres depuis quelques années déjà. D’où sa démarche assez emphatique, causée par son embonpoint et sa cruelle absence d’activité physique. Cette dame, dont je ne sais toujours pas le nom puisqu’elle semble se contenter de mes « Madame » ceci ou cela, ne veut pas que qui que ce soit tente de la plaindre.

C’est une misanthrope extrémiste, dont j’ai gagné une parcelle de cœur le jour où quelques filles tentaient de couper le roux poil de son chat. Plutôt que de les affronter directement, il se trouve que malencontreusement j’ai laissé tomber ma boîte en fer me servant de trousse à stylos, le fracas causé ayant suffi à effrayer le chaton, qui s’est enfui prestement. Elles m’ont regardée d’un œil mauvais. Moins que la gardienne, qui arrivant sur les lieux, a menacé de leur arracher leur crinière cheveu après cheveu si elles touchaient encore à son chat ! Elles n’ont pas ri. Moi non plus. On est certaines qu’elle le fera, le cas échéant.

Cinquante-septième jour [le 27 décembre 2000]

Encore 7 jours à errer seule dans les couloirs du pensionnat. En effet, ce que j’ai écrit la semaine dernière est faux, les vacances ne se terminent pas demain, mais dans une semaine ! J’en suis un peu désolée j’avoue, car même si je semble être une autiste misanthrope bougonneuse de première, ce pensionnat, vidé de ses occupants, m’oppresse. Je me sens comme ces vieux châtelains anglais, vivant dans leur maisonnette haute de trois étages, aux murs saturés de toiles de maître, de miroirs ou de tapisseries. Les plafonds sont trop hauts, les pièces tout aussi longues et larges, du bois partout et à perte de vue. Alors pour moi qui suis très sensible aux atmosphères dès que la nuit tombe, voire en plein jour, je suis terrorisée par le moindre craquement ou grincement, pas forcément dû au bois. Non pas que je crois aux fantômes... non... pas trop disons.

Pour tout dire, je préfère ne pas croire aux fantômes, surtout dans cette vieille école, où j’imagine assez précisément d’anciennes élèves torturées les siècles précédents, décédées suite à d’atroces douleurs, mortes de faim dans les cachots des caves, les pieds peut-être dévorés par des rats. Le pire est que je n’exagère pas, j’y crois vraiment ! Toutefois ce serait bien injuste qu’elles viennent nous tourmenter alors que nous aussi sommes des victimes. Peut-être jalousent-elles notre sort ou alors notre condition de « privilégiées », si on peut dire. Lorsque je ressens un frisson glacé circuler le long de ma peau au détour d’un couloir ou en passant près d’une porte je pense à l’une d’elle et alors je hurle un faible « pitié », intérieurement. Je ferme les yeux, oubliant ma peur. Pourtant je suis curieuse et vu que je n’ai rien à faire, je vais demander à la concierge de me faire visiter les caves du pensionnat cette après-midi. J’espère être accompagnée de son gros rouquin de chat, qui chassera les esprits malfaisants.

Cinquante-huitième jour [le 28 décembre 2000]

Comment aurais-je pu dormir cette nuit ? La concierge, d’un sourire édenté à réveiller un zombi transi d’amour, a accepté hier de me balader dans le sous-sol du pensionnat. À sa mine, j’ai deviné que je ne regretterai pas ma décision, ou peut-être a-t-elle voulu que ce soit ce que je devine.

Enfin je ne me suis pas laissée démonter et d’un visage inexpressif, je lui ai assuré que je ne changeais pas d’avis. Chus pô une héroïne, mais chus pô une dégonflée non plus ! Enfin pas tout le temps ! Ah, juste quelques fois ! C’est amusant comme les portes qui mènent à des lieux secrets ou honteux sont toujours cachées dans un coin, derrière un escalier ou encore si minuscules qu’on les confond avec la décoration des murs.

Mathilde, la concierge, me chuchote comme à une complice de ne pas la quitter des yeux, que les caves ont été conçues quelques siècles plus tôt pour abriter des guerriers ou pensionnaires qui fuyaient des envahisseurs, les semant ainsi dans des couloirs identiques, labyrinthiques et surtout, nauséabonds. En effet, les architectes ont construit des fosses septiques entre les caves et le pensionnat lui-même, et comme l’étanchéité n’est pas spectaculairement assurée, certaines matières filtrent, je pense que je n’ai pas besoin d’être plus explicite ! Mince, Mathilde vient de m’appeler pour le dîner, je continuerai ce récit demain matin ! J’ai des heures de sommeil à rattraper... maudite froussarde que je suis.

Cinquante-neuvième jour [le 29 décembre 2000]

Où en étais-je ? Ah ! Oui ! Pas très avancée apparemment. La porte d’accès aux caves s’ouvre sans un grincement, huilée amoureusement et mensuellement par Mathilde, qui avoue y avoir aménagé un petit coin bien à elle, où elle se réfugie discrètement afin d’y trouver un peu de quiétude lorsqu’elle est trop agacée par les questions incessantes de mes consœurs, sur tout et rien, gémissant essentiellement sur le manque de papier toilette. Voilà généralement ce pour quoi toute fille, même la plus réservée, réveillera son instinct de guerrière, « y’a plus de papier dans les toilettes, c’est un scandale, une ignominie ! » Je sais, je suis mauvaise langue, mais j’ai le droit, je suis une fille aussi ! Puis la propreté et l’hygiène ne semblent pas être des vertus partagées par les hommes, s’enorgueillissant notamment de leur barbe de trois jours.

Mon mouchoir couvre mon nez, tant pis pour ma réputation de dure. Je suis fidèlement Mathilde en descendant les escaliers en béton. Ici-bas rien n’a été construit pour être agréable à l’œil, c’est ciment et terre, ou plutôt une sorte de matière sablonneuse, éparpillée sur le sol. Ces caves me rappellent les blockhaus de ma jeune enfance, sur les plages du nord de la France, envahies par le sable, avec une forte odeur d’urine s’en dégageant, celle des vacanciers qui les utilisent comme toilettes improvisées. Non, je ne fais pas de fixation sur les toilettes !

Juste en bas des escaliers se trouvent trois cellules. Selon Mathilde, qui a entendu ceci grâce aux transmissions de la vie du couvent de concierge à concierge, 100 ans plus tôt des jeunes filles étaient enfermées là-dedans. Les motifs disciplinaires étaient assez larges, allant de l’escapade à travers le pensionnant en pleine nuit jusqu’à certains attouchements entre filles entr’aperçues sous les douches, par des nonnes frustrées et frigides sans doute. Comme si quelques douces caresses pouvaient rendre « mauvaises ». Quoi qu’il en soit j’ai de la peine à les imaginer passer des nuits ici, dans cette moiteur insoutenable, avec ces lumières artificielles pour seul soutien. Parfois le directeur nous menace encore de passer une nuit sous terre, mais son allure bonhomme n’effraierait même pas un chaton à peine né et craintif. Puis si qui que ce soit tentait de m’emprisonner dans ces cellules, qu’elle se prépare à quelques mois de plâtre pour réparer ses genoux !

Soixantième jour [le 30 décembre 2000]

Dans une des cellules du sous-sol, de vieux cartons rongés jusqu’au scotch débordent de divers documents. J’avoue qu’il ne faudra jamais que je m’engage dans des services secrets, ce ne serait pas très moral. J’ai ce petit côté, pervers peut-être, de vouloir dénicher des secrets, de fouiller et farfouiller un peu partout si la personne m’intrigue et si je ne tiens pas à elle. Non, allons même plus loin. Même si je fondais d’amour pour quelqu’un, je crois que je n’aurai pas mauvaise conscience à lire ce qui est à portée de main, en libre accès.

Disons qu’un tiroir non fermé à clé est aussi un endroit facile d’accès. Je déteste ce trait de mon caractère car une petite voix essaye, vainement pour l’instant, de me culpabiliser. Mais c’est plus fort que moi. À une époque, ma meilleure amie me confiait qu’elle écrivait un journal intime, écrit sur un banal cahier scolaire, afin d’induire en erreur ses parents trop curieux. Pas pires que moi ces deux-là, d’ailleurs. Elle m’a même lu quelques passages, peu intéressants j’avoue, de vagues amourettes de collégiennes. Pourtant à un moment elle a sauté trois pages, les sourcils froncés, comme une jeune fille honteuse et en colère envers elle-même. Elle m’a intrigué, j’ai insisté à peine, elle m’a fait promettre de ne pas lire son journal, encore moins ce passage. J’ai maugréé, à peine un « oui ». Puis, perfide tentatrice, un jour elle m’a laissée seule dans sa chambre, argh. Ce journal était si tentant, si proche de moi... puis je suis son amie, je peux tout comprendre et accepter...

Soixante-troisième jour [le 2 janvier 2001]

2001 ? Ah, oui. Nouveau millénaire... bien, bien. Mais... pour que vraiment cette transition soit ressentie si vivement en moi, encore faudrait-il que je sois engloutie par les annonces des journaux écrits ou télévisés, des gens qui ne parlent que de ça, de la publicité qui vante le millénaire ou les fêtes.

Mais ici... pas un chat, Enfin si, un p’tit rouquin, une vieille et moi. Même pas une télé, juste quelques journaux, trop intellectuels pour s’étendre sur des sujets festifs. Je n’ai donc rien ressenti, 2001 est resté ce qu’il est, une suite de chiffres fixée un jour arbitrairement. Jésus est même né trois ans avant. Là où je suis, ceux qui créent des événements de toute pièce n’ont pas pu s’exprimer. Rien. Le journal du jour indique même que le passage à l’année 2001 a été moins célébré que celui pour l’an 2000, qui ne débouchait même pas sur un millénaire. Peut-être que je perds ainsi la gaieté des fêtes, peut-être que tout se ressemble, qu’aucun « moment fort » n’existe. Enfin je suis toujours en vie et cette journée est tout aussi identique que les précédentes. À moins que je doive prêter attention à ces petits hommes verts fluorescents aux oreilles rabougries teintées rose fuchsia qui sillonnent la campagne luxembourgeoise depuis quelques heures, dévorant d’innocentes nonnes, hihihi.

Soixante-sixième jour [le 5 janvier 2001]

Me voici victime de l’épidémie de grippe qui frappe notre région. Comme chaque année à la même époque, elle a envahi mon corps et la guerre est déclarée entre elle et mes globules blancs. Je déteste cette guerre. Je déteste aussi la fille qui m’a contaminée, au moins elle aurait pu avoir la gentillesse de rester chez elle plutôt que de revenir au pensionnat. Si j’osais, je dirais que cette fille est une peste.

Je la soupçonne d’être venue ici afin que nous partagions ses douleurs. Venezia, c’est son prénom, n’est pas à la hauteur des images chaudes et colorées qu’évoque la ville italienne. Si elle sourit à quelqu’un, c’est en espérant que cette personne lui rendra un service. Et si un service lui est refusé, alors elle tombe en larmes et gémit, prétendant que personne ne l’aime, ce qui est vrai, et qu’on lui veut du mal, ce qui est faux car en réalité il faudrait déjà faire attention à elle pour penser ensuite à lui faire du mal.

Je ressens de la pitié pour elle, excepté les trop nombreux jours où elle jette son dévolu sur moi. Parfois j’ai l’impression de renvoyer comme image de moi celle d’une grande sœur rassurante et compréhensive, soulageant les maux d’autrui. Je suis une proie facile pour Venezia, qui ne demande qu’à pleurnicher. Je ne devrais pas la détester mais c’est pas facile lorsqu’on est obligé de poser son stylo toutes les 20 secondes pour se moucher, d’avoir la vue qui se trouble en relisant son journal, de zigzaguer comme un saoul dès qu’on se lève et ainsi de suite. La seule chose que j’arrive parfaitement à réussir, c’est fermer mes yeux et attendre d’être assez fatiguée pour m’endormir, afin que la journée soit enfin finie. Je déteste passer mes nuits et mes journées dans cette infirmerie.

Soixante-huitième jour [le 7 janvier 2001]

Bien que je vive dans un pensionnat, il est assez moderne pour que chacune ait sa chambre personnelle. J’ai quitté avec joie l’infirmerie cette après-midi. Ses murs trop blancs me déprimaient, puis surtout les autres malades. Durant deux nuits j’ai eu des envies de meurtres provoquées par une fille dormant à côté de mon lit. Elle ronfle. Le pire des ronflements qui puisse exister, un léger ronronnement semblant frapper des collines, les unes après les autres, le ronronnement produisant alors un vague cri de cochon égorgé.

La jeune fille à ma gauche, elle, celle qui appartient au clan des « godiches » a passé deux nuits à parler pendant son sommeil. Autant dire que si elle cherche une biographe pour sa vie amoureuse lorsqu’elle était adolescente, elle peut faire appel à moi. Je sais tout de certaines escapades dans les lits de certains de ses cousins, ou encore de ses émois à l’égard des hommes de 40 ans. Le pompon est quand même décroché par une autre fille allongée au fond de la pièce. Elle s’est cassé la jambe hier en ratant une marche d’un escalier. De plus, la pauvre est somnambule. Ainsi, chaque nuit elle se lève, son subconscient n’ayant pas été au courant de sa blessure et patatras elle s’écroule sur le sol un peu dur, sans aggraver sa blessure, mais en réveillant les douleurs !

Soixante-dix-huitième jour [le 17 janvier 2001]

Depuis la rentrée, dès qu’on a une séance de sport, je vois mes camarades sortir leurs « Kappa ». Apparemment c’est LA nouvelle marque de chaussures qui fait fureur, qui fait « jeune », « dans le coup ». J’ai bien envie de pleurer car mes pieds sont très sensibles, alors je choisis soigneusement mes baskets. Jamais je n’aurais pris des Kappa. J’en ai même honte pour ceux qui ont créé cette marque. Des sociétés comme Nike et Reebok en font de très confortables, mes petits petons y sont lovés amoureusement, rien à voir avec les chaussures en cuir qui font partie de la panoplie de l’école.

Mais les Kappa... du haut de mon expérience, j’ai bien vu que la semelle était digne des chaussures à 60 francs, si ce n’est moins, alors qu’elles sont vendues 350 francs ! ! ! Ah, j’ai mal pour ceux de ma classe d’âge, qui réellement sont pris pour des crétins par ces zigotos de commerciaux qui se sont dit que si c’est cher c’est du haut de gamme, et non un nid à entorses. Et ils ne jouent que sur ça... c’est cher moi mes parents peuvent m’en offrir regardez-moi je suis à la mode oh vous vous êtes que des paysans vous vous vous !

C’est ce que j’ai entendu à un arrêt de bus, deux ados de 13 ans discutaient ensemble. Pathétique. Des filles que j’estimais en début d’année, calmes et discrètes, ont cédé elles aussi à ce paraître. C’est vrai, je ne suis pas une sainte, je porte des vêtements de certaines marques, car ils sont de qualité, mais acheter de la cochonnerie juste parce qu’elle coûte cher et qu’elle est donc à la mode, non ! D’ailleurs, il est amusant de voir que lors des séances de sport ces filles-là restent ensemble, leur nom a été trouvé facilement, les « kappistes ». À la sortie de la douche je suis tombée sur un groupe de filles « non-kappistes », précisément les « nikettes » [sic !], qui prévoyaient un mauvais coup contre les kappistes, lors de la prochaine séance sportive... j’ai essayé de tendre l’oreille, mais elles sont très secrètes... je verrai ceci après-demain...

Quatre-vingtième jour [le 19 janvier 2001]

Elles ont osé. Je le laissais entendre la dernière fois, les Nikettes ont essayé ce matin de comploter contre les Kappistes. Je ne pensais pas qu’elles oseraient rompre la trêve négociée en décembre dernier. Effectivement, j’ai passé sous silence cet épisode car j’ai honte que ce pensionnat devienne fatalement, et chaque année selon la concierge, une reproduction du monde extérieur, avec ses clans et ses territoires.

Oh, je n’ai jamais fondé beaucoup d’espoir sur les filles, je sais bien que seuls les hommes très naïfs peuvent nous imaginer comme de pauvres êtres fragiles, symbolisant la gentillesse incarnée. Certaines d’entre nous le sont, mais combien ?

Hier soir dans la salle de télévision, toutes les filles présentes ont éclaté de rire lorsqu’elles ont entendu un chanteur prendre sa voix douce et affirmer que la femme est un modèle d’intelligence et de douceur, et si elles gouvernaient, le monde irait mieux. Ces rires en disent long. En ce qui me concerne, homme ou femme, je pense que dès qu’ils ont du pouvoir, ils ont les mêmes penchants. Néanmoins, vive la parité car après tout, même si on est pas différentes, au moins être à égalité !

Alors que j’étais une des dernières à enfiler ma tenue de sport dans le vestiaire, trois Nikettes sont entrées rapidement, et reparties aussi vite. Juste le temps pour elles de verser quelques gouttes d’un liquide jaunâtre et puant dans les chaussures Kappa. Je préfère ne pas savoir ce que c’est. D’ailleurs j’ai regardé ailleurs, devinant clairement que je risquais des représailles si jamais... Enfin voilà... lorsque les Kappistes sont entrées dans le vestiaire, l’odeur d’urine pourrie envahissait les narines. Et lorsqu’elles ont vu que l’odeur se dégageait de leurs chaussures, avec quelques Nikettes gloussant à l’entrée, l’origine de la « plaisanterie » était révélée. Servane m’a jeté un regard triste, il allait bien falloir s’habituer à respecter à nouveau les règles des clans, ou pire, choisir son camp.

Quatre-vingt-deuxième jour [le 21 janvier 2001]

Ce matin vers 3 h, prise de cauchemars, je sors de ma chambre afin d’aller me rafraîchir aux toilettes du rez-de-chaussée, ceux à l’étage étant fermés vers 21 h chaque soir, afin que les envies pressantes nocturnes ne réveillent pas celles qui ont leur chambre près des toilettes.

Une lucarne donnant sur le couloir, il n’était pas rare en début d’année d’entendre comme hurlement : « Hé c’est pas Versailles ici, éteignez les lumiiiiiières ! ! ! » Encore en sueur et l’esprit chamboulé, je descends attentivement les marches. Je jette quelques rasades d’eau glacée sur mon visage afin d’apaiser la chaleur qui m’étouffe. C’est à ce moment, la tête sous le robinet, que je sens une main vigoureuse maintenir fermement ma tête sous le robinet, une autre ouvrant le robinet d’eau froide à fond.

Je sens aussi couler sur mes joues le liquide bleuté servant à nettoyer les toilettes ! J’aimerais hurler mais je manque de me noyer sous l’eau, alors je me tais et me concentre tant bien que mal sur ma respiration. Des rires fusent un peu partout, je ne sais combien elles sont. Des minutes trop longues s’écoulent, puis elles s’enfuient, je m’écroule alors par terre, les yeux trop humides pour voir quoi que ce soit.

Elles veulent la guerre ces pauvres filles, alors elles l’auront. J’ai pourtant toujours eu comme principe de ne jamais me mêler aux conflits d’autres personnes, mais elles ont eu la mauvaise idée de s’en prendre à moi. Je fulmine. Si je n’étais pas si frêle, j’en étranglerais trois en même temps, serrant leur cou maigrichon avec plaisir. Comme prévu, les Kappistes n’ont pas osé s’en prendre à celles qui étaient manifestement les coupables, de peur d’une escalade de la violence sans doute, mais il leur fallait un bouc émissaire... et comme il y a deux jours j’étais la dernière sortie du vestiaire... la petite Aela, si même elle n’était pas coupable d’avoir répandu ce parfum, n’avait rien dit, et qui ne dit mot consent.

Je n’ai aucun état d’âme, je refuse d’entendre les mots « sagesse » et « grandeur d’âme », je sais déjà ce que je leur réserve. Mais je vais avoir besoin d’aide...

Quatre-vingt-troisième jour [le 22 janvier 2001]

C’est fou comme la haine et la vengeance me rendent si vivante. Je souris machiavéliquement en pensant à mon petit projet. J’en connais quelques-unes qui vont bientôt pâlir. Malheureusement, je compte sur les doigts d’une seule main les filles qui pourront m’aider. Je n’ai déjà pas osé demander l’aide de Servane, qui de toute façon tient plus que tout à sa neutralité, jamais elle ne ferait quoi que ce soit qui puisse un jour la faire haïr des autres.

C’est le drame de celles qui veulent être aimées de tous, elles finissent par être une masse floue, de la gélatine, sans personnalité, jamais assez proches pour être des amies ni suffisamment éloignées pour être des ennemies. Céline, la « petite frisée » comme on la surnomme, a esquissé le même sourire machiavélique lorsque je lui ai dévoilé mon idée de vengeance. Je savais qu’elle me serait acquise, quelques semaines plus tôt une des filles actuellement dans le clan des Kappistes avait dénoncé auprès du directeur le hamster qu’elle détenait dans sa chambre, qui lui fut aussitôt enlevé, ajoutons à cela une punition assez désagréable, le nettoyage des alentours du pensionnat, munie d’une simple balayette.

Quant au hamster, il a dû servir d’ingrédient pour les délicieuses boulettes de viande qui accompagnent les secs spaghettis à la bolognaise, ah la la pauvre Bologne ! Mais nous sommes deux, c’est suffisant. Ce midi, après avoir déjeuné en vitesse, un petit tour près du labyrinthe, où un arbuste très utile pousse merveilleusement bien. Il possède des petites boules rouges très intéressantes, qui lorsqu’on les brise, laissent découvrir des petites graines... qui... donnent envie de se gratter dès qu’elles sont en contact avec la peau... très intéressant n’est-ce pas ? Puis quant à se venger, trouvons des endroits du corps assez gênants pour se gratter... s’il faut jouer à la plus conne, c’est facile.

Quatre-vingt-quatrième jour [le 23 janvier 2001]

Si j’osais, je dirais que notre complot possède une ampleur machiavélique dont Machiavel lui-même serait fier, ou effrayé, même si notre but n’est pas du tout noble, encore que donner une leçon à des filles qui se croient tout permis ne me semble pas condamnable.

La première phase du plan a été réalisée hier, nos munitions débordent du sac que j’ai entreposé dans mon armoire, caché sous une pile de linge sale. Plein à ras bord de graines de poil à gratter. Un vrai et beau trésor. Un des plaisirs de la vengeance est cette attente patiente, l’ennemie étant naïvement convaincue que sa victime n’agira pas. Car qui agresse quelqu’un plus forte qu’elle ? Aujourd’hui j’ai pris des risques. Car comme je l’ai dit au tout début de ce journal, les portes des chambres sont fermées chaque matin par une nonne. Et si je dois répandre quelques graines parmi les sous-vêtements de nos ennemies, il me faut récupérer une clé, ou alors m’attacher les services de la religieuse en charge de la fermeture des pièces.

Avec Céline nous sommes tombées d’accord, impossible de soudoyer ni menacer « Girouette », qui comme son surnom l’indique, est une religieuse certes assez gentille, mais imprévisible, pouvant du jour au lendemain céder à des crises d’autoritarisme aiguës. Oublions. Alors, dernière hypothèse, « emprunter » la clé. Pas évident. Mais... n’oublions pas que lors des dernières vacances j’ai amadoué malgré moi notre concierge, qui dispose d’une clé passe-partout. Ce midi j’ai essayé, tout aussi habilement que je l’ai cru, de l’obtenir temporairement.

En guise de réponse elle a claqué violemment la porte, à quelques centimètres de mon nez. Raté. Là j’avoue avoir eu un petit moment de désespoir. Mais ce soir en entrant dans ma chambre, j’ai découvert une enveloppe cachée sous mon traversin, avec une clé... qui miraculeusement a fermé ma porte... je suis chagriné d’imaginer que je l’ai déçue, et que dans un sens elle puisse me soupçonner de me servir d’elle, ce qui est un peu le cas j’avoue, mais bon... je me promets en tout cas de lui rendre cette clé d’ici vendredi, j’ai ainsi trois jours pour agir.

Quatre-vingt-cinquième jour [le 24 janvier 2001]

Comme un chat je glisse la clé dans la serrure de la chambre de Myriam. Je suis parvenue à m’échapper pour quelques minutes du cours de géométrie, prétextant une maladie imaginaire. La religieuse a rechigné à me laisser sortir seule, mais lorsque j’ai simulé un hoquet laissant entrevoir que j’étais sur le point de vomir, elle a cédé plutôt vite. Hihi. C’est excitant ce goût du risque, de l’interdit. J’ai ma provision de petites boules rouges magiques qui gonfle ma poche, l’arme du crime prête à s’abattre sur Myriam. Elle n’est pas du tout une fille dominante d’ailleurs, je sais que ça peut surprendre qu’elle soit ma première victime, mais comme je l’ai dit, j’ai longuement mûri mon plan. Je dois tester mon complot contre un second couteau de ce clan. Ce serait peu discret si la chef elle-même était atteinte. Elles sont si paranoïaques. Oui c’est sûr elles ont raison ah ah !

Pas un bruit dans le couloir, c’est le moment ou jamais d’entrer dans sa chambre. Je tremble. La peur sans doute. J’ouvre son placard, oh la jeune fille ordonnée, elle range ses vêtements en pile, c’est idéal. Ses culottes en coton attirent trop mon œil... je prends les trois premières et y glisse quelques graines de poil à gratter. Je sais... c’est cruel n’est-ce pas ? Pourtant j’agis froidement. Œil pour œil, dent pour dent. Même si je me dégoûte un peu d’agir ainsi. J’aurais aimé correspondre au portrait idéal que j’imaginais pour une jeune fille parfaite, un être humain parfait, et me voilà pourtant réduit à de basses œuvres. Enfin tant pis, les leçons de morale sont toujours données par ceux à qui rien n’arrive jamais, ils ont beau jeu de jouer à l’adulte. Je repose les trois culottes au-dessus de la pile. Première victime.

Quatre-vingt-sixième jour [le 25 janvier 2001]

C’est fou ce que je peux détester ma conscience parfois. J’ai passé une nuit blanche, tracassée et excitée par la journée qui allait s’annoncer. Certes, les regrets passent aussi vite que l’eau d’un ruisseau, c’est ce qu’il y a de merveilleux avec la vie, tout finit par passer. 8 h 10, début du cours de littérature européenne. Myriam est assise sur une chaise, à quelques tables sur la droite. Elle semble sage. Trop sage. Trop en place. Trop immobile ! Hum. Quelque chose ne tourne pas rond. Je ne comprends pas... elle devrait se tortiller comme une limande entre les mains d’un pêcheur à l’heure qu’il est !

Et zut ! Mon super génial plan machiavélique ne peut pas tomber à l’eau ! J’ai testé sur moi le poil à gratter, c’en est bien, c’est certain. Oups, je cesse de fixer Myriam, une de ses copines s’est aperçue que je la fixais trop longtemps. J’enrage, je ne comprends pas.

Céline vient me voir à la fin de l’heure de cours, intriguée elle aussi par son comportement. « Hé Aela ! Pourquoi tout semble normal ?». Hé je n’en sais rien moi ! Je lui raconte ce que j’ai fait hier matin, le poil à gratter, les petites culottes, et là elle se met à rire aux éclats ! « Aela, voyons... c’est vrai que tu n’es pas autant au courant des ragots que je le suis, mais tu vois, Myriam ne porte jamais de culotte sous sa jupe, elle dit qu’elle aime se sentir... libre, enfin bref ! »

Ah bravo !!! Ça m’apprendra ! J’enrage ! Et je suis dépitée. La fatalité elle-même m’empêche d’assouvir ma vengeance. À croire qu’être trop raffinée dans l’élaboration de stratégies doit nuire à l’efficacité. Mais je ne me laisse pas abattre. Plus aucun test, ce soir leur chef peut commencer à se faire des soucis. Je commence à en avoir assez de cette histoire, que ça se règle, vite.

Quatre-vingt-septième jour [le 26 janvier 2001]

Quel doux spectacle. On ne peut pas toujours échouer n’est-ce pas ? Florence, la pâlotte chef des kappistes, est à l’instant en train de se tortiller sur sa chaise de cours, alors que moi j’écris tranquillement ces lignes de mon journal, en tout point à l’aise dans ma culotte de coton blanc. C’en est même obscène, le poil à gratter que j’ai jeté à la hâte dans ses culottes semble faire son effet. Elle gesticule comme ces femmes assises au-dessus d’un homme, en plein acte sexuel, hormis une grimace qui défigure son visage. Deux ou trois filles la regardent d’un air réellement gêné. Il faut dire que j’ai choisi mon moment étant donné qu’on assiste à un cours de biologie concernant la reproduction des grenouilles dans les marais. Elle semble toutefois résister à la tentation de porter ses mains près de sa culotte, afin de soulager cette douleur aigre en se grattant.

Est-ce réellement une douleur ? C’est vrai que c’est affreux cette envie irrésistible de griffer sa peau pour soi-disant soulager quelque chose alors que le picotement devient encore plus puissant peu après la séance de grattage. Florence parvient à provoquer un peu de pitié en moi. Ah, zut ! Un des barreaux de sa chaise vient de céder sous ses gesticulations, et voilà la classe qui éclate de rire ! Même ses amies ne peuvent s’en empêcher. Je suis la seule à ne pas rire... non je ne me sens pas coupable mais ma vengeance n’allait pas jusqu’à humilier à ce point Florence car même si elle une fille ridicule et insignifiante, personne ne mérite un tel sort.

Je me suis levée sans aucune permission, prenant Florence par le bras, l’aidant à se relever. Mais elle continue à se tortiller, les larmes au bord des yeux, des larmes qui finissent par exploser et recouvrir ses joues. Là je me sens coupable. Avec la permission de la nonne, je l’emmène à l’infirmerie, aïe. Je suis son bourreau et me voilà en train d’essayer vaguement de la consoler. Non bien sûr je ne sais pas ce qui peut la démanger ainsi ! Ah, tais-toi donc Florence ! Cesse de pleurer, pitié... sinon je vais finir par détester les vengeances...

Quatre-vingt-dixième jour [le 29 janvier 2001]

Oups, comme qui dirait, ça sent le roussi pour la petite Aela. Florence a passé le week-end à l’infirmerie, personne n’étant capable de déceler une éventuelle « maladie ». Oups. Triple oups. Mais ce matin un vrai médecin est venu l’examiner. Évidemment il n’y avait plus la moindre trace de poil à gratter puisqu’elle s’était lavée entre temps.

Dans un sens c’est ce qui me sauve d’une sévère punition... j’imaginais déjà le directeur perquisitionner dans nos chambres ! Dire que je n’ai même pas eu la présence d’esprit de me débarrasser de mon stock. Alors apparemment l’affaire en restera là. Hormis la Florence qui doit être recouverte de cloques à un endroit sensible de son anatomie pour quelques jours encore. Les rumeurs commencent déjà à circuler dans le pensionnat, prétendant qu’elle aurait chopé une maladie suite à une relation assez poussée avec un homme le week-end dernier.

Toutefois elle est la seule à être gênée, les filles semblent voir avec une certaine admiration celles qui ont pu coucher avec un homme, a fortiori un homme atteint d’une maladie, ce que suggère son expérience. Hum. Enfin, j’ai renoncé à comprendre ! Ce qui me trouble plutôt, c’est l’attitude de Florence, qui, elle, sait parfaitement qu’elle n’a pas couché avec qui que ce soit...

Quatre-vingt-treizième jour [le 1er février 2001]

Les trois derniers jours écoulés ont été fort paisibles, j’ai senti en moi ma pression et ma tension nerveuse diminuer. Je ne suis pas faite pour les conflits, je les déteste même. J’estime être assez forte, je n’ai pas besoin de le prouver, ni à moi, ni à qui que ce soit. Sauf si c’est pour donner une leçon à quelqu’un, comme cette Florence, qui dorénavant semble s’asseoir sur les chaises de la classe en équilibre sur une fesse, évitant les frottements.

La vie dans le pensionnat a donc repris sa douce tranquillité, j’espère qu’il ne faut pas se méfier de l’eau qui dort. En tout cas j’ai le temps de penser à mon ami qui retranscrit chaque semaine tout ce que je peux écrire ici, enfin apparemment il coupe un peu ! C’est agréable pour moi de lui téléphoner en cachette, j’ai un peu l’air d’une espionne, une Mata Hari des temps modernes.

Je lui chuchote les textes que j’ai pu écrire, il les enregistre, puis de ses menottes essaye de ne pas trop me trahir ! Je n’ai pas encore eu l’occasion de le revoir en chair et en os — peut-être au mois d’avril ? — mais en tout cas j’ai hâte de voir ce que donne mon journal une fois sur la Toile géante. Lui parler quelques instants au téléphone m’apporte toujours un peu de douceur, il est sans aucun doute le grand frère dont j’ai toujours rêvé, celui qui sait écouter sans juger, qui me réconforte en essayant de m’aider à progresser, qui est tout simplement là, toujours. Peut-être est-ce injuste...

Quatre-vingt-dix-huitième jour [le 6 février 2001]

Samedi dernier j’ai surpris Servane assise sur le rebord d’une fenêtre, au second étage, ses doigts se baladant parmi la poussière accumulée depuis toujours. Qui aurait l’idée de nettoyer l’extérieur des fenêtres ? Pas nos femmes de ménage en tout cas. Quoi qu’il en soit, je ressens des frissons glacer mon échine lorsque je vois quelqu’un au bord d’un précipice. Déjà que je me sens prise de vertiges dès que j’escalade une chaise, c’est une réelle torture de m’imaginer les pieds dans le vide. Pire, mon imagination sordide voit ma petite Servane ne plus maintenir son habile équilibre, et là voilà s’écrasant quelques mètres plus bas. Je devine une mare de sang couler sous elle, alors que depuis quelques secondes je guette l’apparition de cette flaque, comme si la personne tombée de si haut ne peut pas être morte si aucune trace de sang n’est visible.

J’ai de la peine à imaginer que les personnes sensibles et tranquilles puissent mourir alors que des pauvres filles comme Florence vivront sans doute des centaines d’années afin d’ennuyer toutes les personnes qui la croiseront. Personne ne se soucie de la vie des poisons, et c’est comme si ce désintérêt les rendait plus fortes, intouchables, immortelles. Combien de bourreaux ont survécu à leurs victimes ? Soyons des filles écervelées, jolies jusqu’à 21 ans, enquiquineuses en série et nous sommes certaines de tous les enterrer ces gentils autres humains attentionnés et altruistes. Mais la Florence, elle, à moins qu’elle se suicide — ce qui me laisse par ailleurs indifférente — m’enterrera. Quel vil poison ! Le suicide, ah, bah, oui, avec un ego démesuré et inébranlable puisqu’aveugle, ne peut jamais survenir. Ceux que personne ne regretterait resteront là longtemps. Je suis d’humeur maussade en ce lundi soir. Le froid sans doute.

Centième jour [le 8 février 2001]

C’est un sentiment très étrange de relire son journal. Ce matin je n’ai relu que la page de lundi, je déteste lire ce que j’ai pu écrire avant, détestant tout ce qui touche au passé. Le passé est comme une paire de menottes, il suffit d’avoir la clé pour les défaire afin de se sentir mieux. La paire de menottes reste accrochée à ma ceinture, comme un trophée, elle est là à côté de moi, pesant à peine sur ma hanche.

J’aimerais bien pouvoir la balancer dans une poubelle, ce qui s’appelle le « rangement vertical », mais je sens bien dans mon cœur que je ne suis pas encore assez sage pour me débarrasser des restes étouffants. Je dois détester trop de gens. Puis trop de toutes ces visions morbides, ces quelques adultes que je vois morts dans mes rêves, et qui dès que je me réveille reviennent à la vie. Ces gens de la réalité ressemblent plus à des zombis que ceux du retour des morts-vivants. Ils sont encore plus coriaces.

Sinon à part ceci, je perds la mémoire. Lorsque je cite des prénoms dans ce journal, ils sont souvent faux, comme si je gardais ainsi leur intimité. Le seul problème est que je ne parviens plus à me souvenir du prénom que j’ai choisi pour certaines personnes. Ah ah ! Puis si j’étais moins paresseuse, je vérifierais. Mais je ne suis pas moins paresseuse. Je préfère gribouiller les pages vierges sans jamais revenir sur ces pages qui ne sont plus vierges...

Cent troisième jour [le 11 février 2001]

Cette nuit, avançant pas à pas avec la douceur d’un chaton, j’ai rejoint Servane près du débarras où sont entreposées toutes les serpillières, seaux et eau javellisée. Elle est tapie dans l’ombre, je ne devine même pas ses yeux pourtant si clairs, seul le léger souffle de sa respiration peut la trahir. Je résiste à la tentation de poser une main sur son épaule, afin qu’elle tressaille de surprise. D’horreur plutôt. En temps normal cette idée m’aurait amusée, mais cette nuit... non... Servane et moi avons projeté de visiter le grenier du pensionnat. Disons plutôt que c’est une de ses idées. Elle s’ennuie tant ici qu’elle souhaite ressentir des émotions fortes, en contournant la règle du couvre-feu pour commencer. Elle m’a choisie comme partenaire en crime. Je suis plutôt flattée. Encore que d’un autre côté, ai-je un air si aventurier affiché sur mon visage ? Je suis sceptique.

Je n’ai juste rien à perdre, et qui n’a rien à perdre n’a peur de rien. Sauf du noir et de vilains fantômes, mais bon, passons. Juste calée derrière Servane, le buste baissé, je la suis docilement. Elle semble connaître mieux que moi chaque recoin des couloirs, tous identiques, à croire qu’ils ont été étudiés pour que se perdent les somnambules et les jeunes filles aventurières. Je regrette de n’avoir pas chaussé mes pantoufles de grand-mère, les échardes des lattes de bois écorchent le tissu de mes socquettes puis éraflent la peau de mes pieds.

Enfin une aventurière doit savoir souffrir je suppose ! Brusquement Servane s’arrête ! Brusquement j’écrase lourdement un de ses talons. Elle étouffe un juron. J’étouffe son étouffement en pressant ma main droite sur sa bouche. Nous restons collées l’une contre l’autre, immobiles, guettant le moindre bruit signalant un mouvement, où que ce soit. Rien. Je desserre alors à regret mon étreinte. Non, je ne suis pas attirée par les autres filles, mais néanmoins, comment résister à ses longs cheveux bouclés noirs aussi doux que des plumes d’oie et à la chaleur de son corps qui a réchauffé quelques secondes mon corps engourdi par les courants d’air froid qui circulent à travers les fenêtres ébréchées ?

Je ne me sens pas honteuse. Puis de toute façon, en pleine nuit je suis à moitié éveillée, à moitié rêveuse, alors tous les tabous s’échappent eux aussi. D’ailleurs j’ai les paupières trop lourdes, je vais de ce pas me blottir dans mes draps.

Cent cinquième jour [le 13 février 2001]

Oups, très tôt ce matin, vers 3 heures, alors que nous arpentions encore les couloirs, l’ombre d’une silhouette surgit quelques mètres devant nous. Une ombre peu rassurante, comme toutes les ombres, mais celle-ci était effrayante en raison de sa largeur hippopotamesque.

L’adjectif prête à sourire mais pas celle qui en est digne. On l’appelle la Veilleuse, c’est une nonne chargée d’assurer la « tranquillité des bâtiments » chaque nuit. Si par hasard un imbécile voleur avait l’idée de pénétrer de nuit ici, il serait chanceux s’il n’en ressortait pas les pieds devant, le squelette aux os tous brisés. Encore aurait-il fallu que la Veilleuse ait été éveillée.

Plusieurs fois elle fut rappelée à l’ordre par le directeur, ayant commis l’horrible péché de s’être endormie sur sa chaise. En ronflant comme un bûcheron canadien, ce qui n’est pas la plus grande marque de discrétion. D’où notre terreur lorsqu’elle apparût. J’ai senti le corps de Servane trembler sous mes mains, lesquelles étaient crispées sur ses avant-bras. L’ombre de la Veilleuse révéla vite le corps de la Veilleuse, qui apparût devant nous, immobiles comme des statues, attendant fébrilement ses hurlements, et peut-être son étreinte.

Elle avance lentement, ce qui me surprend. Elle ne nous voit donc pas ? Bizarre... Elle avance toujours, je sens son odeur aux relents de transpiration séchée parvenir jusqu’à mes narines. Elle est proche de nous maintenant. Trois mètres, deux mètres, un mètre... elle chuchote, ou plutôt elle « parle dans sa barbe », comme on dit. Servane se blottit de terreur dans mes bras pourtant petits. Il est difficile de jouer à l’héroïne quand on est soi-même terrorisée.

Puis la Veilleuse passe à côté de nous, incapable d’apercevoir deux jeunes filles qui n’ont pas pu se cacher dans un couloir où rien ne se prête au secret. Je devine le soulagement teinté d’incrédulité de Servane. Quant à moi je suis perplexe et décide de suivre la Veilleuse, discrètement. Qui quelques mètres plus loin reçoit violemment dans son visage un quelconque trophée accroché au mur qui ferme le couloir.

Elle est somnambule ! J’étouffe de justesse un rire de démente. Je ressens même de la peine un moment, puisqu’elle reprend son chemin sur la droite, toujours aussi endormie... je la quitte pour rejoindre Servane et explorer de nouveau le grenier de l’École, devenu notre caverne aux mille et un trésors.

Cent septième jour [le 15 février 2001]

Le grenier de l’École ne ressemble en rien aux greniers des vieilles maisons françaises. Je peux sans me vanter l’affirmer puisque trois ans plus tôt, à chaque début de printemps, je frappais à la porte de maisons assez délabrées, mon air si innocent affiché un instant plus tôt sur mon visage devenu lui aussi subitement angélique. C’est une phrase longue à lire mais elle illustre tous les efforts mentaux à accomplir afin de se préparer psychologiquement à affronter les habitants de ces bicoques.

Souvent ce sont de vieilles personnes, acariâtres, méfiantes — et pour cause ah ah ! — qui logent ici et voient un criminel ou un voleur même chez les gentils jardiniers moustachus ou les jeunes filles aux airs peu dégourdis. Je me demandais même à l’époque si je n’en faisais pas trop avec mes couettes et ma petite jupe bleue aux motifs fleuris afin de les convaincre de l’innocence de mes intentions. Souvent c’est une petite vieille qui m’ouvre, car malheureusement leurs maris petits vieux trépassent souvent avant elles. Elles sont moins accueillantes que leurs maris petits vieux, je sens bien qu’elles ont déjà dû être tannées d’élever leurs enfants, ou pire elles n’en ont jamais voulu, sans parler des petits enfants qui devaient blesser leurs tympans, alors j’imagine le cauchemar lorsqu’elles me voient avec des yeux implorants sur le seuil de leur porte.

« Bonjour madame... veuillez m’excuser d’vous déranger, mais voilà... j’suis membre d’un comité qui recueille des objets afin d’les r’vendre, puis l’argent revient aux enfants d’un o'phelinat... alors si c’est possible de visiter vot’ grenier... ou aut’ chose bien sûr... ». Je tiens à cette prononciation. C’est celle qui convainc la vieille dame que je suis une jeune fille comme les autres, polie bien sûr, mais au phrasé incertain. C’est ma mère qui serait verte, elle qui depuis mes 3 ans m’intoxiquait de vocabulaire et grammaire françaises, enfin c’était un professeur tyrannique qui s’en chargeait. Peu importe, je parvenais et parviens toujours à écorcher mon français pour me fondre dans un groupe, encore que mon côté autiste rend ces expériences rares. Passons. Bien !!! Il est acquis que je ne peux écrire plus de 45 minutes par jour. Je remets à demain ou plus tard ces souvenirs. Nous n’avons qu’une heure et demie de libre par jour, et depuis que Servane est devenue mon amie, je préfère passer mon temps à discuter ou vadrouiller avec elle, et pas uniquement la nuit ! Ma vieille dame attendra.

Cent dixième jour [le 18 février 2001]

Encore une nuit blanche passée dans le grenier, blotties dans de vieilles couvertures aux odeurs assez fortes mais on s’y habitue vite. Une bougie nous éclaire prudemment, il est hors de question de mettre le feu au pensionnat ! J’ai même révélé à Servane l’existence de ce journal et je lui en lis des bouts, ainsi que quelques poèmes que j’ai composés, que je déteste, mais bon... passons ce sujet épineux... je déteste les pleurnicheries et mes poèmes ne sont que ça. Je sais, j’ai dit que j’allais passer ce sujet ! Comme quoi un certain masochisme me pousse à tourner ce couteau dans ma plaie. Cette fois je passe vraiment !

J’ai raconté à Servane l’histoire de ces maisons que je visitais. J’en reviens donc à ma vieille dame. Celle-là est réellement effrayante. Déshabillez la sorcière Carabosse, mettez-lui les vêtements d’une poupée Barbie, version chaste bien sûr, ajoutez-lui les 3 centimètres d’épaisseur de maquillage qu’on jette sur les visages des mannequins et voilà la vieille dame. Sans doute que son parfum devait empester l’air mais je suis si souvent enrhubée que je beux rien senbir t’ès longtemps. Non, elle n’était pas belle, ni amicale. Son « Quoi ?!! » m’a même fusillée. Mais je suis bornée, alors j’ai insisté, tentant de faire vibrer en elle une fibre humaniste : « C’est déductible des impôts... » Ce qui est faux. Mais elle a souri. C’est tout un art de faire vibrer le cœur des adultes. Il faut dire qu’avec les parents que j’ai, mon éducation passive en matière de fiscalité fiduciaire et immobilière me consacrerait reine de l’évasion fiscale. Mais tout bêtement j’aspire à être poétesse. Je sais, eux aussi sont déçus.

Quoi qu’il en soit l’œil de la vieille dame s’est illuminée et elle a laissé le passage libre. Là je me sentais moins fière. Un de mes oncles aimait me lire des contes avant que je m’endorme et toujours les mauvaises sorcières dévoraient les pures jeunes filles. Hé chuis p'tête p’tite mais pas faible. Puis par nature la constitution physique d’un vieux assez vieux est plus faible que celle d’une ado teigneuse et innocente. Du moins j’étais convaincue de ma force. Et la sorcière de la sienne, ah ah.

À peine entrée, je jette un coup d’œil circulaire et je sais pourquoi je suis là. Non je ne vole rien, je n’ose même pas toucher quoi que ce soit, enfin au début.

J’adore toutes ces vieilleries, ces horloges en bronze et or posées sur ces cheminées simples mais imposantes, ces tableaux de peintres — portraitistes dont on imagine qu’ils ont dû ramer pour gommer les défauts des poseurs, ces meubles aux courbures et sillons s’enroulant indéfiniment sur eux-mêmes, serpentant jusqu’à des tiroirs aux poignées dorées. Puis les escaliers en colimaçon, eux aussi en bois, aux marches qui craquent, mes mains glissant sur le tissu recouvrant les murs à mesure que je m’élève jusqu’à l’étage. L’apothéose étant la découverte du grenier, envahi de toiles d’araignées gardiennes de trésors parfois sans valeur, mais, ah, toucher ce papier jauni et à l’encre effacée, ce livre dont la poussière jaillit dès que la lectrice du jour le recueille dans ses bras. Cette odeur d’humidité qui envahit les narines, les poutres de bois qui se croisent, à éviter à moins d’aimer les bosses, ces tapis posés là, s’y reposer, contempler le revers des tuiles la tête en l’air, ne même pas regarder à travers la fenêtre, trop sale. La nouveauté est si aseptisée, alors que toutes ces vieilleries... respirent la vie...

Cent treizième jour [le 21 février 2001]

L’eau de pluie dégouline le long de mes cheveux, puis dans mon cou, mes vêtements sont comme scotchés à ma peau, devenue froide comme le sang des crocodiles. Puis ces horribles petites boules de glace font mal à force de fouetter mon visage, et même si je baisse piteusement la tête elles trouvent toujours l’angle imparable pour me toucher. Je ne sais pas qui lance les grêlons mais c’est un fameux joueur de tennis. Je regrette juste de ne pas pouvoir les lui faire avaler en retour de coup droit ses maudits amas glacés.

Me voilà une énième fois enrhumée. Ce n’est pas le froid qui me rend malade, je supporte assez bien une balade avec une température d’un ou deux degrés Celsius. Mais il suffit que j’entre ensuite dans un bâtiment chauffé... un, deux et trois éternuements plus tard, irrésistibles bien sûr, me voilà enrhumée pour de bon, avec pour nouveaux amis tout un tas de kleenex pour quelques jours.

J’essaye bien de respirer par le nez mais il me gratouille, il me chatouille à cause de cet air frais et à nouveau... un, deux, puis trois éternuements. Jamais quatre, ni deux. Toujours trois. Allez savoir pourquoi ! Plus j’y pense, plus je me mouche, plus mes yeux se referment, humidifiés par des larmes fuyant mon corps malade. Mon cerveau alourdit ma tête, qui flanche dangereusement sur ma table de cours puis boum, dodo.

Récemment j’ai découvert un médicament magique, qui en une nuit fait disparaître toute trace de rhume. Le seul problème c’est que je déteste être esclave d’un médicament, je crains toujours que mon corps s’habitue à cette facilité et devienne plus faible. Puis en ces périodes hivernales avec ces changements de température constants je tombe à nouveau dans la maladie le jour même de ma guérison. Je refuse de prendre un cachet chaque soir comme certains prennent leurs somnifères. Alors je suis fatiguée et malade, volontairement dans un sens.

Cent seizième jour [le 24 février 2001]

Tôt ce matin le pensionnat a été réveillé par un hurlement de terreur. Il vient de la chambre d’Isabelle, celle juste en face de la mienne. Mais je reste immobile dans mon lit, tétanisée par le jour qui ne s’est pas encore levé et ce cri qui me terrorise. Des bruits de pas affolés proviennent du couloir. Des chuchotements hystériques parviennent à couvrir les hululements des chouettes qui nichent non loin de ma fenêtre. Je suis toujours immobile. Je crois que si un jour quelqu’un exécute ma condamnation à mort, par guillotine au hasard, je serai muette de peur, le corps raidi, attendant que la lame de fer vienne couper en un bruit sec mon cou qui n’a pas tremblé.

Je jette un coup d’œil au bas de ma porte et des ombres couvrent la lumière du couloir. Quelqu’un frappe à ma porte, quelques coups, assez tranquillement. Je rejette mes deux couvertures et mon drap plus loin dans mon lit. Le sol est glacé ou alors ce sont mes pieds qui sont gelés. La porte s’ouvre sans que j’intervienne, elle n’est pas fermée à clé. Servane est en face de moi, les cheveux en bataille, son pyjama en désordre et les larmes aux yeux, ses lèvres bougent mais sans émettre le moindre son, elle tombe alors dans mes bras et s’effondre en larmes.

Je regarde en face de moi, distinguant à travers la porte entrebâillée une silhouette flottant dans l’air, avec à un bout le vide, avec à l’autre bout une corde, et Isabelle entre. Elle est morte. J’ai serré Servane encore plus fort dans mes bras, tremblante d’effroi.

Cent dix-septième jour [le 25 février 2001]

Une atmosphère assez lourde pèse sur le pensionnat depuis la mort d’Isabelle. J’ai l’impression que plus aucune fille parle, elles chuchotent. Dans un sens ce pensionnat religieux redevient conforme à l’image que chacun possède d’un couvent, un lieu où personne ne parle, ou les airs affichés sur les visages sont sans vie, tristes ou encore absents. Seul le bruit des mocassins qui frappent le sol et des portes qui claquent semble toujours présent, indifférent au décès d’une jeune fille.

Toutes, nous chuchotons, par peur de celle qui est morte, par peur que celui qui a décidé de sa mort puisse choisir une nouvelle victime, celle qui aura le moins respecté la mort de son prédécesseur malheureux. Chacune s’interroge, chacune possède sa théorie sur la mort d’Isabelle, de la plus méprisante et cruelle à la plus héroïque.

Isabelle, de mon souvenir, était une jeune fille assez discrète, un peu enveloppée physiquement, ce qui suscitait les moqueries de celles qui vomissent leur unique biscotte du petit déjeuner dans les toilettes. Pas de quoi se suicider, elle-même en riait parfois, et si l’une d’elles était trop moqueuse, elle décochait dans sa figure un coup de son poing droit qui un jour avait fait valser trois dents d’une effrontée, qui pleurait alors comme une enfant, les genoux à terre, tenant avec misère ses dents dans sa main, la commissure de ses lèvres accueillant de plus en plus de hoquets sanglants. Ce qui donne à réfléchir non ?

Des gendarmes sont venus enquêter, à ce que j’imagine en les regardant rôder autour de l’École, une moue pensive sur leur visage. Mais un meurtre me semble douteux... encore que s’il y avait eu une défenestration, mais là c’est une pendaison. Enfin quand même, aucune de nous n’en est capable, même la pire des chipies n’en arriverait à un tel acte. Enfin on verra.

Cent vingtième jour [le 28 février 2001]

Une lettre a été retrouvée dans la chambre d’Isabelle. Ce n’est qu’une rumeur en fait, et dieu sait si les rumeurs circulent en ce moment, je préfère même souvent ne jamais les écouter. Cette énième rumeur laisse entendre que dans la lettre qu’elle aurait écrite elle se plaint du traitement qu’elle subit ici, des conditions de vie précaires, et je ne sais quoi d’autre, puisque j’ai préféré quitter la conversation, cette histoire ne tenant pas debout. Il me semble plutôt que sa mort est prétexte à revendications.

Le directeur nous a même réunies hier soir dans le grand salon d’accueil du pensionnat. Il était pâlot, assez mal à l’aise sans doute de se retrouver en première ligne face aux inquiétudes de nos parents, enfin de « leurs » parents, car les miens ont justement choisi un tel pensionnat en pensant qu’il me materait. Belle illusion.

Quoi qu’il en soit son discours fut insupportablement paternaliste et diplomatique, laissant entendre que son bureau est toujours ouvert, ainsi que celui des « bonnes » sœurs, afin d’écouter nos maux, si courants et « normaux » à une époque aussi « charnière » que l’adolescence, blabla, blabla et blabla. Alléluia. Amen. Oh je sais j’ai l’air assez amer ce soir, mais cet air amer est mon souvenir pour la mémoire d’Isabelle, qui même si elle devait se sentir si à l’étroit dans sa vie, n’a pas à être juste le prétexte à un discours bien-pensant qui sera oublié dans quelques jours.

Certaines pleurent même la mort de celle qu’elles ont méprisée ou même jamais connue, et ce n’est pas Isabelle qu’elles pleurent, c’est juste un vague réflexe de jeunesse qu’elles ont perdu en ayant grandi et qui mystérieusement refait surface, il faut pleurer la mort d’autrui. Puis après la vie continue... et le cas échéant pleurons la mort des boucs émissaires qui suivront.

Cent vingt-septième jour [le 7 mars 2001]

Oups. Je sors à l’instant du bureau de la religieuse chargée de la haute mission de « sermonneuse en chef » lorsque l’une de nous est trop dissipée en cours — ce qui n’est pas mon cas — ou lorsqu’on a de trop mauvaises notes. Ce qui n’est pas réellement mon cas. Je sais, si j’écris que mon professeur de maths ne peut pas me voir en peinture, ceci semble être une excuse usuelle justifiant mes mauvaises notes.

Néanmoins je déteste les maths, je ne la blâme donc pas de détester devoir me réveiller lorsque je regarde avec trop d’insistance au-delà de la fenêtre, puisque j’ai I’outrecuidance d’ignorer un somptueux raisonnement sur la division d’une équation à 6 inconnues par une équation au second degré. Vibrant. Ceci écrit sans ironie, si j’étais ironique ça se saurait. Enfin ma prof de maths n’a pas été convaincue par ce raisonnement puisque d’un bout d’index pointé vers la porte j’ai compris sans qu’un mot fût prononcé la direction que je devais prendre sur le champ. Comme quoi les maths aident à la réflexion.

La porte de la classe une fois franchie, la Florence pot de colle à mes côtés, surveille bien que j’entre dans le bureau de la Nonne Sermonzenunautre — c’est un jeu de mots. La nonne elle-même en rigole. Enfin ce n’est qu’une rumeur que je ne souhaite pas vérifier. Brr, elle est bâtie comme une nageuse est-allemande à l’époque où l’Allemagne de l’Est dopait ses athlètes, moins discrètement qu’à l’ouest dirons-nous. C’est vrai que le physique est important pour impressionner. Pourtant sa voix est assez fluette, imitant une forme de caquètement de poules. Elle a déjà retourné de jolies gifles sur les joues de celles qui ont ri en l’écoutant parler pour la première fois. Jamais deux fois. Comme quoi même sans les maths on apprend vite à réfléchir. Douce nonne.

En face d’elle, je la laisse me sermonner, préférant rager entre mes dents. Mes joues sont trop douillettes, la police est trop absente, sourde et aveugle. Alors elle parle, parle, parle... « Mademoiselle Capitolina les maths si vous saviez quelle rigueur patati patata blabla bleubleu sans elles point de discipline doudi douda blabla bleubleu ». Heureusement qu’elle ne me demande pas de répéter ce qu’elle a dit ! Un oui assez faiblement prononcé la contente. Dieu a dû lui donner la simplicité du contentement de soi. Puis je crois qu’elle m’aime bien à sa façon.

Souvent pour plaire aux adultes il suffit de réagir de la façon dont ils rêvent qu’on se comporte avec eux. Un oui de-ci de-là, quelques hochements de tête, ils se sentent ainsi rassurés et confortés. C’est d’autant plus facile si je ne dois pas les supporter quotidiennement. Sinon... le jour où je m’énerve... comme avec ma prof de mathématiques...

Cent vingt-huitième jour [le 8 mars 2001]

Notre exploration du grenier de l’École se poursuit avec toujours la même délicatesse, Servane marchant même à pas de chats, moi à pas feutrés, pour que le bois du parquet ne craque pas.

La concierge a en fait entendu des bruits quelques jours plus tôt et elle a lancé son rouquin chaton dans le grenier, à la recherche de terrifiantes souris ou de rats voraces, elle-même n’osant pas se promener ici et vérifier personnellement leur présence étant donné que les petites bêtes l’effraient. Le chaton, lui, ne trouve que deux grandes jeunes filles l’accueillant avec douceur dans leur bras et le câlinant, gratouillant amoureusement son cou aux poils soyeux. Je pense que c’est tout au moins aussi intéressant pour lui qu’une chasse aux souris.

Je me méfie des vieilles caisses qui traînent ici, ce sont des nids à échardes, les plaques de bois se décomposent en fines pointes perçantes, comme un hérisson tente de se protéger avec ses épines. Souvent par mégarde, je sens ces épines s’enfoncer sous la chair de mes doigts, le plus douloureux étant d’utiliser la pointe d’un compas pour élargir la blessure afin de saisir le minuscule morceau de bois avec une pince à épiler. Difficile, douloureux, mais une aventurière comme moi ne peut quand même pas porter des gants épais de nombreux centimètres lorsqu’elle farfouille parmi toutes ces vieilleries, il faut savoir risquer sa peau !

Servane m’amuse beaucoup, car craignant les échardes elle semble prendre mille précautions avant de poser déjà un doigt, puis deux, trois... et enfin sa main sur la poignée ou la serrure qui ouvre les malles. Elle est moins efficace mais ses mains restent plus belles. Ce soir j’espère approfondir ma recherche dans une malle qui contient apparemment plein de vieux objets confisqués à nos pensionnaires prédécesseurs. Notamment un étrange cercle de fer gros comme une capsule de bouteille prolongé d’un bout de bois et d’un élastique sur le point de se déchirer. Peut-être une arme. Peut-être un jouet.

Cent trente-deuxième jour [le 12 mars 2001]

7 h du matin, le directeur utilise son nouveau joujou et hurle dans le couloir par l’intermédiaire d’un haut-parleur. Un message reçu fort et clair, indiquant qu’il est interdit de quitter nos chambres, pour cause de « revue ». Précisément, au moment où il a donné son ordre, chacune de nous s’est postée assez martialement devant la porte de sa propre chambre, afin d’éviter de supprimer ou de cacher quoi que ce soit d’interdit. Ouille, c’est à ce moment que je regrette de n’avoir pas mieux lu le règlement intérieur de l’École.

Le directeur est cerné par deux nonnes, trois autres commençant à fouiller les chambres de l’autre bout du couloir, comme un étau qui se resserre. Cette technique me rappelle essentiellement celle des contrôleurs des chemins de fer, qui une fois dans un wagon, chacun à un bout, s’approchent l’un de l’autre, et l’autre de l’un. Quand ils sont trois la situation est plus complexe, eux-mêmes hésitent tactiquement.

Et qui est à un bout du couloir ? Gagné, moi ! C’est la religieuse qui nous sert « d’assistante sociale — mère de substitution » qui inspecte ma chambre, mes tiroirs, mes placards. Les traits de son visage sont fins, sa voix est suave et maternellement douce, jamais je n’imaginerai ce petit bout de femme élever la voix. Dans ma tête je tremblote en pensant à tout ce que je cache, plus ou moins discrètement, à tout ce qui me sera pris, puis à tout ce qui aboutira à une punition. À quel point faut-il être maudite pour qu’elle découvre autant de choses ?

Premier tiroir tiré vers elle et du dessous s’échappent un couteau et une cuillère, qui pendent péniblement, retenus par un fil, ou plutôt un morceau de scotch que j’ai appliqué trop vite apparemment. Elle tourne ses yeux méfiants et interrogateurs vers moi. « Euh... je mange parfois dans ma chambre de la confiture et du beurre... » J’ai failli être fière de ma réplique cinglante, mais au même instant elle me fait remarquer que ce couteau et cette cuillère sont la propriété de l’École, ou de ses cuisines plutôt. Je soupire. Elle soupire tout en glissant le couteau dans sa poche, mais reposant la cuillère dans le tiroir. Ce couteau me manquera, j’aimais parfois me promener dans le jardin et découper des fleurs ou encore dessiner sur les troncs de certains arbres, non pas des graffitis mais sculpter dans ce bois vivant, comme des tatouages.

Elle poursuit sa quête, soupesant un sac plastique contenant mes vêtements sales. C’est l’endroit idéal pour y cacher ce qui est interdit, aucun inquisiteur ne peut oser mettre la main dans un tel sac. C’est pour cette raison que je n’y mets strictement rien, puisque si eux pensent que je pense ce qu’eux pensent alors ils... et la religieuse renverse à cet instant de ma réflexion le contenu du sac par terre. Bien joué Aela, futée la fille parfois ! Il faut dire qu’avec la mère que j’ai, j’ai été habituée en 16 ans à être plus rusée que ces violeurs de vie privée, ces enquiquineurs en série de secrets. Elle n’a rien trouvé et ne trouvera rien d’autre. Je n’ai donc à m’attendre qu’à une seule punition demain. Peut-être.

Cent trente-troisième jour [le 13 mars 2001]

La file d’attente est longue devant le bureau du directeur. Chaque fille tente d’éviter le regard de ses camarades. Céline a même les yeux encore rougis par le sel de ses larmes. Son hamster a été découvert hier et aussitôt noyé dans le lavabo par « Tue-mouches », la plus puante religieuse, au sens propre du terme avant cet acte, au sens figuré aussi dorénavant.

Quand j’ai appris ça, j’ai eu envie de lui verser de l’alcool sur sa chevelure et d’y jeter une allumette. Je ne comprendrai jamais cette méchanceté gratuite qui tient du sadisme. Elle le paiera, mon cerveau de défenseuse de la veuve et de l’orphelin est déjà en train de bouillonner une vengeance.

Voilà c’est à mon tour d’entrer dans son bureau. Le directeur me tourne encore le dos, regardant à travers sa fenêtre. Il a dû oublier que quelques mois plus tôt il a mis en scène le même numéro. « Alors mademoiselle Capitolina, on se retrouve ? »

Non... il ne m’a pas oubliée. « Pourquoi avez-vous volé ce couteau ? » Pourquoi, oui, tiens, pourquoi avoir « volé » ce couteau. « C’est un emprunt monsieur, j’avais besoin d’un couteau, le règlement interdit toute forme d’arme, alors j’ai emprunté ce couteau, d’ailleurs d’une faible valeur, c’est un banal couteau et il est même tordu si vous regardez attentivement, alors... » « Alors vous connaissez la punition non ? »

Pff, des fois je me demande à quoi ça peut bien servir de plaider sa cause si la décision a déjà été prise. « Cette après-midi, de 16 heures à 18 heures, vous défricherez le potager de Sœur Messien, avec ce couteau qui coupe si mal selon vous. Si deux heures ne suffisent pas, vous savez dorénavant ce que vous ferez ces 7 prochains jours, n’est-ce pas ? » Oui, j’ai compris... et j’ai retenu mes nerfs l pour ne pas claquer la porte. Enfin pas assez puisqu’elle a claqué, et le directeur de hurler : « Le labyrinthe aussi ! 15 jours ! »

Si je ne deviens pas écrivain un jour, je me reconvertirai dans le jardinage.

Cent trente-cinquième jour [le 15 mars 2001]

Oh mes aïeux, qui s’ils me voient de leur tombe peuvent s’apitoyer sur mon sort. Ce matin j’ai eu de la peine à me tirer hors de mon lit, des courbatures paralysant le bas de mon dos, mes cuisses, mes mollets et même mes poignets ! J’ai commencé à purger ma peine hier après-midi. Je ne savais pas que le jardinage, précisément le défrichage, pouvait être une activité aussi sportive.

Elle semble obliger certains muscles à beaucoup travailler. Ce n’était d’ailleurs pas si désagréable pour une première journée. Je me contente de regretter qu’à cette époque de l’année le potager soit si vide de fraises goûteuses, de tomates gorgées de jus ou encore de ces framboises velues qui picotent la langue. Là, à part des mauvaises herbes et de la terre sèche, rien à se mettre sous la dent. Défricher ce potager est une punition jusqu’au bout du râteau, de la bêche et de la binette.

Pour me motiver j’espère même naïvement découvrir un trésor. C’est naïf c’est sûr, quand je pense au nombre de jeunes filles punies ici, si un trésor avait dû être découvert, il l’aurait été trois cents ans plus tôt. Enfin le grand air et le froid me revigorent tout de même, et après une journée de cours, et deux heures de travaux pénitenciers, je suis si fatiguée que je dors toute la nuit comme un bébé. Dodo.

Cent trente-sixième jour [le 16 mars 2001]

Ma fatigue physique provoquée par la punition a repoussé sine die les escapades de nuit au grenier. J’ai à peine le temps de discuter de temps à autre avec Servane, qui se morfond des nuits à apprendre le solfège sans émettre le moindre bruit, une Iubie de ses parents qui souhaitent qu’elle devienne une éminente violoncelliste.

Céline, quant à elle, reste cloîtrée dans sa chambre. Elle est si solitaire, je comprends que la capture puis l’assassinat immédiat de son hamster aient renforcé son mutisme. Je mûris pourtant sa vengeance, comme si j’étais la victime directement atteinte. Il faudrait que je cesse de me voir comme la Zorro de cette partie du monde, limité il est vrai à quelques kilomètres carrés de terrain et à quelques dizaines de kilos de nonnes.

Tout en binant ces terres arables je mûris mon plan. Tue-mouches ne doit pas être trop visiblement attaquée. C’est l’inconvénient essentiel de la vengeance, il ne faut pas que l’origine du coup semble venir de l’une d’entre nous. Il faut que la fatalité soit perçue comme l’unique responsable ou alors... que la nonne soit considérée comme la fautive... et là j’ai ma petite idée.

C’est ma punition qui me l’a généreusement donnée. Comme je l’ai écrit, non seulement je dois nettoyer le potager mais aussi le pourtour du labyrinthe. Personne ne se balade jamais le long de ce dernier, l’intérêt étant justement de se balader à l’intérieur de lui. Or mon oncle Joseph, souvent si insupportable avec sa science des champignons — mycologie ennuyeuse à mourir — m’emmenait chassait le champignon tandis que d’autres chasseurs préféraient voir couler le sang d’animaux sauvages.

Mon expérience en champignons est suffisamment importante — enfin je l’espère pour la nonne — car j’ai trouvé une espèce de champignons sans effet à petite dose, mais à dose importante il provoque des hallucinations chez l’ingurgiteur. Le seul problème étant que Tue-mouches parvienne à en absorber autant, c’est ce qui me pose problème, pour l’instant...

Cent trente-huitième jour [le 18 mars 2001]

Je bénis les films de sorcellerie que j’ai pu regarder. En effet, puisqu’il est impossible que Tue-mouches se nourrisse de ces champignons d’une manière traditionnelle — je vois mal comment lui offrir uniquement à elle quelques champignons — j’ai pensé à en réduire quelques centaines de gramme en fine poudre, puis d’incorporer la poudre à... une boîte de chocolat qui aurait, ô hasard, été abandonnée à un endroit où elle passe seule, exclusivement.

Théoriquement, ce plan est habile. Mais en pratique, avec Servane, nous avons eu un mal fou à réduire en poussière les champignons. Déjà mon impatience était telle que je refusais d’attendre que l’air campagnard sèche naturellement nos armes champignonesques sinon dans trois semaines on serait encore là à attendre et à ruminer en silence devant des champignons plus en décomposition qu’en poudre. Des truffes au chocolat avec un goût de roquefort, j’ai des doutes !

Servane, se souvenant de techniques scouts, a conçu un petit feu, vite devenu un petit tas de cendres, dans lequel elle a plongé les champignons découpés en lamelles et enfermés dans du papier aluminium. Le résultat n’est pas fantastique, l’odeur est épouvantable mais si les yeux font un effort ils voient une sorte de poudre, peu fine je le reconnais. Mais bon c’est un signe que nous ne sommes pas encore des sorcières douées. Quoi qu’il en soit, fine ou pas, la poudre est là. Reste à s’en servir.

Il me reste de Noël dernier des truffes au chocolat qui ont autant de chocolat qu’une fève de cacao contient de pépins de raisin, ce n’est donc pas du gâchis. Je malaxe une truffe avec un peu de poudre de champignons, et ainsi de suite, voili voilou. C’est dégoûtant, ça colle aux doigts, il faut être morte de faim pour manger cette mixture mais espérons qu’elle sera gourmande à ce point.

Cent trente-neuvième jour [le 19 mars 2001]

J’en ai assez de bêcher ce potager ! Fichue terre ! Et mes si jolies mains, douces et fines, ravagées par ces travaux manuels au grand air. Non seulement les ampoules les défigurent, mais en plus je dois les percer et une peau toute molle et flasque apparaît. Bouh. Si je continue encore trois jours, mes mains vont ressembler à celles des sorcières dont je parlais hier, flétries, jaunies, dures comme les écailles des caïmans.

J’ai à peine eu assez de volonté pour transporter la boîte de truffes empoisonnées et la déposer contre une poubelle rarement utilisée, feignant d’avoir voulu la jeter. Je sais, c’est assez optimiste de penser que Tue-mouches portera son regard sur cette poubelle, puis regardera de plus près cette boîte et enfin osera la prendre alors qu’une personne semble avoir voulu la jeter. Puis encore faut-il qu’elle aime les truffes !

J’avoue être assez dépitée. Rien ne semble aller en ce moment. Même les petites vengeances deviennent irréalisables lorsque le projet se concrétise. Misère ! Enfin j’espère que ce soir elle la prendra lors de son tour de garde.

Cent quarantième jour [le 20 mars 2001]

Ce matin la boîte n’était plus là. La poubelle était d’ailleurs entièrement vide. Ah je n’aime pas ça du tout. Finalement n’importe qui a pu la prendre. Aïe, j’avoue être inquiète. J’ai le pressentiment que c’est le hasard qui m’informera des résultats de ce projet. Depuis deux jours je n’ai même pas eu le temps de revoir Servane, je me sens assez isolée.

Enfin puisque c’est fait, c’est fait, je ne devrais pas me ronger les sangs... mais ma maudite bonne conscience, qui se réveille toujours au mauvais moment évidemment, laisse entendre que la victime sera une autre personne... ah si elle aussi se met à me culpabiliser !

Mais bon, ces champignons n’ont rien de bien dangereux, ils provoquent juste certaines pertes de mémoire temporaire et de rares hallucinations. Mon oncle s’était amusé à en mettre dans une omelette préparée pour ma tante, soit son épouse, et la pauvre, quelques heures plus tard, devant sortir dîner en ville, est sortie en chaussettes jusqu’au garage, puis a conduit en chaussettes jusqu’au restaurant ! C’est à ce moment, dieu merci pour son amour propre, qu’elle est redevenue lucide.

Mon oncle a rasé les murs de nombreuses semaines suite à cet incident. Elle le suspectait mais il a toujours nié. Il faut dire qu’elle est une « mégère », ce genre de femmes qui ne font aucun ombrage aux veuves noires, ces mignonnes araignées qui dévorent les mâles qui les ont fécondées. Ah si seulement les hommes savaient que toutes les femmes c’est la même chose, hi hi.

Bon, faut que je file en cours, j’essaierai d’observer les comportements suspects toute cette journée. Qui sait ! Puis moi aussi je nierai tout !

Cent quarante-deuxième jour [le 22 mars 2001]

Je venais juste de sortir de la salle de cours lorsque Céline a enfoncé ses doigts dans mon bras. J’ai aussitôt envoyé un sourire douloureux à son attention. J’étais sur le point de lancer une remarque désobligeante lorsque d’un doigt posé sur sa bouche j’ai compris que je devais me taire et l’écouter religieusement. Ce qui nous a surprises, ma plainte embryonnaire et moi, toutes deux laissant à Céline une chance de justifier cette agression.

Elle tire mon bras ! C’est à peine si je ne trébuche pas ! Elle semble prête à me traîner à terre comme la petite fille avec son ourson pendouillant, main dans la main, pendu et perdu à sa suite. Si je n’étais pas si surprise j’aurais bien eu une pensée cynique pour voir dans cette scène imaginaire un symbole de la cérémonie religieuse du mariage. Mais Céline continue de me tirer derrière elle, me jetant subitement dans les toilettes du rez-de-chaussée, claquant la porte derrière elle, puis une seconde plus tard elle bat toutes les portes afin de vérifier que personne ne satisfaisait quelque besoin pressant et vital, au moins est-ce ressenti ainsi. Personne. Juste elle, juste moi. Elle est essoufflée et grimaçante, moi avec ma moue dubitative attendant quelques explications.

Elle chuchote, je tends l’oreille. Son débit de parole est si élevé que je dois redoubler d’attention pour saisir des mots, toujours à la volée... religieuse, bureau, directeur, position, toucher — attoucher ? — rougir, bruits... S T O P ! ! ! J’empoigne les épaules de Céline avec mes deux mains, comme dans les films mafieux, je lui hurle de se calmer.

Elle me regarde sans dire un mot pendant de longues secondes. Puis d’une voix parfaitement calme et sans vie elle me lance : « Mireille est sortie pendant le cours de géo, elle se baladait comme d’habitude dans les couloirs et a surpris des bruits étranges en passant près d’une porte. Elle s’est arrêtée et a entendu distinctement des soupirs étouffés de plaisir. C’est ce qu’elle dit en tout cas. Estomaquée, elle s’est approchée plus près mais vu son équilibre légendaire elle s’est vautrée comme une patate sur la porte. Ne ris pas Aela ! Elle s’est enfuie en courant, se cachant in extremis dans le débarras, le directeur et une sœur sont sortis du bureau, avec un air honteux et maladif sur le visage. Chacun est parti dans une direction, titubant comme s’ils étaient saouls, c’est ce qui l’a intriguée, leur démarche hésitante... alors voilà... »

Alors voilà... j’ai baissé les yeux puis j’ai quitté les toilettes.

Cent quarante-troisième jour [le 23 mars 2001]

J’ai rasé les murs toute la journée. À croire que je m’entraîne à entrer dans des commandos paramilitaires spécialistes en furtivité. Les rumeurs se sont amplifiées toute la journée. Ce sont même plus que des rumeurs, la religieuse qui a été surprise par Mireille sortant du bureau du directeur n’a pas été vue de la journée, elle aurait même quitté le pensionnat hier dans la nuit, c’est ce que m’a dit la concierge.

Tout ceci est très barbaracartlandesque, je m’imagine Journaliste à sensations, créant des titres plus racoleurs les uns que les autres : «Du rififi au pensionnat !», «La nonne et les chocolats hallucinogènes !» Bien, d’accord, je ferais une mauvaise journaliste à sensations, mais je n’ai aucune vocation je le jure !

Je me sens à moitié coupable. C’est sûr, il faut être assez naïf pour penser que les religieuses ne sont pas aussi des femmes comme les autres, mais ce qui me peine c’est que j’idéalise ces vœux de chasteté, comme si leur amour exclusif pour un dieu, même s’il n’existe pas à mes yeux, est d’une beauté inouïe, pure, un amour qui existe sans recherche d’un plaisir sexuel, un amour qui existe en soi. C’est beau en théorie... mais il lui a suffi de quelques chocolats, certes un peu drogués, pour que sa volonté cède. Cet amour n’a jamais été pur, c’est par un effort de volonté qu’elle était chaste. Ce qui me semble assez idiot, c’est un refoulement. Autant aimer un être humain pour tout ce qu’il nous apporte, et aimer un dieu pour d’autres choses. Aimer exclusivement un être, oui, mais s’il faut se forcer pour être fidèle... c’est bête me semble-t-il.

Enfin c’est triste pour elle, et ce n’est même pas Tue-mouches. Jamais elle ne trouverait qui que ce soit, car si même |'énergumène était privé de vue, d’audition et d’ouï, sa beauté intérieure doit être cachée bien profondément.

Enfin, tout ce scandale alors que ce sont juste des êtres humains comme les autres. Juste des humains comme les autres, ni plus nobles, ni plus immoraux. Juste des humains comme les autres.

Cent quarante-sixième jour [le 26 mars 2001]

Ils enquêtent. Un nouveau directeur vient même d’arriver. Je me doutais que la moindre personne un peu lucide trouverait surprenant que deux personnes, en même temps, soient surprises dans un état second, bégayant avec maladresse, un sourire grimaçant déformant leur visage. Une « intoxication alimentaire », c’est l’expression douce qu’ils ont trouvée, ce sont plutôt mes chocolats qui ont été trouvés.

Ce qui me fait sourire... c’est qu’ils nous interrogées, toutes. Même moi, bien sûr. L’enquêteur, peu habile, a tenté de percer ma vie privée, se demandant si une jeune fille telle que moi était susceptible d’être une droguée. Honnêtement, c’est une enquête du pauvre, si jamais quelqu’un était drogué, pourquoi cacher ces substances dans des truffes au chocolat ? Autant les ingurgiter normalement, à moins de penser à ces personnes qui plutôt que fumer du cannabis en consomme grâce à des petites galettes fabriquées avec. Enfin cette idée me semble tirée par les cheveux.

Mes airs de petite fille sage et mes réponses laconiques ont rassuré l’enquêteur, déjà à moitié endormi, soulagé que je ne sois pas une droguée, une de moins, c’est déjà ça de gagné pour sa journée de labeur qui apparemment tranche singulièrement de son inactivité quotidienne. Rien ne se passe jamais dans nos campagnes. Il doit dormir sur son bureau.

Ce qui me chagrine c’est surtout d’avoir manqué Tue-mouches, toujours impunie. Je me sens même bien lasse de toute cette affaire, je fais une pitoyable machiavélique. J’aspire à retourner avec Servane dans mon p’tit grenier, à lire des contes chacune à son tour et à compter les toiles d’araignées. Si Tue-mouches doit être punie, laissons le destin s’en charger. Il est souvent plus cruel. C’est tout juste si je n’insinue pas que j’ai accompli une bonne action en voulant la punir toute seule ! Quelle fille culottée !

Cent quarante-huitième jour [le 28 mars 2001]

Je suis excédée. J’ai eu le goût ce matin, dans mes pensées les plus noires, de voir ma prof de maths pendue au bout d’une corde, se balançant au gré des bourrasques de vent, filmée à la Ennio Morricone, soit lentement et longtemps, ou encore allongée dans un caniveau avec l’eau des égouts contournant leur nouvel obstacle. Dans mes pensées je l’imagine mourir, ou plutôt je l’imagine déjà morte, peut-être par lâcheté, pour me sentir innocente, mais quoi qu’il en soit elle est définitivement morte et j’aime sans aucun plaisir la regarder sans vie.

Aimer sans aucun plaisir, juste le soulagement de voir cette femme imbécile et crétine enfin disparue, impuissante à jouer des coudes pour s’imposer, à rabaisser n’importe qui, profitant de son pouvoir pourtant modeste de professeur dans mon école.

La voir morte me réconforte un peu, car je ne peux pas lutter contre elle. Pourtant j’ai en moi tous ces mots et toutes ces phrases qui pourraient la heurter, la blesser, la réduire en poussière, je les maîtrise et je connais sa personnalité, il est si facile de détruire psychologiquement ces dictateurs. Le seul problème c’est qu’elle possède le Pouvoir. Si je m’oppose à elle, c’est mille tracas administratifs qui me tomberont dessus.

Voilà toute ma douleur, devoir baisser les yeux et enrager en silence, pour ne pas compromettre mon avenir. Il serait si doux et tentant de la briser... pour un plaisir fugitif sur le moment, et peut-être un amour propre intact durant quelques années. Mais si je le fais, je suis renvoyée, et voilà, tout est à recommencer, ailleurs. Je dois céder à des imbéciles afin de préserver mon avenir, afin que le présent peu radieux ne dure pas plus longtemps. Sois sage Aela, sois obéissante, soit ne sois pas toi. Cette imbécile ne voit le monde que de son ego aveuglé et elle tente de briser le mien, parfois sans intention malveillante, elle est si tristement aveuglée qu’elle croit à ses propres chimères. Contre le monde entier elle a raison... ne sachant même pas ce que le monde entier peut penser…

Elle ne sait pas qui je suis mais elle m’insulte, ou pire, nie mes capacités. Sa propre incompétence suinte des pores de sa peau, chacun sait au sein de cette école qu’elle est incompétente, mais elle ne le sait pas, c’est son drame. Pauvre petite professeur, protégée par son ancienneté. Tout comme les fondations des maisons ne sont jamais touchées.

Ce matin j’ai failli céder. J’ai commis une erreur d’étourderie dans un exercice, alors que depuis quelque temps je devenais réellement douée, et elle a enfoncé le clou pendant de longues minutes, répétant encore et encore ma faute, me souriant d’un sourire de cruche, comme si j’étais marquée à vie par cette simple erreur... 1000 réussites, 1 seule erreur, mais pour ces gens-là c’est le prétexte qui les rassure.

J’ai eu le goût de lui faire avaler ma copie. Une seconde de plus et verbalement je l’agressais. Miraculeusement elle s’est calmée, face à mon silence buté. Car que répondre à la bêtise humaine des incompétents soulagés de trouver des erreurs chez autrui ? Rien.

Je suis moi-même effrayée de sentir mon sang gonfler et chauffer mes joues, prête à bondir sur cette proie et planter mes crocs dans sa gorge. Des jours comme ceux-ci je me dis que je devrais faire de la boxe pour évacuer ma rage intérieure. Je sens au fond de moi que le jour où j’exploserai, je réduirai en poussière celui qui a versé la goutte de trop, qui sera puni aussi pour tous ses prédécesseurs et ses actes antérieurs. Ce qui est injuste, je le sais...

Cent cinquantième jour [le 30 mars 2001]

Lors de la séance de sport j’ai abandonné mes pauvres camarades qui ont continué à courir autour du parc de l’école avec notre athlétique professeur, monsieur « gonflette ». J’ai prétexté une douleur au genou, vieux souvenir de l’été dernier, de balades en haute montagne où mes enjambées ont trop sollicité mes articulations. J’ai plutôt eu envie de me reposer, épuisée nerveusement depuis trois semaines. Le prof m’a laissée rentrer seule. « Tu connais le chemin hein ! »

Oui bien sûr... j’en ai profité pour bifurquer vers la forêt, ayant au moins trois gros quarts d’heure avant qu’elles ne bouclent le tour de l’école. Surtout que même les plus nulles en course ont été obligées de venir courir, et honnêtement, notre prof a du souci à se faire, il va sans doute devoir en porter deux ou trois mortes d’épuisement largement avant l’arrivée, et en traîner par terre encore trois ou quatre sur le dernier kilomètre. Enfin on n’est pas des coureuses est-allemandes dopées au sang de tortue, il faudra bien qu’un jour il s’en rende compte !

En me promenant parmi tous ces arbres qui me surpassent de dizaines de mètres de haut, je me sens toute petite, mais pas effrayée du tout. Je me sens protégée au contraire, comme s’ils étaient mes grands frères, prêts à s’abattre sur ceux qui me chercheraient des ennuis. Puis cet endroit possède les senteurs et les bruits de la vie dont mon cœur se délecte, les parfums naturels de pin, les écureuils qui se coursent poursuivent sur les troncs, trop mignons ceux-là, puis les lapins qui se terrent alors que je suis à quelques lieues d’eux. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, encore une petite vérification, et hop, le bout de leur queue disparaît à jamais.

Un ruisseau sillonne cette forêt, peut-être sont-ils plus nombreux, mais je ne vérifierai pas car même si j’affirme me sentir en sécurité, ce n’est pas au point d’être naïve et de me perdre ici, je ne m’avance jamais trop loin à l’intérieur. Puis j’ai vu le documentaire Projet Blair Witch, alors sans façon je ne m’aventurerai en pleine nuit dans une forêt qui s’étend à perte de vue !

Ce ruisseau est un peu maigre, il creuse la terre et les branches de bois de l’automne dernier. Son eau est glaciale, ce n’est que le printemps, puis de toute façon, au nord de |'Europe l’eau n’est jamais tiède, quelle que soit la saison. Je laisse donc mes petits pieds bien au chaud dans leurs chaussures de sport et leurs chaussettes calorifuges. C’est un adjectif mignon, le préféré de mes petons sensibles au froid !

Par contre mes mains ne craignent pas l’eau fraîche, et du bout des doigts je pianote tant bien que mal la surface du ruisseau, aux tourbillons inattendus. Peu de temps... il faut déjà rentrer... retourner à la civilisation... horreur... j’aimerai rester prisonnière ici, que les branches des sapins m’empêchent de repartir... ce ne serait pas ma faute alors, c’est eux qui me retiennent, ah la belle excuse.

Cent cinquante-deuxième jour [le 1er avril 2001]

À pas de velours je sors de ma chambre, il est à peine une heure du matin, mais déjà dimanche. Honnêtement, un premier avril, je ne peux résister à l’envie de tester mes projets farfelus sur celles qui sont restées au pensionnat ce week-end. Aujourd’hui c’est le jour où tout est possible.

Certes, j’ai toujours eu horreur des personnes qui ont abusé de ma crédulité ces jours-là, mais je me suis rendu compte qu’en devenant auteur de poissons d’avril on pense tant à piéger les autres qu’on se méfie de tout ce jour-là et personne ne peut plus nous atteindre, au moins pour les plaisanteries les plus abracadabrantes. C’est sûr que si quelqu’un me colle un poisson dans le dos avec un bout de scotch... enfin, je ne pense pas être paranoïaque au point de tâter mon dos toutes les trois minutes afin de vérifier sa virginité piscicole ! Si on peut dire. On peut pas ? Bon !

Je préfère agir. Tôt même. Trop tôt pour celles qui dorment encore. Je traverse le couloir des chambres afin de rejoindre la cuisine, le lieu de mes méfaits. Non non, j’ai laissé tomber mes champignons hallucinogènes !!! Je pense à quelque chose de gentil et mignon.

Alors que je me perds dans mes pensées, je vois de la lumière se glisser sous la porte de la chambre de Florence, ainsi que quelques murmures et gloussements de jeunes filles. Une réunion... tiens tiens... malgré le risque, je colle une oreille contre la porte, tentant de percer des secrets. Peine perdue. Ce n’est que dans les films qu’on doit entendre ce qui se dit à travers des portes aussi épaisses. Tant pis, je poursuis mon chemin, pensant toutefois à ce qu’elles peuvent mijoter, ce qui ne doit être ni gentil ni mignon. J’ai intérêt à les éviter aujourd’hui. Et au moment où j’écris ces lignes je sais que j’ai bien fait de les éviter...

Bref, je parviens à rejoindre la cuisine sans encombre, j’ai juste failli écraser la queue de Poil-de-carotte, le petit chat rouquin de la concierge, qui dort n’importe où décidément. Et moi qui croyais que la nuit les chats faisaient les fous. Non, certains chats dorment 24 heures sur 24 !

Ah, je suis heureuse de constater que les énormes casseroles où on met le lait du petit déjeuner sont déjà sorties de leur cachette. Je redoutais d’avoir à explorer les dizaines de placards de cette cuisine qui semble avoir été conçue pour nourrir des géantes, encore que mes camarades... passons !

J’ouvre les pots de lait qui ont été rapportés d’une ferme voisine hier soir, du bon lait bien frais... du bon lait fermier... je subtilise dans un buffet contenant des boîtes de conserve une bouteille de soupe de poissons dont je verse rasade après rasade le contenu dans les cinq pots de lait. C’est un dosage assez difficile à réaliser, mais le lait fermier, heureusement, possède originellement une teinte jaunie, toutefois il ne faut pas qu’il s’en dégage une odeur pestilentielle de poisson pourri. Juste un arrière-goût ! Lalala !

Voilà, le dernier pot est refermé, je souris intérieurement puis je cours retourner me coucher... Florence discute toujours avec ses copines...

Cent cinquante-troisième jour [le 2 avril 2001]

Elles sont toutes les sept enfermées dans leur chambre, sept d’entre elles, sept de la bande à Florence. C’est avec un plaisir non dissimulé que Tue-mouches a décoché à chacune d’elles un coup de pied dans la masse gélatineuse de leurs fesses, provoquant ainsi une entrée accélérée dans leur chambre. Et des larmes coulent plus rapidement sur leurs joues.

Deux d’entre elles pleuraient déjà depuis la fin de matinée, mais cette religieuse n’est pas connue pour son sens de la pitié. Je ne sais pas ce que Dieu lui a dit lorsqu’il est apparu devant elle pour qu’elle devienne nonne mais à mon avis il a dû se tromper d’adresse, c’est dire s’il est préférable de recruter soi-même et de ne déléguer aucune mission à ses archanges qui eux-mêmes délèguent aux anges... déchus.

J’ai l’air de plaisanter mais c’est désolant que des personnes aussi viles puissent hanter des lieux où l’humanité est supposée primer sur toute autre considération... pitié, commisération, pardon... autant de mots creux alors ?

Je préfère ne pas y penser c’est contraire à ma philosophie de penser à ce qui « devrait être », je perds ainsi moins de temps à imaginer un monde imaginaire, je préfère voir la réalité et peut-être la transformer... mais pour le pouvoir que je possède... j’oublie pour l’instant.

Ces jeunes filles ont été moins habiles que moi, ou alors elles sont moins chanceuses. Elles ont été prises sur le fait vers 6 heures du matin, selon ce que les rumeurs laissent entendre. Poil-de-carotte a eu l’idée lumineuse de sauter sur un des mollets d’une de ses tortionnaires, qui aimait à lui lancer des cailloux, plantant ses dents acérées dans la tendre chair, le tout amenant la jeune fille à pousser des hurlements de terreur qui ont réveillé la concierge et Tue-mouches. Et nous et nous et nous.

Une fois sur les lieux il n’y avait qu’à constater l’embryon de leur plaisanterie. Des gouttes de colle indécollable ont été posées à l’intérieur des manches des robes des religieuses, dont les rebords ont été pliés de cinq centimètres... ainsi elles devenaient ridiculement courtes... ce qui est bête dans cette idée c’est que les dégâts sont autant de preuves d’une malveillance. Même si moi je prends plaisir à inventer des scénarios douteux et à les mettre en application il n’y a souvent aucune trace de mes actes, le doute est toujours permis. En ce qui les concerne, elles... aucun doute était possible, seuls des êtres humains ont collé les manches. Mon lait fermier, lui, pouvait parfaitement être avarié, tout comme les truffes au chocolat.

Dans un sens c’est mieux qu’elles aient été prises sur le fait, sinon la punition aurait été collective, ce qu’elles auraient préféré sans doute. Elles risquent l’exclusion de l’école en tout cas. Quant à mon propre poisson d’avril... le résultat est assez décourageant et navrant, les quelques gouttes de soupe de poisson semblent avoir donné un petit goût de noisette [sic] au lait du petit déjeuner. Jamais mes consœurs ne l’ont trouvé aussi goûteux. Je suis perplexe. Est-ce ainsi que les grands cuisiniers inventent de nouvelles recettes et de nouveaux goûts ?

Ma vocation de comique troupier est découragée.

Cent cinquante-cinquième jour [le 4 avril 2001]

Je m’ennuie tant dans cette école perdue dans les terres. Je m’ennuierais même si dix discothèques répandaient leurs sons synthétiques chaque nuit, même si les plus talentueuses troupes théâtrales répandaient leurs paroles verbeuses et exagérées sur des planches de bois menaçant de céder sous leur poids.

Je rêve d’être une enfant futile et étourdie, glissant sur les escaliers de l’école transformés à jamais en toboggan, balançant mes jambes dans le vide depuis les balançoires qui auront remplacé les chaises des classes de cours, écoutant les leçons de latin allongée sur des coussins moelleux aux couleurs hippies, déjeunant cachée parmi les tiges de blé, jouant avec leurs grains, effeuillant des rouleaux de maïs, nourrissant les cohortes de fourmis affamées, laissant les hautes herbes écorcher mes jambes, courant toujours plus vite vers la falaise, puis m’arrêtant net, le souffle coupé par ma course, coupé par les vagues qui fracassent les rochers plus bas. Je veux juste sentir la nature et ne plus réfléchir, retirer toutes ces responsabilités de ma tête, tous ces projets pour vivre puis survivre au cas où, blabla... sortir de ce monde où mes ancêtres ont tout réglementé, ordonné, hiérarchisé, du prémâché prêt à consommer. Une mécanique huilée sans surprises.

Dans mes rêves éveillés les plus sombres j’imagine des rivières de feu enflammer la forêt qui nous entoure. Je me sens prête à mourir sereinement, grillée, asphyxiée par la fumée qui me cajole, défenestrée par les appels d’air, puis enfin calcinée... réduite en poussière et j’aime imaginer que mon petit tas de cendre serve d’engrais, même pour des orties, pissenlits ou autres végétaux mal-aimés mais au moins j’aiderai à l’épanouissement de la vie.

J’ai besoin d’autres choses, de réelles aventures, de parcourir les mers à la recherche de trésors. Je rêve d’être archéologue sous les océans, plonger dans ce monde pas si silencieux, me sentir dorlotée par les eaux qui entoureront mon corps, gratter le sable et les coraux pour réveiller des épaves et percer leurs histoires. Tout pour oublier ce monde si terre à terre, où les traces des êtres humains sont trop visibles, partout, leurs routes, leurs chemins, leurs usines, leurs maisons, leurs villes, leurs décharges, leurs monuments et musées, théâtres, tout...

Cent cinquante-septième jour [le 6 avril 2001]

C’est sans doute un avantage de cette école privée, nous partons demain à l’aube vers le côté ouest de la forêt, pour une petite semaine de... j’ose à peine prononcer le mot : vacances. C’est une sorte de séjour pour que les élèves « communient » avec la nature.

Le directeur nous a réparties en 7 groupes de 13 filles, grosso modo, et disséminées à quelques endroits stratégiques, je suis gentille de parler de stratégie car la stratégie en l’occurrence c’est de ne pas savoir où on va. Mais je pense qu’eux le savent. Euh, je l’espère ! Il faut dire que nous sommes supposées nous orienter seules, et remplir des missions. Et ne pas nous perdre ni mourir ni... enfin voilà. L’aventure !

Théoriquement cette semaine tient donc plus d’un stage de survie, puisque vivre sous des tentes, se laver avec les moyens du bord, marcher des heures dans la forêt et la campagne environnante, découvrir flore et faune j’en oublie et j’en passe d’autres, ce n’est pas une sinécure. Est-ce réellement un cadeau que de vivre ainsi pendant une semaine ? Je suis sceptique.

Toutefois je suis heureuse de partir, j’aime tester ma résistance et si je sors vivante de cette semaine en pleine nature, hé bien je serai fière de moi ! Fière d’avoir résisté aux ampoules qui auront mis à feu et à sang mes pieds, fière d’avoir supporté les zézaiements des moustiques tournicotant autour de mon nez lors des nuits à la belle étoile... je devrais revenir épuisée je pense.

Par contre mon carnet où je note précieusement les éléments dignes d’être contés dans mon journal devrait être bien rempli. Je me demande de quelle manière je vais survivre sans technologie. C’est vrai que je regarde si peu la télé, je hais les téléphones portables et je ne sais même pas comment fonctionne un ordinateur et encore moins la Toile géante. Ce n’est guère que mon ami qui transcrit ces lignes qui me manquera. Allez, je file préparer un tout petit sac pour mon départ !

Cent cinquante-huitième jour [le 7 avril 2001]

Pas plus d’un sac par personne, telle est la consigne de notre petit directeur aux costumes rongés par des mites désespérées. Pas question, selon le petit directeur, de justifier la réputation des filles et d’emporter 306 tonnes de vêtements répartis dans 306 valises de 306 kilos chacune. Sa remarque est un peu exagérée, je trouve.

Quoi qu’il en soit, un seul sac à emporter c’est n’importe quoi, je me sens découragée face à ces pauvres centimètres cubes qui se ne se battent même pas comme des chiffonniers pour accueillir mes affaires, on sent toute leur vanité, ils savent qu’aucun d’eux ne sera laissé sur le carreau.

Alors me voilà en train d’empiler mes affaires les unes sur les autres, puisque j’ai la manie de tout trouver indispensable à ma survie pour cette semaine en simili camping : deux pull-overs en laine aux manches assez longues pour être des gants le cas échéant, un ou deux dessous, trois paires de chaussettes et trois t-shirts. Ce sera tout pour les vêtements et déjà c’est trop : il reste juste de quoi glisser une trousse de toilette, bien garnie j’avoue. Enfin quelques rubans adhésifs qui protégeront mes talons fragiles — je crains trop les ampoules — puis du baume pour mes lèvres — afin que le froid ne les fasse saigner — comme toujours au bout du compte.

Sans oublier : une petite raquette en plastique pour guerroyer contre les moustiques, du baume préventif pour les repousser, du baume curatif s’ils ont osé me piquouiller sans mon autorisation, et enfin une hache de seconde main pour amputer la partie de mon corps que j’aurais trop grattée, en espérant ne pas en arriver là.

J’ai plus envie de partir subitement... j’ai rien d’une scouteuse ou scoutesse moi, mon corps gèle à 10 degrés, je glorifie les bains bouillants, la douceur des draps des lits, j’ai pas envie de me nourrir que de nouilles lyophilisées cuites à l’eau souvent remplie de copeaux de bois ou de grains de terre et non je confonds pas avec une sauce quelconque. Je me sens chialeuse et je suis encore plus agacée !!!

Cent soixantième jour [le 9 avril 2001]

J’ai une tête de déterrée ce matin. Même les morts-vivants ont un air plus vivant que moi. J’en ai jeté de dépit mon miroir de poche, qui s’est écrasé contre une des pierres qui emprisonne le feu de notre camp. Sept ans de malheur dit-on mais j’avoue ne pas avoir la tête à penser aux malédictions, je suis frigorifiée et la nuit fut épouvantablement humide. Pour dire : nos tentes sont issues d’un magasin de surplus d’effets militaires de l’armée américaine, soit des demi-tentes.

C’est fantastique une demi-tente, chacun en porte une moitié donc c’est moins lourd à porter. Par contre il faut veiller à la santé de la camarade qui possède l’autre moitié car il est assez difficile de dormir dans une moitié de tente. Bref. Le « hic » comme on dit, c’est que ce sont des tentes de fortune, constituées d’une seule épaisseur de toile... dès qu’il pleut, et j’en fais l’amère expérience, elle est aussi poreuse qu’un kleenex. La nuit fut très humide et tous mes vêtements hier secs sont aujourd’hui mouillés et glacés. Mon bout de nez est gelé et j’ai eu des envies de meurtres toute la nuit.

Oui, des envies de meurtres ! Les tentes sont si étroites... et bien que je ne sois pas si épaisse des hanches et du torse, Mylène, ma co-demi-tenteuse, ronfle comme un bûcheron luxembourgeois au bedon rempli de bière et elle gesticule et frétille dans son sac de couchage au point de me pousser contre les parois de la tente, les gouttes d’eau profitant de cette aubaine pour me geler encore plus : ploc ploc ploc. J’ai à peine dormi et suis d’humeur massacrante. Notre nonne sous-chef en chef a eu le malheur de me demander si la nuit fut bonne et je pense que mon rire diabolique a effrayé sa religiosité. Vivement vendredi...

Cent soixante et unième jour [le 10 avril 2001]

Enfin on s’amuse un peu. J’ai toujours aussi mal dormi, certes, mais Mylène aussi, étant donné qu’à chaque ronflement je lui décochais un habile coup de pied pour la réveiller. Enfin mine de rien, deux minutes plus tard elle recommençait à ronfler. Et mine de rien je décochais un nouveau coup de pied.

Hier la journée fut consacrée à la topographie afin de préparer la course au trésor dans la forêt. J’ai écouté ces leçons d’une oreille distraite, imperméable aux notions de gisement, nord magnétique, nord géographique, nord carte, blabla, convergence, et une règle surprenante : dcc + gcc = mgm. Estomaquée. Les topographes seuls comprennent. C’est dommage car je deviens alors dépendante de celles qui connaissent mieux la topo. Mais c’est ainsi !

La nonne qui gère notre petit groupe est excessivement motivée, c’est tout juste si elle ne se croit pas dans un centre d’instruction militaire. Il semble aussi important de remporter cette course que de conquérir le prix Nobel. Et elle hurle quand elle ne vocifère pas, et vice versa.

Assez cruellement, Mylène a pris la tête de notre groupe et s’est montrée plus royaliste que la reine. C’est une Coureuse de fond très douée et peu à peu elle a accéléré le rythme de ses foulées. Notre chef nonne, elle, n’était visiblement pas habituée à courir des heures par semaine, contrairement à nous. La voyant essoufflée, Mylène en a profité pour aller encore plus vite, notre pauvre chef traînant à l’arrière au bord de l’agonie, grimaçant, le visage rubicond.

Toutefois elle est parvenue à sauver sa vie en prétextant, ô lâcheté, qu’une ou deux filles ne suivaient pas le rythme en queue de peloton, on a donc ralenti les foulées, pour son plus grand soulagement ! Vraiment, si quelqu’un dans ce pensionnat pense encore qu’un jour ils nous dresseront, il faut le canoniser tout de suite !

Cent soixante-deuxième jour [le 11 avril 2001]

Surprise, le directeur est apparu ce midi, alors que nous dévorions ces goûteux mets composés de nouilles précuites et prémâchées, je crois, ainsi que du pâté d’une appétissante couleur violette. Dieu merci le dessert comblait le creux dans nos ventres, jamais les pâtisseries industrielles n’auront eu autant de succès. J’ai dévoré gâteau sec sur gâteau sec.

Le directeur n’était pas content et nous a même menacées de nous renvoyer illico au pensionnat. Vraiment ! Dommage qu’il ne m’ait pas parlé personnellement... oui, il nous a reproché notre comportement lors de la chasse au trésor d’hier. Nous aurions pu gagner, Mylène menait bon train et Magali était une remarquable chef topo. Toutefois, près de l’arrivée, Magali a laissé entendre à notre chef que nous étions perdues et qu’il fallait se reposer un peu. En réalité l’arrivée était à une centaine de mètres. Il était plus amusant d’accueillir le groupe suivant...

C’était comme une nouvelle épopée digne du film « la Guerre des boutons », nous nous tenions en embuscade derrière des sapins, un peu en hauteur, mais tout près du sentier. Dès que notre éclaireuse nous a annoncé l’arrivée du groupe suivant, chacune a fourbi ses armes, soit des coques de marrons ainsi que des pommes de pins dans un état de pourrissement avancé. Puis le déluge lorsqu’elles sont passées ! Une pluie de marrons et de pommes de pin ! Nos pauvres victimes se sont prises au jeu et nous lançaient nos propres munitions !

C’était très amusant, on se sentait comme des gamines de 7 ans, dans un autre monde, celui des enfants, et non l’horrible monde des adolescents, où on est submergé par ce que EUX veulent de nous. EUX les pseudos adultes qui lorsqu’ils appliqueront eux-mêmes leurs propres règles morales pourront donner des leçons aux autres. Enfin hier ils étaient bien loin... bien morts...

Cent soixante-troisième jour [le 12 avril 2001]

Elle est morte. Tout simplement morte. C’est Servane qui a découvert son corps, dont un pied dépassait au travers des quelques feuilles mortes restantes. Elle est restée prostrée de silencieuses minutes devant ce simple pied, c’est ce qu’elle nous a raconté, d’un ton monocorde, le regard vide, les mains en croix posées sur ses genoux.

Cette scène m’a semblé irréelle. À travers les yeux de Servane je me suis retrouvée confrontée à la mort comme une première fois, imaginant sans peine ce corps enfoui et son histoire. Dans ma tête tous les scénarios s’entrechoquaient, des scénarios qui ne peuvent être transcrits avec des mots. Mort trop réelle.

Pourtant d’habitude j’imagine si facilement tous mes ennemis morts et enterrés, des plus horribles manières, souffrant autant que des martyrs rongés par les crocs des lions affamés des cirques romains, j’entends même leurs os être limés minutieusement. Mes ennemis pendus des semaines au bout d’une branche tordue d’un arbre effeuillé et plus mort que le pendu pendant. Mes ennemis aux veines rougeoyantes puisque sciées, dont le sang s’effondre goutte après goutte dans le creux formé par leurs jambes nues, rapprochées.

Mais ces visions-là sont fugitives, comme des flashs, car dès que je m’imagine face à eux, à ce point d’agonie, mon cœur s’étrangle, j’ai des nausées. Mes pensées envisagent mais ma volonté est impuissante, je suis faible. Ou alors cette violence imaginaire me soulage suffisamment. Une fois en face de moi, je lève la tête vers eux et ils me semblent si pâles, ridicules, ils ne valent pas la peine que je sois emprisonnée. Ils se contenteront de vivoter dans leur misère jusqu’à leur décès, par suicide si possible. Je suis écœurée.

Cent soixante-quatrième jour [le 13 avril 2001]

J’ai oublié de préciser que les lignes d’hier ont été écrites d’un hôpital. J’y suis d’ailleurs toujours aujourd’hui. Servane s’est évanouie quelques heures après la découverte du corps, en fait juste après avoir répondu aux questions des enquêteurs. Par sécurité elle a été conduite à l’hôpital, un peu de sang s’étant écoulé de son nez.

Étant sa meilleure amie je suis parvenue à me glisser dans l’ambulance, sous l’œil réprobateur du directeur, y voyant sans doute là une échappatoire à notre semaine dans la forêt. Hé oui ! Malgré la découverte de cette personne morte il n’a pas décidé de tout annuler. Ceci me rappelle cette maxime anglo-saxonne : « the show must go on ». Même sans bras ni jambes, du moment qu’on peut se traîner par terre on avancera. Il nous dit que c’est ça la vie et si à chaque trouble on s’arrête alors on n’avancera jamais. Oui. Mais. Là on avance vers quoi ?

Je ne comprends rien. Il utilise des mots juste pour parler, juste pour l’acte de parler, juste pour clore la conversation, peu importe que sa phrase ou son idée soit creuse. Je me sens paumée, je regrette le temps où je vivais cloîtrée dans ma chambre, avec pour seule interlocutrice la petite voix dans ma tête qui répondait à mes questions. Elle me consolait et me berçait, jamais elle ne trouvait de solution, et tant pis, elle était juste là...

Cent soixante-cinquième jour [le 14 avril 2001]

Servane se portant comme un charme ce matin, le médecin a décidé qu’elle pouvait revenir au pensionnat sur le champ. Et lorsque j’écris « sur le champ », c’est effectivement sur le champ : le directeur nous attendait avec sa flambante Coccinelle quelques marches plus bas. Une voiture assez rigolote, qui tranche avec sa mine austère.

N’ayant pas fermé l’œil deux nuits durant, je fus soulagée de retrouver mon douillet lit à l’École. Enfin tout est forcément plus douillet que cette maudite chaise sur laquelle j’ai tenté de m’endormir, changeant de position toutes les deux minutes tant mes os étaient endoloris. Les infirmières n’ont pas daigné m’offrir un lit près de Servane, prétextant que je n’étais pas souffrante, ce que je reconnais, et que c’était déjà une faveur que de me laisser jour et nuit veiller Servane. Quelle hospitalité.

Quitte à laisser penser que je suis obnubilée par les ronfleurs et les ronfleuses, cette nuit dernière des infirmières sont venues dans notre chambre, déposant sur un lit un vieil homme aux cheveux blancs parsemés et à la barbe tout aussi cousu de fil blanc, mais taillée en pointe tel un mousquetaire. Au matin j’ai même adoré discuter avec lui, il était mignon comme tout, racontant ses aventures de jeunesse à ses deux attentives auditrices d’un jour.

Il a été conduit à l’hôpital suite à un décrochage d’un de ses yeux alors qu’il jardinait : un décrochage, oui ! Je n’ai pas très envie de m’étendre sur le sujet car j’ai mal aux miens rien qu’en y pensant ! Il paraît que nos yeux sont comme attachés à notre tête par une sorte d’élastique, qui peut donc sauter le cas échéant, exactement comme dans ces dessins animés lorsque des yeux sortent de leur orbite.

Toutefois cette nuit j’ai eu envie de l’assassiner. Dans ma tête c’était tout comme. C’est étrange, lorsque je me sens fébrile et qu’une envie irrépressible de dormir me tenaille, quiconque m’empêche de me reposer est aussitôt virtuellement pendu haut et court. Je semble violente mais son ronflement était le pire bruit qu’il m’ait été donné d’écouter à ce jour. Un ronflement presque indéfinissable, mélangeant le grognement des cochons et la sonorité horripilante d’une craie qui couine sur un tableau, provoquant des sons aigus qui hérissent les poils de la peau. Brrrr.

Puis je m’entêtais à penser à mes boules Quies, que je n’avais pas, ce qui m’énervait d’autant plus.

Alors au bout du rouleau j’ai quitté la chambre, divaguant dans les couloirs déserts de l’hôpital, ne croisant vers les trois heures du matin que la ribambelle des suicidaires, qui pour leur première fois ne se doutent pas qu’ils flanchent tous à la même heure. Ils affichent tous leur mine résignée, comme déçus d’avoir échoué. Je n’ose pas les regarder dans les yeux. Certains ont encore autour de leur bouche les restes d’une poudre noire, qui m’est bien connue, c’est une boisson à l’eau et au sable qui doit être ingurgitée afin de que tout se solidifie dans l’estomac, notamment les comprimés pris en trop. Une infection. Un peu comme si sur une plage on mangeait son sable accompagné d’un peu d’eau glacée. Impossible ? Si, possible. Vieux souvenir enfoui dans le sable comme les cadavres des corsaires.

Cent soixante-septième jour [le 16 avril 2001]

Les vacances de Pâques sont les bienvenues. Comme il est hors de question que je retourne chez mes parents, Servane m’a gentiment invitée chez elle. Elle se remet peu à peu de ses émotions fortes de la semaine passée. La personne découverte morte dans le bois était en fait un soldat de la seconde guerre mondiale, je n’en sais pas plus. Les enquêteurs non plus. Peut-être les médecins légistes et les historiens parviendront à retracer son passé car quel qu’il soit, peut-être une personne qui lui est chère souhaiterait connaître son sort et disposer de ce qu’il reste de son corps.

J’ai assisté une seule fois à une messe d’enterrement, ou peut-être deux en fait, ma mémoire vacille parfois. La mort a tellement envahi ma vie et elle est si présente, souvent vue comme l’ultime refuge, que j’en oublie ces événements tristes. Ce soldat, ainsi qu’Isabelle suicidée, puis ma grand-mère renversée par une camionnette 3 ans plus tôt. La mère de mon père, qui la déteste. La détestait plutôt. C’est fou parfois comme, les petits-enfants aiment les grands-parents qui sont gentils avec eux mais qui ont été odieux avec leurs propres enfants. Mais moi j’ai du mal à les détester puisqu’ils ont été adorables avec moi.

Toute petite, je rêvais la bouche ouverte devant une paire de jumelles, qui appartenait à ma grand-mère paternelle. Naïvement je me suis avancée vers elle, toutes mes économies en main, soit quelques pièces jaunes, qui représentaient toute ma fortune. Au fond de moi je sentais que la somme était à peine suffisante, et ma grand-mère a généreusement accepté ce paiement. Tout vibrait à l’intérieur de mon cœur devant ce trésor qui me permettait de voir les arbres des montagnes d’en face comme juste au bout de mon nez.

Je voyais peu ma grand-mère mais le jour où elle est morte j’étais là. Je lui parlais peu mais elle était étendue sur le lit, un médecin m’avait laissé l’approcher. Je ne savais pas quoi dire, elle semblait éteinte. Du bout des doigts j’ai caressé son bras droit, celui qui était le plus près de moi. Mes doigts chauffaient sa peau, je ressentais des frissons qui me paraissent aujourd’hui encore réels. Quelques heures plus tard elle était morte. Ils pleuraient tous et je ne pleurais pas. Je ne crois pas en Dieu pourtant je la sens encore vivre. Peut-être parce que je l’ai toujours vue si épisodiquement, et à tout moment elle pourrait resurgir, me lancer un signe de la main. Puis je possède toujours ses jumelles. Elles sont dans un tiroir de ma chambre au pensionnat.

Cent soixante-neuvième jour [le 18 avril 2001]

Les parents de Servane sont assez fortunés, ils possèdent aussi une maison en Normandie, un lieu qui accueille la famille, au sens large du terme. Ce midi un grand déjeuner était organisé et Servane m’a présentée à un de ses cousins, âgé de 17 ans à vue de nez, qu’elle aime appeler son Petit Yann. Je ne pense pas qu’elle ait eu comme idée de me jeter ainsi dans ses bras, je suis aussi sauvage qu’un tigre du Bengale et les garçons de ces âges-là sont si... gamins, mais au mauvais sens du terme, que... enfin voilà. Mais Yann semble différent.

Je ne pense pas que mes consœurs adolescentes soient plus malignes qu’eux, mais c’est exaspérant de les voir tourner autour des filles comme les apiculteurs autour du miel de leurs abeilles, et si une reine résiste à leurs jeux de séduction alors elle est forcément frigide, bloquée ou lesbienne, et ils se tournent alors vers une autre reine de ruche. Parfois ils osent poser le mot amour sur leur sentiment à l’égard de la reine. L’amour, ah, oui, bon. Souvent confondu avec le désir sexuel plutôt. Le corps masculin m’attire toujours aussi peu et si de tendresse mon corps a besoin, mes mains sont plus habiles et expertes à me porter vers l’évanouissement.

Yann semble différent, oui. Son visage est doux et réservé, il parle peu et examine les autres avec méfiance et défiance. C’est à peine s’il a bredouillé un timide bonjour en m’apercevant, baissant aussitôt ses yeux vers son assiette. Ne supportant pas le silence lorsque je croise quelqu’un de plus silencieux que moi je me suis sentie obligée de le mitrailler de questions. Il n’a pas cédé. J’ai trouvé plus sauvage que moi. Battant en retraite je me suis levée, le laissant regarder son assiette, rêvant à des rêves qui me resteront inconnus, perdu dans sa bulle. Je le comprends, je crois qu’instinctivement il doit ressentir la profondeur d’une relation, et pourquoi se serait-il investi dans une conversation avec une fille surgie de nulle part et qui repartira aussitôt ? Je raisonne souvent ainsi, repoussant les assauts de personnes en manque d’aider autrui et qui leur saute dessus sans crier gare. Je suis trop fatiguée ce soir pour poursuivre ce raisonnement : la solitude est parfois un poison mais souvent elle est si douce et apaisante...

Cent soixante et onzième jour [le 20 avril 2001]

La semaine touche à sa fin, déjà ! La Normandie est belle et son climat épouse mes humeurs. Disons que je me sens épanouie ces derniers temps mais la pluie et les nuages gris ne parviennent pas à écraser cette douceur. Les gouttes de pluie peuvent jouer leurs intéressantes en battant les vitres des fenêtres ou les feuilles des arbres, je les observe de toute façon avec minutie, ne me lassant pas de les voir tomber, tomber, tomber...

À un moment la voix de Yann a troublé mon état de molle contemplation, me conseillant de cesser de m’amouracher de la pluie. Je lui ai souri, comme pour marquer mon absence de tristesse. Ou ma surprise. Ses yeux à lui étaient lourds, tristes et fatigués par contre. Mais il est reparti aussitôt alors que ma bouche allait tenter de lancer une réponse. C’est un fantôme, il erre comme les fantômes. Servane m’a dit que par écrit elle parvenait à discuter avec lui mais rarement de vive voix.

Peut-être que l’écriture, pour les misanthropes comme nous, est le moyen préféré de s’exprimer ou de communiquer. Lui « parler » par écrit n’est pas une trahison de la solitude, cette chère solitude, que je partage dans un sens avec Servane, ou que je trahis avec elle.

Cent soixante-treizième jour [le 23 avril 2001]

Flûte ! Flûte ! Flûte ! Voilà un juron assez poli je pense. Les vacances sont finies mais ce n’est pas pour cette raison que je jure, par écrit de surcroît. Par maladresse, un de mes pauvres pieds s’est écrasé contre un autre pied, mais celui d’une table. Et une table en bois qui affronte en duel un innocent pied tout en chair avec quelques os, fragiles en plus, ce n’est pas équitable ! Alors j’ai hurlé ! Sans me contenter de plusieurs « flûte ! » J’ai juré comme un ogre qui aurait perdu la trace de son petit Poucet ou une midinette qui apprendrait que Ricky Martin n’est plus gay. Je ne sais d’ailleurs pas qui des deux hurlera le plus fort. Hum. Passons.

Mon pied droit est tout rouge et tout endolori. Hurler soulage ma voix mais ne soulage pas l’ouïe de mes voisines, qui hurlent de me taire. Mais j’ai mal moi ! Je caresse avec la plus grande tendresse mes doigts de pied meurtris, de la même manière que je ramasserais des miettes de verre répandues sur le sol. Servane me dit parfois que je suis une vraie doudouille ou une doudouce de première. Une p’tite nature. Mais je ne vois pas pourquoi je ne hurlerais pas à la mort si ça me soulage. Je ne vois pas pourquoi. Vraiment.

Je suis assez distraite je crois. Le pire, comme aujourd’hui, c’est lorsque non seulement j’écrase mon petit peton contre un pied de table, mais en plus je m’écroule comme une masse par terre car je perds mon équilibre lorsque je prends mon pied avec mes deux mains. Boum patatras. La petite Aela les fesses au sol. Là j’aurais le goût de pleurer comme une môme qui voit le monde s’écrouler autour d’elle, cherchant juste le réconfort d’un nounours ou de son Guizmo en peluche. Mais non, la voilà ma solitude !!! Ni nounours, ni câlin de maman, juste la douleur qui tiraille mon pied. Et mes fesses.

Dans ce genre de moment, mieux vaut se tenir à distance de moi. Florence est entrée dans ma chambre comme une furie pour se plaindre de ce raffut. Pour seule réponse elle a reçu une chaussure en pleine figure. Elle s’est mise à hurler. Comme quoi elle n’est pas logique avec ce qu’elle dit. Hihi.

Cent soixante-seizième jour [le 25 avril 2001]

Des parents ont téléphoné au directeur dès samedi dernier, se plaignant de la semaine passée dans notre charmante forêt afin de nous inculquer les beautés mystérieuses de la vie sans technologie. Certaines de mes camarades étaient déjà fort mal en point lorsque je les ai quittées pour suivre Servane, donc je les imagine sans peine être revenues chez elles en tombant dans les bras de leur papa chéri afin d’être consolées.

Certaines avaient une mine cadavérique, d’une blancheur à croire que des vampires désespérés avaient eu l’idée de goûter au sang de leurs joues. Le contraste était saisissant, étant donné que j’étais habituée à les voir se bulldozériser le visage chaque matin, tartinant leurs joues, front et cou, de grasses crèmes issues de l’Oréal, puis elles se jetaient sauvagement, la tête la première, dans un bac à poudre. C’est d’ailleurs l’utilité de cette crème collante, la poudre accroche parfaitement la graisse, comme le chocolat en poudre épouse amoureusement ses tartines beurrées juste pour l’accueillir.

Toutefois le règlement du pensionnat interdit le maquillage pur et dur. Une légende raconte même qu’il est écrit noir sur blanc dans ce règlement que l’École n’est pas une annexe du Cirque Gruss. J’en doute mais ce serait rigolo !

J’ai l’air de me moquer non ? Je suis peut-être trop « Tom boy », ou garçon manqué alors. Les jupes et les robes sont plus gênantes qu’autre chose, la poudre de fond de teint picote mon nez puis j’éternue, la peau graisseuse me rappelle les bisous d’une motte de beurre mou et le parfum déversé en litres sur le cou fusille mes sensibles narines : atchoum !

Puis je n’ai personne à séduire ni même envie de séduire, alors je ne me peinturlure pas. Pourtant mon ego aime que je me sente plutôt jolie, mais naturellement. D’ailleurs je déteste ce côté de ma personnalité, je déteste ce petit quelque chose en moi qui a envie de me trouver belle et qui complimente mon petit nez retroussé, la douceur de ma peau, mon ventre à peine arrondi, mes seins à peine formés mais jolis à leur manière, que je n’aimerai pas plus imposants d’ailleurs. J’aime mes yeux alourdis par les cernes après des nuits sans sommeil, j’aime mes cheveux désordonnés au petit matin, j’aime ce sentiment d’être une femme, tout en sachant que pour le regard des autres les formes de mon corps sont cachées sous des vêtements amples.

C’est assez narcissique je sais, pourtant je n’en tire aucune prétention, c’est sans doute juste une sécurité pour me sentir à l’aise dans ma peau. Une fille tout à fait à banale.

Cent soixante-dix-huitième jour [le 27 avril 2001]

Cette après-midi, ou « cet après-midi » pour les machos, quelques parents représentants des élèves sont sortis la tête bien basse du bureau du directeur. Ce qui nous a toutes assez surprises.

J’ai eu le temps d’attraper par le bras Mireille, une fille d’un des parents d’élèves, pour l’interroger bien sûr. C’est assez cocasse ce qui s’est passé dans le bureau du directeur. Déjà il les a laissés lancer tout leur venin et le vilipender haut et court, sans prononcer le moindre mot. C’est ce qui s’appelle rester zen, applaudissements.

Puis sans un mot, à ce qu’elle m’a dit, mais Mireille est un peu mythomane et en rajoute souvent beaucoup, le directeur a sorti d’un tiroir de son bureau une liasse de papiers qu’il a jetée vers eux, plus loin sur son bureau. Toujours aucun mot. Les parents, réputés pour comprendre assez vite selon une légende, ont pris du bout des doigts les papiers ainsi jetés...

À ce moment ils ont lu quelques lignes surlignées par un marqueur vert fluorescent. Désolé pour les détails mais Mireille est une jeune fille extrêmement rigoureuse et précise. Ce n’est pas un hasard si c’est elle qui est chargée de collecter et gérer une petite somme hebdomadaire que nous versons toutes afin d’organiser des activités les week-ends où nous restons au pensionnat. Le marqueur était vert et les mots surlignés étaient douloureux à lire.

C’était un exemplaire du contrat qu’ont signé nos parents lorsqu’ils nous ont inscrites ici. Il est précisé que chaque année une escapade dans la forêt environnante est organisée, et son régime est précisément détaillé. Je n’ai pas lu ce contrat mais vu leur tête je devine qu’il a été respecté.

Je n’ai pas pu m’empêcher de lancer un sourire fatigué lorsque Mireille, essoufflée, eut terminé son histoire. J’ai un ami juriste et il vilipende les gens qui signent des contrats sans les lire. Sans doute qu’un jour j’apprendrai des règles de droit afin de me sentir plus forte dans ce monde qui me semble une toile d’araignée juridique. Je me demande parfois qui a le pouvoir dans ce monde, et je crois que ce sont ceux qui connaissent les lois. On voit les trous dans la toile, ceux qui les connaissent et tentent de les emprunter, ceux qui s’y collent et enfin... les araignées prêtent à dévorer les maladroits...

Cent quatre-vingt-unième jour [le 30 avril 2001]

Hier je remplissais ma solitude en jouant seule dans le grenier. Ayant trouvé des draps usagés je les ai usagés un peu plus en les déchirant grossièrement, découpant au ciseau ce bout ici et ce bout-là afin de concevoir un vêtement qui ressemble vaguement à celui d’un clown, vaguement, j’insiste ! Je ne suis pas près de remporter un concours de couture c’est une évidence.

Déjà lorsqu’un des boutons de mon uniforme cède, je frissonne de terreur intérieurement à l’idée de devoir le recoudre. À chaque fois je perds 10 minutes à amadouer le fil à coudre afin qu’il glisse gentiment à travers le trou de l’aiguille, mais il n’est pas très gentil. Pourtant ce n’est pas une torture d’être emprisonné entre mes lèvres je pense, mais monsieur fait sa mijaurée et s’effiloche, devenant ainsi impossible à enfiler. Peut-être l’aiguille elle aussi joue sa timide, refusant d’accueillir du premier coup son fil à coudre. Les filles et leur pruderie, je vous jure !

Quoi qu’il en soit, au bout de la troisième tentative — quand un miracle veut survenir — ils cèdent face à ma persévérance. Je suis la plus bornée. Pour autant les étapes suivantes ne sont pas moins douloureuses. Je suis si piètre couturière que j’utilise la moitié d’une bobine de fil afin de recoudre un seul maudit bouton. Sans oublier les aiguilles qui se plantent régulièrement quelques dizaines de fois dans mes doigts, m’arrachant des aïe et des ouille, parfois des mots plus grossiers, ou encore un martèlement continu de mon front sur un mur, de dépit. La couture c’est très physique contrairement à ce que croient ceux qui ont leur épouse, concubine ou leur maman à portée de main pour raccommoder.

Quoi qu’il en soit j’ai confectionné un costume de clown, pitoyable certes, tenant plus d’un chiffon, mais peu importe. Servane conçoit le sien chez elle et dimanche prochain nous pourrons jouer aux clowns !

Cent quatre-vingt-quatrième jour [le 3 mai 2001]

Une semaine plus tôt, je crois, j’écrivais dans ce journal le bien que je pensais des filles qui se pomponnent exagérément. En réalité je n’accusais pas les filles de rester trop longtemps cloîtrées dans leur salle de bain puisque je bats personnellement des records.

Mon secret : rester des heures sous la douche ou dans une baignoire. D’ailleurs en avril dernier celui qui tient la caisse de l’École, l’horrible radin qui coupe le chauffage en mars au motif qu’il fait chaud hé ! Ah bon... le picsou grappe-sous qui nous nourrit aux brocolis trois fois par semaine pour écouler les stocks de producteurs qui feraient mieux de se lancer dans un autre secteur de production... bref.

Le Monsieur estime que nous consommons trop d’eau chaude. Trop d’eau tout court mais pour qui aura pris des douches glacées saura qu’à moins d’avoir été amputé de quelques kilos de cellules grises à la naissance, personne n’aime les douches froides. Hormis les ménagères qui croient les diseuses de perte de kilos de graisse : raffermir, vivifier, régénérer votre corps. Jolis verbes, mais à part ça...

Aucune baignoire au pensionnat mais quelques douches par contre, ce qui pour mon cas n’est pas économique car je m’assois assez vite dans la douche, laissant l’eau ruisseler sur mon corps, au gré de mes membres qui refroidissent. Je peux rester des heures ainsi. Enfin j’essaye de me raisonner ou plutôt mes camarades me raisonnent en jouant avec le robinet d’eau chaude, qu’elles coupent odieusement, sans m’avertir ! C’est un jeu courant ici, dont je ne suis pas la seule victime. D’ailleurs il faut n’avoir jamais pris une seule douche depuis le début de l’année pour n’avoir jamais été la victime d’une coupure d’eau chaude.

Des pseudos psychiatres affirment que c’est en souvenir de la douceur d’être dans le bébé de nos mères que réside le plaisir de se baigner dans l’eau. Quoi qu’il en soit, au sortir du bain ou de la douche je me sens neuve et apaisée, aussi dynamique que de la guimauve sous prozac.

Cent quatre-vingt-sixième jour [le 5 mai 2001]

Pendant que les autres pensionnaires s’abrutissaient devant la télé de la salle commune, jouant devant le jeu télévisé « Qui veut gagner des millions ? », j’ai rejoint Servane dans le grenier, munie de mon costume de clown. Ce jeu est d’ailleurs mal nommé, il devrait plutôt s’intituler : « Qui peut gagner des millions ? » Beaucoup voudraient en gagner mais les seuls qui les gagnent c’est ceux qui diffusent ce jeu je crois.

En ouvrant la porte du grenier j’ai hurlé de terreur en sentant une masse de poils tomber sur mes épaules. Par ricochet Servane s’est mise à hurler en ma compagnie ! En fait c’était juste le chat petit rouquin de la concierge, qui devait s’ennuyer atrocement pour venir « jouer » avec nous. Peut-être quelqu’un se dévouera-t-il un jour pour dire aux chats que sauter par surprise sur des personnes n’est pas un jeu excessivement amusant.

Le costume de Servane était largement aussi laid que le mien, mais je lisais tant dans ses yeux qu’elle attendait un compliment que je n’ai pas eu le cœur de lui avouer qu’elle avait autant de chance que moi de réussir dans le milieu de la mode, encore qu’un couturier comme Alexander McQueen laisse naître beaucoup d’espoirs chez les apprenti(e)s modélistes, modeleuses, ah, peu importe le nom !

Pendant quelques heures Servane et moi n’étions plus ni Servane ni Aela, mais juste deux clowns à accumuler les bêtises, plaisanteries douteuses, nous jetant aussi dans des tas d’habits reconstitués pour l’occasion, mimant des rires, des pleurs, des colères, des déclarations d’amour à la Roméo, des minauderies à la Juliette, des morts imaginaires, des vies exagérées... tout ce que notre imagination pouvait nous dicter... soit presque l’infini...

Cent quatre-vingt-huitième jour [le 7 mai 2001]

Je m’endors sur ma version latine, pourtant le texte à traduire est assez drôle. Ce sont des recettes d’Apicius, un cuisinier de |'Empire romain, ou de la République romaine, j’avoue ne pas trop savoir, je préfère me laisser emporter par des rêveries de lieux plutôt que par les faits historiques. J’ai déjà dû l’écrire dans ce journal je pense, je radote comme les petites vieilles !

J’aime m’imaginer déambuler dans les artères des villes romaines, inventant sans doute dans ma tête des détails anachroniques. J’entre dans le restaurant d’Apicius, trop occupé pour venir m’accueillir personnellement, puis de toute façon je ne suis qu’une étrangère, une sorte d’espionne des temps romains. Enfin si en tant qu’espionne je ne continue qu’à fréquenter des restaurants je risque d’être renvoyée par mon employeur. Ainsi que mon diététicien.

En toute hypothèse je ne serai pas laissée à l’abandon par un époux que je n’ai pas au motif que mes cuisses ressembleraient aux cuisseaux d’ourson dorés au miel d’acacias sur lit de neuves betteraves sanglées au fenouil rave ébouillanté au chalumeau. Non, comme le dit la chansonnette : ça n’existe pas, ça n’existe pas.

Apicius est perdu lui aussi dans ses rêveries, torturant ses idées torturées afin de trouver des recettes plus tordues et étranges. Telle une muse je lui chuchote à l’oreille de farcir ses oreilles de cochon de lait avec du persil persillé au romarin romain parfumé à la liqueur d’églantine des îles Grenadines, accompagnées de caverneuses sèches aux tentacules tentaculaires de pieuvres royales agressives des récifs du Pacifique Nord émincées à la genevoise, marinées aux essences de roquefort et raifort de 11 ans d’âge, sur lit d’arachides polynésiennes brisées par une épée mythique dénommée Excalibur. Les sourcils d’Apicius se froncent. Recette pas assez compliquée pour lui. Pff !

Cent quatre-vingt-dixième jour [le 9 mai 2001]

Vénère ! C’est du verlan : vénère, soit énervée. Un langage à l’envers : « verlan... l’envers... Même si j’ai honte d’avouer que ce sont plutôt des personnes qui ne sont pas de mon milieu social qui parlent verlan, je l’utilise parfois. Oui j’ai un peu honte d’appartenir à une sorte de bourgeoisie... bref.

Quoi qu’il en soit, je suis passablement énervée ce soir, suite à mes tracas provenant de mon insupportable professeur de mathématiques, une mégère qui m’a choisie comme bouc émissaire alors que je me tiens à carreau en classe, alors je suis allée me plaindre au directeur, afin de changer de professeur de maths. Évidemment lui était plutôt gêné, car me changer de classe c’était une façon de désavouer son professeur, même si sa réputation dans I ‘École est plus mauvaise encore que celle d’une Monica Lewinski ou de son président.

Toutefois le lendemain de ma demande, une élève a quitté l’École, pour je ne sais quelle raison. Une chance apparemment, non ? Le directeur a alors accepté de me transférer dans une autre classe, estimant que l’ambiance ne pourrait pas être plus mauvaise de toute façon. Et ce nouveau professeur... au premier abord, m’a parlé assez bizarrement. Il prenait un ton assez détaché, un peu comme s’il ne me connaissait ni d’Ève ni d’Adam et que son petit discours était formaté pour n’importe quel nouveau venu ou nouvelle venue. Toutefois, à cause de ma paranoïa, dont j’ai conscience, j’ai refusé de m’appesantir sur deux ou trois phrases laissant entendre qu’avec lui les élèves doivent filer droit, et lui demander une autorisation, ne serait-ce que pour lever un bras afin de demander une autorisation pour obtenir une autorisation, c’est dire.

J’ai fait comme si c’était ma paranoïa qui voyait le mal partout : j’ai oublié. Mais ce matin Céline m’a appris que mon ancienne prof et lui ont étudié ensemble et sont copains comme cochons. Argh. Mon cœur s’est serré. Depuis quelques jours déjà il ne cesse de me regarder avec un air suspect puis il m’envoie fréquemment au tableau pour corriger les exercices qu’il nous donne à faire pour la prochaine fois.

Voilà. C’est ma chance. J’étais avec Cruella et maintenant je suis avec son jumeau, Cruello. Je dois être maudite. Je me bats pour échapper à l’emprise de cette imbécile et je tombe chez son ami, qui confirme que je n’ai pas été paranoïaque. Et zut !!! Ceci peut sembler étrange mais j’aurais bien le goût de quitter ce maudit pensionnat rien que pour cette raison, sinon... peut-être vont-ils me renvoyer. Car je n’ai pas l’intention de me laisser faire. Je ne sais pas quelle tactique adoptée... si je refuse de travailler il sera légitimé pour me punir, c’est un cercle vicieux... enfin de compte c’est pire d’être avec lui...

Cent quatre-vingt-treizième jour [le 12 mai 2001]

Les seules notes de musique qui résonnent dans ma tête, trop lourde pour un samedi soir, ce sont celles d’une guitare acoustique, celle de la triste chanson des R.E.M. : « Iosing my religion ». Un vieux morceau pour une toute jeune fille. Ma tête est trop lourde pour penser, je me contente de me laisser bercer et câliner par la voix écorchée du chanteur, mes bras se plient sur mon torse comme pour prier, mes 4 jambes se recroquevillent sur ce même torse, je ne suis plus qu’une boule. Un hérisson qui se protège. Un bébé dans le ventre de maman. Les cendres du décédé dans son urne funéraire. Aucun de nous ne risque plus rien, mais aucun de nous n’y croit vraiment.

Encore une histoire d’amour malheureuse mais ce n’est pas d’amour que je souffre. L’amour je n’y pense même pas, je ne suis que là dans ma tête qui a mal, qui semble presser mes yeux comme des citrons, si je les ouvre je pleure. Je les ouvre quand même mais les larmes m’obligent à les refermer. Tout le monde m’oblige, je ne suis pas libre. La toile d’araignée est si gluante, mes bras sont si faibles, je ne veux plus me battre. Je veux juste être un petit animal translucide au fond de son océan, sans prédateur, sans personne à dévorer, juste vivre sans ennui sans obstacle dans mes petits fonds océaniques où les lames me bercent.

Si seulement j’étais victime d’un virus, d’un truc qui se guérit, mais toutes ces idées noires dans ma tête, ces envies de pendre tout le monde, c’est juste une drogue qui les dissiperait. Mais je ne supporte pas l’idée des drogues, c’est trop facile, trop cher, et juste une dépendance au bout du compte. Poudres, feuilles de tabac, alcools euphorisants, juste de quoi oublier temporairement, sans rien guérir. Moi je veux guérir. Mais le remède ah le remède ! J’enfonce sur mon nez les lunettes que je n’ai pas pour mieux voir : je ne vois rien. Hormis les obstacles et ces gens insignifiants qui ont trouvé la clé de leur bonheur en créant des soucis aux autres. Cruello, Cruella, même les gens aux tout-petits pouvoirs, qui s’ils peuvent prendre 3 secondes de plus pour vous donner ce qu’ils devront vous donner prendront ces 3 secondes. Pauvres petits hommes et leurs plus petites idées. Jolis couples.

Je me bats, je me bats, je me bats. Me repose un temps dans les bras de Servane. Puis me bats, me bats, me bats. Comment puis-je voir leur petitesse dans leurs actes et eux ne pas y voir de la petitesse ? Que se passe-t-il dans la tête de ces personnes ? Ils masquent leur(s) déception(s). Ils rêvaient de mieux, d’être grands, beaux, et forts, d’être reconnus pour les qualités qu’ils n’ont pas malheureusement alors ils se donnent les moyens de se rassurer et user du petit pouvoir qu’ils ont. Untel crachera dans le hamburger qu’il prépare. Untel dessinera avec une bombe un signe simplet pour marquer son passage près de cette rame de train : personne ne remarquera ce graffiti parmi tant d’autres mais le petit homme dans sa tête, lui, pense à tous ces gens qui voient sa signature, sans penser que tout le monde s’en fout. Ils cherchent tous à être importants, aux yeux de tous, ils se regardent tous mais ne trouvent rien puisqu’il n’y a personne qui pense à voir untel ou untel grand, beau, et fort. Ou pas longtemps. Les idoles meurent.

Cent quatre-vingt-quinzième jour [le 14 mai 2001]

Le 1er juin, portes ouvertes au pensionnat. C’est la journée des « sourires en oseille », comme le dit Myriam. En argot français, l’oseille est l’autre manière de parler de l’argent. Autrement dit, le directeur de l’école et son banquier en chef sourient à tout crin, à tout un chacun, à en décrocher la partie inférieure des joues de sa partie supérieure. Des poignées de main à tout rompre. C’est une redoublante qui nous a raconté la scène de l’année précédente.

Ceci ne me chagrinerait pas outre mesure si la direction de l’école n’avait pas décidé d’employer certaines d’entre nous à la rédaction des lettres d’invitation et à la création des cartons qui permettent d’entrer dans |'École : un carton pour entrer et visiter, un carton pour le plan d’accès à l’école, un carton pour le dîner. Chose extraordinaire, nous ne sommes pas embauchées pour servir les plats. Non pas que ceci les gênerait mais on ne recrute pas de futurs parents en leur montrant ce qu’ils réservent à leurs petites filles adorées et chéries. Officiellement ces corvées nous enseignent l’organisation d’une mission, le travail en groupe, l’apprentissage des divers protocoles, et patati et patata. Je me suis endormie à un moment du discours, désolé j’ai oublié la fin !

Officieusement, n’ont été recrutées que les jeunes filles ayant eu des difficultés avec la hiérarchie, mais toutefois excellentes élèves, afin d’effectuer cette mission proprement. J’étais donc à moitié flattée d’avoir été volontaire désignée. Toutefois nous travaillons après les heures de cours ! Jusqu’à 21 heures parfois...

Le pire ce n’est même pas ça. Le pire c’est l’incompétence de ceux qui décident. Quelques exemples. Je réalise avec le logiciel WORD les modèles des trois cartons. À chaque fois je vais voir le directeur, et hop un étage à gravir, qui me demande de modifier tel ou tel mot, car ah oui ça ou ça ma petite Aela ce serait plus simple si c’était écrit comme ça et si ça vous le mettiez en gras ah non plutôt en italique... non disons en gras... euh... non en italique et en gras. Je reviens près de mon ordinateur. Je modifie, j’imprime à nouveau. Hop un étage à gravir. Nouveaux changements. Je redescends. Je change. Je remonte. Nouvelles modifications. Et cetera. Un soir il est content. Mes yeux pleurent de fatigue. Le lendemain matin, la nuit porte conseil je le rappelle, il se dit que finalement si on ajoutait une formule de politesse ce serait... aaaaaaaaaarrrrrrrrrrrrrrrggggghhh, moi je hurle intérieurement. WORD, il ne sait même pas comment ça marche.

Ceci n’est pas le pire. Voici le pire. Mon fichier WORD est approuvé. Une imprimerie se charge d’imprimer les cartons. Logique. La concierge m’emmène en ville afin de voir l’imprimeur. « Word ? Word ? Ah mais non, nous on travaille avec Adobe PageMaker... il faut tout recommencer... c’est incompatible ». De dépit j’ai soupiré, puis un grand éclat de rire a jailli de mes entrailles. À un moment mieux vaut en rire.

Cent quatre-vingt-dix-septième jour [le 16 mai 2001]

Pauvre Monsieur Cruello. Même si je le déteste puissamment, j’ai ressenti comme une forme de peine pour lui tout à l’heure. De la pitié plutôt.

Notre cours de mathématiques touchait à sa fin, dans le plus sinistre silence. La porte de la salle de cours volait alors en éclats, littéralement. Une femme aux épaules de déménageur suisse entre comme une furie, les yeux exorbités, la bouche tordue par des convulsions. Elle semblait être un plaidoyer pour les hommes qui voient toutes les femmes comme des harpies. Sans cette rage elle aurait été plutôt jolie, pour qui aime les forts gabarits, certes. Mais hormis ses solides épaules, ses jambes peu arquées dépassaient avec élégance sous sa robe aux motifs fleuris. Désolée pour la description en détails, mais je suis fort peu émotive, ou tout au moins, je reste parfaitement froide et lucide lorsque quelque chose d’inattendu surgit : deux trains à grande vitesse se croisant sur les chemins de fer, deux amoureux s’embrassant derrière une porte de toilettes non fermée, ma copine Servane qui hurle à la mort lorsqu’un de ses ongles se casse, et ainsi de suite.

La furieuse mégère fusille du regard Monsieur Cruello, qui pâlit subitement. Ils se connaissent. Il la reconnaît. Il préférerait être ailleurs, il nous lance des regards inquiets. S’il espérait ainsi qu’on le sauve, il n’en eut pas pour ses espoirs. La jolie harpie s’avance vers lui en maugréant des paroles inaudibles, au moins pour mes oreilles de jeune fille scotchée au fond de la classe, près de son radiateur chéri. Ses lèvres bougent mais aucun son sort, j’en suis sûr. Elle articule dans le vide, puis cède à la tentation : sa main vient aplatir la joue de Monsieur Cruello, qui sous l’effet du coup se raccroche péniblement à son bureau. Il ne dit rien, regardant fixement son bureau, un genou à terre. Elle non plus ne dit rien mais la rage est toujours là. C’est ainsi avec les femmes en colère, la punition va se poursuivre.

Je jette un coup d’œil à mes camarades, abasourdies par la surprise, mais dévorant du regard la scène de ménage. C’est mieux qu’à la télé visiblement. Mieux qu’à la maison. La suite dans quelques instants, promis. Publicité. Clap. Clap. Clap. Trois gifles c’est de l’acharnement. Je bondis sur l’estrade sauver notre professeur, mais mal m’en prend ! La déménageuse me jette contre le tableau. Elle est folle ! C’est surréaliste, moi je ne bouge plus en tout cas. Une longue minute de silence, avec juste en bruit de fond le souffle rauque de la harpie. Qui fond bientôt en larmes et s’enfuit en courant. Lui tente de la rattraper.

Depuis nous n’avons revu ni l’une ni l’autre. Le directeur, avec une moue incrédule, a juste conclu : désolé.

Cent quatre-vingt-dix-neuvième jour [le 18 mai 2001]

Pas de nouvelles de Cruello. Je n’ose pas écrire « pas de nouvelles, bonnes nouvelles ». Apparemment il est en arrêt maladie pour 15 jours au moins. Évidemment quelques rumeurs circulent à son sujet. J’avoue avoir laissé tomber la conversation lorsqu’elles se sont mises à répandre leurs ragots.

Je ne veux pas jouer à la première de la classe, je ne déteste pas être tenue au courant des rumeurs, mais c’est surtout des pures médisances entre filles. Ce qui me fait rire ! Du genre : ah tiens l’autre elle passe beaucoup de temps dans la chambre de Josée, qui elle-même prend assez étrangement de nombreuses douches par jour, lesquelles douches sont fréquentées à 83,2 % de 20 h 33 à 20 h 51 tous les deux jours. Hé si, des filles passent leur temps à espionner les autres afin d’établir leurs statistiques, incroyable !

Quant à moi je n’hésite pas à confier à mots couverts quelques manies surprenantes de certaines copines. Notamment une de mes voisines de chambre, dont je n’ose citer le prénom, qui nettoie ses dessous régulièrement, ce qui est louable bien entendu, mais qui accroche ses culottes ou soutiens-gorge un peu partout dans sa chambre. Lorsqu’on se balade dans son antre, gare à ne pas se retrouver avec une culotte sur la tête étant donné qu’elles pendouillent aux coins des portes de placard, des radiateurs, des lampes accrochées aux murs ! Elle a d’ailleurs eu des remarques d’une nonne lors d’une visite de chambre : « Hé c’est pas un magasin de lingerie ici bas l »

Deux cent unième jour [le 20 mai 2001]

Servane me prend une psychopathe, c’en est fini pour moi ! Voilà ce qui s’est passé. Pour une fois j’allais dans la salle commune où trône une télévision, cette maudite boîte de conserve rectangulaire qui transforme un être humain en zombi. C’est simple, il suffit de regarder attentivement quelqu’un regarder la télé, quelques minutes. Le constat est flagrant, on dirait un gros tas de guimauve tout flasque. Touchez le téléspectateur et vous verrez qu’il bougeotte comme de la gélatine. C’est rigolo, au moins au début. Après on s’en lasse.

Les filles ne regardent pas toutes ces émissions de télé où on voit des gens vivre en direct, enfermés je ne sais où. Non... c’est même assez amusant, elles ne regardent que des dessins animés, et n’importe lesquels, du minimaliste dessin tchèque en passant par du Scouby-Doo, des Minipouss, voire, ô comble de l’horreur, les Bisous des Bisounours. Pas la moindre image d’une émission coquine ou d’un quelconque film, juste des dessins animés. C’est vrai que la télé est interdite après 20 h 30, mais tout de même, je suis soulagée qu’à notre âge on puisse garder un côté enfantin. Moi je reste assez allergique à la télé, mes parents l’ayant purement et simplement interdite. Ils n’en ont même jamais eu. Je me contentais de m’évader en lisant des livres, ou en écrivant, ou en rêvant...

Si Servane me prend pour une psychopathe c’est qu’à un moment j’ai bondi jusqu’à la télé afin de baisser le son. Je l’ai abaissé jusqu’à 12, puis... quelques fractions de seconde plus tard... 11... pourquoi ? Servane l’a deviné, le chiffre 12 ne me plaisait pas. Tout simplement. Dans ma tête je préfère le 11, qu’y puis-je ! Bah, je ne sais quoi en dire... mais ceci amuse beaucoup Servane, qui m’a appelé Mademoiselle Onze toute la soirée ! Pff.

Deux cent cinquième jour [le 24 mai 2001]

Je veux de l’aventure. Euh je voulais écrire : je veux de l’aventure !!! Je m’ennuie de plus en plus dans ce pensionnat et la fin de l’année scolaire ne tire pas à sa fin, loin de là. Au moins pour quelques-unes d’entre nous. Puisque dès le début du mois de juillet débutent des vacances plutôt studieuses, les matinées étant consacrées au « renforcement » de nos connaissances, et les après-midi, à diverses activités, qui je l’espère ne se limiteront pas à courir comme des dératées le long de la forêt ou à repeindre les murs, qui de toute façon sont en pierre, bon, d’accord !!!

Avec l’été, je me demande si je vais assister au spectacle réjouissant de nos bonnes sœurs se dévêtant afin de recueillir sur leur peau les rayons du soleil. Leur teint cadavérique aurait bien besoin d’un peu de couleur. Je me posterai en haut d’une tour, prenant la posture du paparazzo professionnel, mon appareil penché, ma tête penchée, et ainsi je les prendrais en photos pour les revendre à prix d’or aux magazines à sensations, ma fortune sera assurée ! Mon renvoi de l’École aussi je crois. Ce qui me chagrine à peine.

Non non, je dis ceci mais je n’en ferai rien. Je n’en suis pas à ce point de bassesse. Encore qu’elles n’ont pas intérêt à nous narguer si elles le font alors que nous, nous trimons ailleurs ! Sinon je prends la photo du siècle : « Tue-mouches » à demi nue avec son maillot de bain de mémé, quelques poils dépassant de ses aisselles, quelques moches flânant amoureusement autour d’elle en cercles concentriques, un peu comme une attaque du temps des Romains. Yiha ! Banzaï ! Dévorons Tue-mouches !

Je deviens folle. C’est la faute à la séance de sport de ce midi, en plein soleil. Quelle idée aussi de faire du sport juste après avoir mangé, mon estomac est trop lourd ! À 8 heures du matin c’est la même chose, je suis trop fatiguée pour me lever, à 9 h je m’éveille douloureusement, à 10 h je commence à avoir faim et à 11 heures je meurs de faim et jamais on ne fait de sport si on a faim. Bref, autant le dire : il n’est jamais temps de faire du sport. Sauf si on est pas de mauvaise foi. Et je ne me sens pas concernée ! Plutôt cernée...

Deux cent huitième jour [le 27 mai 2001]

Mathilde, notre concierge, est venue vers moi alors que je lançais des cailloux dans la fontaine, m’ennuyant à en mourir selon toute apparence. Pourtant je me sentais en harmonie avec le monde qui m’entourait, je choisissais instinctivement telle ou telle pierre puis négligemment, hop jetée dans l’eau, quelques remous, puis le calme plat. Cette fontaine ne fonctionne plus depuis longtemps visiblement, de la mousse verte et gluante en peuple le fond, mais je n’ai jamais osé goûter son eau stagnante. Seules quelques bestioles microscopiques peuvent l’apprécier. Tous les goûts sont dans la nature.

Pourtant si l’eau était pure j’aurais gardé mes mains dans mes poches, en petite fille sage, ne jouant pas mon Tom Sawyer. L’eau des bénitiers m’attire irrésistiblement par contre. À l’entrée de la chapelle du pensionnat, si personne ne me regarde, et si personne n’est derrière moi, j’aime tapoter l’eau, avec douceur, jouant avec elle comme si ma main droite coulait à pic. Mais elle ne coule pas, l’eau bénite ne la recouvre jamais entièrement, comme si je marchais sur un lac, au hasard comme le fils d’un dieu.

Un seul jour le prêtre m’a surpris sur le fait. Ses yeux sont devenus sombres comme les nuages qui accompagnent la foudre, son index droit pointant méchamment un banc. Toute penaude j’ai rejoint ce banc rustique en bois, personne ne me comprenant. Aujourd’hui je m’en moque et je tapote toujours l’eau des bénitiers, au moins si je suis seule. Je ne me sens incomprise que si un regard se pose sur moi après tout.

Je disais donc que Mathilde a eu pitié de moi. Il paraît que je ressemblais à la jeune fille d’un roman à l’eau de rose qu’elle était en train de lire, incomprise du monde entier, son amoureux ayant préféré conclure un mariage d’intérêt. Ainsi je serais belle mais trop pauvre. Enfin dans la réalité je ne suis pas si pauvre, j’espère en tout cas ne pas être moins jolie, par ricochet. Oui je ne déteste pas toujours être trouvée jolie. Je ne ressentirais rien si un inconnu ou un connu me disait que je suis laide, je déteste que des regards se posent sur moi et me scrutent, pourtant si quelqu’un m’attire, j’aime lire dans ses yeux que pendant une fraction de seconde son regard a accroché ma silhouette. Même si c’est peut-être parce que je mesure 1 min 10 s, que j’ai des oreilles fluorescentes, des poils qui en sortent, et des pas beaux !, puis un nez aux pustules virulentes, peu importe ah ah !

Deux cent douzième jour [le 31 mai 2001]

Mathilde m’a remis un double de la clé passe-partout de l’École, enfin presque partout. C’est une clé qui ouvre une partie désaffectée, celle à I’Est. Évidemment, il a toujours été logique que l’École ne soit pas entièrement ouverte au regard du peu d’élèves. Même une curieuse comme moi ne s’est jamais interrogée au sujet de ces pièces encore secrètes, je pensais que seuls les sous-sols et les greniers renfermaient de vieilles babioles comme je les aime, et non... de simples autres pièces, au même niveau. C’est dire à quel point ma formation d’agent secret est à parfaire !

Peut-être ai-je eu la bonne intuition, mais Mathilde, en me remettant cette clé, a cligné de l’œil, et ce n’était pas un simple tic. Je crois. Puis quel intérêt à me la donner s’il n’y a rien à découvrir ? Si c’est pour avoir un lieu juste à moi où être tranquille... bof. Le grenier me suffit amplement.

Je me fais des idées, une nouvelle fois. Puis soyons logiques, je ne vais pas trouver le saint Graal ou les cités d’or perdues. À la rigueur de vieux papiers traînant sur le sol, des chaises et des tables rongées par les termites, des fenêtres aux carreaux brisés, quelques centaines d’araignées qui n’apprécieront pas des intruses après des dizaines d’années de tranquillité et ceci doit être inscrit dans leurs gènes : « ici pas un humain ne nous a enquiquinées depuis 100 ans » !

Jusqu’à ce soir. Car si Servane est suffisamment en forme, j’explorerais bien ces pièces abandonnées. Seule ? Ah non ! Les fantômes n’existent pas, sans doute, mais toutes sortes d’insectes, oui ! Explorer un grenier nettoyé de temps en temps, oui, mais des lieux qui n’ont pas vu un homme de ménage depuis des années... brr. Encore un mauvais point pour ma carrière d’agent secret ! Servane me dit en me taquinant, j’espère, que je serai agente secrète s’il faut aller fouiller dans les palaces !

Deux cent quinzième jour [le 3 juin 2001]

Les larmes continuent à couler sur mes joues, elles gouttent sur mon journal, mais j’écrirai coûte que coûte. Mes doigts tremblent sur ce stylo plume, j’enrage et les larmes coulent toujours. J’aime sentir leur parcours, je ne veux pas les arrêter, surtout ne pas les arrêter, je veux sentir toute cette souffrance et la peau de mes joues qui semble n’en jamais finir et ces larmes qui finissent par me chatouiller. C’est si pathétique des feuilles mouillées, qui ondulent, de l’encre qui déteint, mais je m’en fous. Je me complais avec mon pathos, qui m’encourage à toujours pleurer dès que je suis chagrinée.

Pleurer c’est si reposant, et je me sens si vivante lorsque je tremble de douleur. Je me vide d’eau salée, mes paupières se contractent et c’est ça être triste. Le premier qui m’empêcherait de pleurer je lui enverrai un regard si noir et meurtrier que l’envie de me donner des leçons lui passera pour plusieurs décennies. À plus forte raison s’il est défenestré sur le champ. Le pire étant ces zigotos qui vous harcèlent pour cesser de pleurer, ah ils se sentent coupables ! Mais je pleure seule... trop de haine contenue, trop de rancœur dans mon cœur que je vois tout petit dans mon corps. Tout doit bien éclater un jour. C’est l’oncle Freud qui sourit là-haut.

Et Servane que je maudis, et moi que je maudis de la maudire. Mes larmes que je maudis d’abîmer le papier de mon journal, mon journal que je maudis de ne pas être plus résistant et mes doigts fous qui dessinent follement toutes ces lettres et ces mots de pur défoulement, tout simplement pour un caprice de gamine. Servane mon amie... elle qui me blesse... et moi la fille soupe au lait qui à la moindre contrariété rue dans les brancards comme un taureau percé de banderilles. Je ne suis qu’une sale fille pourrie et gâtée, enthousiaste, et si son enthousiasme n’est pas partagé, elle retombe comme le soufflet de la mauvaise ménagère, une pauvre petite fille abattue qui se recroqueville dans son coin de pièce et qui pleure en cachant ses yeux avec ses bras.

J’ai trop insisté, trois jours que je n’ose pas aller dans l’aile Est de l’École toute seule. Trois jours que j’insiste auprès de Servane. Ce soir elle m’a envoyée sur les épines de rose, excédée, et je maudis la Terre entière. Je suis seule, seule, seule, alors je partirai seule. Quoi qu’il y ait, je pars. La nuit est tombée, les chambres des filles sont devenues silencieuses, et comme une gourde je compte en moi les cartouches de courage. Je manque de munitions et voilà mes pleurs qui redoublent, ah la courageuse ! Je suis fatiguée... mes yeux ne s’ouvrent plus... mon lit, vite...

Deux cent seizième jour [le 4 juin 2001]

Cette maudite pince à épiler ! Je ne la trouve pas au moment où j’en ai le plus besoin. Ce n’est plus de l’eau salée qui mouille les pages du journal mais du sang. Ah elle doit être dans la chambre d’Émilie, mais il est trop tôt — 5 heures du matin — pour la réveiller. Tant pis ! Aux grands maux les grands remèdes et je prends mon compas pour charcuter mon bras gauche, garnie de dizaines d’échardes ! Bravo Aela, joue encore à l’héroïne !

Finalement vers 1 heure du matin, excédée moi aussi, j’ai fui vers l’aile Est. Oh, sans trop de courage. J’ai même oublié la clé de la secrète porte et j’ai dû rebrousser chemin. J’aurais aimé y voir là un signe du destin me conseillant de rester une petite fille sage qui dort la nuit, blottie dans ses draps apaisants et sécurisants. Mais j’étais trop énervée. Et si le destin veut que je le déteste, ça ne me pose pas de problème éthique !

En revenant sur mes pas j’ai croisé Myriam, qui devait sans doute aller pour la 6e fois aux toilettes. C’est devenu un tel réflexe qu’elle ne me regarde même pas, me lançant juste un bonjour de sa voix monocorde et endormie. Je ne lui réponds même pas, craignant de réveiller des filles moins concentrées sur leur appareil urinaire et un peu plus sur ce que je peux faire à cette heure-là de la nuit. Mais rien voyons.

Me voilà devant la porte. Toute petite, peut-être autant que moi. Toute ridicule. Non, pas moi aussi... Le plus difficile c’est d’insérer la clé. Quel horrible grincement, je me retourne, glacée de terreur, guettant derrière moi une ombre. Ah c’est terrible comme je deviens irrationnelle, j’ai trop lu de romans. Je retourne vers ma serrure... un grincement, mais la clé tourne... un cliquetis... il suffit de tourner la poignée maintenant petite effrontée allez vas -y si tu l’oses allez... la poignée est glacée, tout est glacé ici, je me rassure comme je peux ! La poignée je la tiens dans ma main droite comme si je ne faisais qu’une avec la porte, comme si en la touchant je devenais une partie de cette école, me voilà immobilisée. Ah si Servane était là, cette lâche, cette couarde.

Instinctivement ma main tourne la poignée, merci aux instincts, mais ils me brusquent... encore des grincements, je crois réveiller la terre entière. Enfin du moment que les rats et araignées dorment encore, je suis satisfaite. La porte s’ouvre : je ne vois rien. Très peu de luminosité, c’est surprenant car je suis entourée par la pénombre et mes yeux se sont habitués au peu de lumière que la Lune offre cette nuit. Au-delà de cette porte le noir est plus noir qu’un chat noir. J’exagère à peine. J’entends un bruit derrière moi, un vrai de vrai ! Bêtement je me réfugie derrière la porte, que j’ai franchie sans réfléchir, juste préoccupée par ma fuite ! Les pas se rapprochent... se rapprochent... je recule, je recule... et vlan, je trébuche sur je-ne-sais-quoi et mon pesant derrière aplatit le plancher, en bois pourri si j’en juge par la douleur que je ressens dans mon bras, qui semble percé de milliers de trous. J’aurais le goût de pleurer, mais à un tel point de misère j’éclate de rire, un rire triste mais un rire quand même, ah la belle aventurière.

Le petit chat rouquin passe le bout de son museau, timidement, entre la porte et le mur. En me voyant il se jette sur moi et me léchouille, mon consolateur ! C’est amusant car sa langue frotte mes blessures, instinctivement ? Quoi qu’il en soit je le repousse car malgré ses bonnes intentions, les échardes ne font que s’enfoncer plus profondément. Je rebrousse chemin, sans demander mon reste, ayant eu ma dose d’émotions pour ce jour... les fantômes de l’aile Est attendront un autre jour pour se jouer de moi...

Deux cent dix-septième jour [le 5 juin 2001]

Hier Servane est revenue vers moi, s’inquiétant de voir un ruban autour de mon bras. J’avoue sans honte avoir exagéré à outrance le scénario de mon escapade. J’aimais lire dans ses yeux toute l’admiration mêlée d’incompréhension qu’elle éprouvait pour moi. Ce qui pansait mes blessures, surtout psychiques en fait.

Tant qu’à mentir, j’ai tenté de la culpabiliser un peu, et que patati patata, si elle avait été là, je n’aurais pas agonisé trois heures durant, allongée sur un plancher gelé comme un cadavre, évanouie sous le choc de la chute. Bien, j’en ai rajouté juste ce qu’il faut... le jour où je serai grand-mère je n’ose pas imaginer à quel point mes petits-enfants devront tailler dans mes histoires afin d’imaginer ce que la vérité est. Mais j’aime tant raconter des histoires et sentir mes auditeurs captivés, plongés dans un autre monde, aux frontières du réel, les obligeant à trembler en jouant avec leurs peurs, de la nuit, du froid, des bruits qui résonnent dans le silence le plus silencieux qui existe, ah ! Je m’emporte.

Bref, l’essentiel est que Servane m’accompagne demain soir. Gentiment je lui ai laissé un jour de réflexion, sachant qu’elle ne refusera pas dorénavant. À deux tout est moins effrayant. Puis s’il devait y avoir des fantômes, pour les conjurer nous emporterons le petit rouquin, il paraît que les chats détectent les mauvais esprits ! J’ai hâte d’être à demain.

Deux cent dix-neuvième jour [le 7 juin 2001]

Je secoue Servane qui fait mine de dormir et ronfler. La pauvre, si même elle n’avait pas dormi depuis 7 ans je n’aurais aucun scrupule à la réveiller afin qu’elle vienne avec moi. Après tout elle a promis de m’accompagner. Elle se réveille douloureusement. Oups. Elle dormait vraiment, j’ai peut-être été un peu violente. Au moins elle a un avantage sur moi, lorsqu’on est à moitié endormi on est suffisamment fatigué pour ne pas avoir peur.

Je la traîne en la prenant par la main, comme un boulet avouons-le. Myriam revient des toilettes. Un bonjour inaudible puis elle laisse la porte de sa chambre entrebâillée : autant ne pas la refermer, dans une heure elle ressortira. Servane me suit avec de plus en plus de réticence, elle se réveille la pauvre. Mais je la plains assez peu, je suis obnubilée par cette fichue aile Est qui ne doit pas receler quelque chose de si particulier quand même. Mathilde et ses insinuations, je la retiens !

Le rouquin n’est pas là. Dans toute notre lâcheté nous l’aurions bien laissé devant nous en éclaireur mais il a dû trouver une aventure plus reposante dans les bras d’une pensionnaire en manque de son nounours d’enfance, ou d’adolescence. Enfin ma mère possède toujours son ourson, donc je ne me pose plus de questions à ce sujet !

Cette fois j’ouvre la porte plus rapidement. La Lune nous éclaire mieux... et je comprends pourquoi dans ce couloir il fait si sombre, les fenêtres ont été barrées à de nombreux endroits par des pierres. J’y pense depuis deux jours et je suis assez surprise. Ceci est un plancher en bois alors que tout le reste de l’école est en pierre. Peut-être qu’à l’origine l’école était une maison entièrement en bois. Mais si on utilise des pierres pour les murs, pourquoi du bois pour les planchers ? Peut-être d’anciennes étables, ou l’annexe d’une prison où on pendait les coupables, non je plaisante ! En quelque sorte...

Le couloir se termine brutalement, sur un escalier. Je devine les yeux interrogatifs de Servane, pas besoin de se parler, l’architecte des lieux devait être un étrange bonhomme. Pourquoi un long couloir sans porte qui longe une bâtisse et qui débouche juste sur un escalier ? Étrange, vraiment étrange. Les escaliers ne sont pas en bois, c’est plutôt une sorte de béton moderne, apparemment il a été refait. Il tourne à m’en donner le tournis. Aucun étage et 30 marches déjà gravies. Je me crois dans le conte de Jack et le haricot magique, celui qui menait au-dessus des nuages. La luminosité en moins.

La lumière de ma lampe de poche trahit ce que je ressens, elle tremblote sur les marches qu’elle éclaire. Servane ne voit rien, elle est accrochée à mon dos. Pour peu de temps. On est arrivé. Une pièce immense. Ma lampe est impuissante à tout éclairer. Ce qui apparaît devant mes yeux est écœurant. Servane empoigne mon chandail d’une telle force qu’elle pince ma peau, mais je ne peux même pas articuler un cri de douleur. Seule la lumière de ma torche ose sans gêne se promener d’objet en objet... des instruments de torture à ce que je devine. Une vieille baignoire avec des marques de sang séché, devenu noir avec le temps. Une scie traîne par-là, des cordes emmêlées ici, des morceaux d’étoffe un peu partout. Des chaînes en fer défigurent les murs. C’était ça le secret alors, notre pensionnat a servi de lieu de torture pendant la dernière guerre je devine. Je comprends que tout le monde préfère oublier...

Je me sens encore toute glacée à l’idée d’êtres humains torturés ici, c’est comme si j’entendais leurs hurlements de terreur. Servane et moi sommes reparties sans prononcer le moindre mot. Même au seuil de nos portes de chambres, pas un mot. Aucune parole n’avait à être prononcée, la nuit allait être longue. Elle a été longue et sans sommeil.

Deux cent vingt et unième jour [le 9 juin 2001]

Je m’ennuie ferme ce samedi matin, car je suis seule. Servane n’est d’ailleurs plus que l’ombre d’elle-même depuis la nuit de vendredi, je n’ose plus l'importuner pour qu’on reste ensemble. Sans doute l’ai-je suffisamment terrorisée pour le restant de sa vie. Quant à moi je m’endors un peu mieux mais des cauchemars me réveillent toutes les heures de la nuit, des cris résonnent dans ma tête, non ! Même pas des cris, des hurlements plutôt, et des images sanguinolentes alimentent ces cris : des dents arrachées avec des morceaux de gencive, des cheveux collés entre eux par du sang à peine séché, et j’en passe sous silence, rien qu’en écrivant tout ceci c’est comme si je rêvais éveillée...

Je zone dans les jardins du pensionnat, comme une âme en peine, mon cahier dans une main, mon stylo-bille noir dans l’autre, cognant dans les cailloux que mes chaussures rencontrent. De loin je dois donner l’impression de l’artiste perdue dans ses pensées, cherchant l’inspiration en marchant de long en large et de large en long, ce qui ne sert strictement à rien, même si Rousseau vante les rêveries de son promeneur solitaire, ou Voltaire, ah le trou de mémoire ! Je marche en pensant juste aux pierres que je cogne, à l’œil réprobateur de la nonne qui me surveille du haut d’un étage, hé oui ces chaussures je les abîme, et alors peu importe, je suis la shooteuse de pierres qui les envoie à peine plus loin que leur résidence habituelle. Je shoote machinalement, sans haine ni rage, je shoote parce que les pierres sont là, devant mes pieds qui se traînent comme des misérables par terre.

Je ne sais pas d’où me vient ce plaisir de m’asseoir sur le sol caillouteux voire herbeux, puis je ne pense à rien, enfin j’essaie, n’écoutant ni les oiseaux, ils dorment, ni le vent ni les gens du pensionnat, ni rien en fait, tout est mort en fin de semaine ici. C’est ça, tout est mort, et je me sens en harmonie avec tout ce vide, et je me mets à sourire, mon esprit pense à tout ce vide puisque les arbres qui sont là sont vivants, les plantes aussi, même les odieux et vilains pissenlits qui se nichent entre les dalles, pour le plus grand malheur de Mathilde, effrayée par tout ce qui dégrade les jolies dalles. La vie c’est pas juste le sang qui coule dans les veines de ces animaux.

Ces pensées ne mènent nulle part, le soleil lui ne perd pas la tête et il me cogne comme je cogne les cailloux, de plus en plus mais comme si de rien n’était. Il doit être midi, et voilà une matinée de passée, complètement stérile. Je vais essayer de me rabibocher avec Servane pendant le repas, peut-être présenter mes excuses.

Deux cent vingt-deuxième jour [le 10 juin 2001]

Décidément, je ne suis pas au bout de mes surprises avec Servane et son supposé caractère placide. En l’abordant hier midi je l’ai trouvée en pleine forme, souriante, avec des yeux pétillants comme des bulles de Badoit. Je me suis inquiétée pour rien — ce qui me surprend tiens ! — elle manquait juste cruellement de sommeil, d’où son état de moribond. Je la crois à moitié. Lorsqu’elle ment ses yeux se plissent légèrement, ce qui est invisible pour une inconnue, mais moi je sais le reconnaître. Un petit mensonge, pour m’apaiser, c’est ce qui me touche surtout. Un pacte pour oublier la nuit de vendredi et vadrouiller vers d’autres aventures.

Oui, bon, bien... mais les aventures se font rares ici. La vie du pensionnat ronronne gentiment en ce mois de juin, le parfum des vacances sans doute. Aucune fille ne s’inquiète de son passage en classe supérieure, puisque le taux d’échec avoisine le zéro absolu, qui soit dit en passant n’est pas zéro, voilà un cours de physique qui sera utile... !!!

La seule qui nous distrait et parvient à nous faire rire est cette éternelle angoissée de Marinette, qui au bout de quelques mois de scolarité a rongé près de 3 mètres de ses ongles selon nos savantes estimations. En salle de cours, en salle de déjeuner, en salle de télévision : « rognage » en règle des ongles. Avec minutie. Patience. À grands coups de dents. Tous ses doigts tournent dans toutes les positions dans sa bouche. Parfois ses ongles sont si courts qu’elle s’attaque à la peau qui les cerne, insatiable. Ses mains aux doigts tout croche me font pitié. Un jour je lui ai offert un bâton de réglisse afin qu’elle compense ses envies de ronger cette partie de son corps, mais un sourire poli fut sa seule réponse, dévorant de suite, à nouveau, oui, ses ongles, ou ce qu’il en restait.

Elle est âgée de 17 printemps, la plus vieille d’entre nous, peut-être est-ce la cause de ceci. Elle aime aussi danser follement sur les chansons d’un groupe australien des années 80, INXS, soit « in excess », vociférant des « I need you tonight » et autres « Devil inside » tandis que dans le même temps ses hanches chaloupent dangereusement de droite à gauche, manquant de se dévisser, alors que ses longs cheveux bruns et lisses fouettent ses joues. Même moi qui suis une piètre danseuse je finis par laisser mes épaules danser au nom de mon corps tout entier. Tout ceci ne plaît guère à certaines nonnes qui méprisent cette musique « satanique ». Personnellement je trouve assez comique de me déhancher dans un pensionnat religieux sur une chanson s’intitulant « Le diable en toi » !

Deux cent vingt-cinquième jour [le 13 juin 2001]

Enfer, horreur, et damnation ! Elle a osé écorcher la prononciation de mon prénom. Dieu sait si je peux ne pas être une fille psychorigide si j’en ai la volonté mais je suis exaspérée par ces petites choses comme la simple prononciation d’un prénom. De m o n prénom. En 16 ans j’ai perdu patience, surtout que je l’aime ce prénom et c’est bien une des rares choses que l’enfant ingrate que je suis ne reproche pas à ses parents.

Enfin, voilà l’objet de mon courroux. En cours de dessin, une nouvelle professeur remplace notre bien-aimée Juliette, enceinte jusqu’au cou, une femme de 23 ans un peu fofolle et artiste tout aussi folle qui nous apaise 3 heures par semaine lors de ses enseignements de peinture ou encore de poterie. Son talent sans équivalent est de penser que tous nos travaux sont des chefs d’œuvres en puissance alors qu’il faut bien l’avouer, ce sont des horreurs sans nom, difformes, pendouillant de partout pour les poteries, et bavant de divers mélanges de couleurs pour les peintures. Par exemple elle a estimé un jour que j’avais des « affinités avec l’aquarelle » alors que ce jour-là j’avais tout simplement plus suffisamment de gouache et j’ai dilué à l’en noyer le peu qu’il me restait avec des verres entiers d’eau, ce qui a produit une peinture, une œuvre pardon ! Plutôt pâlotte en fait. C’est rare qu’un professeur motive à ce point ses élèves, généralement ils ne voient que ce qui cloche.

Bref, c’est une jeune femme qui la remplace, au prénom plutôt mignon, Magdalena. Elle semble calme et réservée, loin des caractères souvent extravertis des professeurs d’art plastique. Par contre, là où j’ai soupiré, c’est lorsqu’elle a tenté de prononcer mon prénom. Une première fois : « Allah ?». Je ne réponds pas, bien sûr. Second essai : « A-euh-Ià ?». Second soupir. « Non mademoiselle... À-é-la... comme en latin... mademoiselle Magda-leuh-na ! » Elle m’a souri d’un sourire amical.

En fait mon prénom serait breton à l’origine. A-euh-la... quand même !!!

Deux cent vingt-huitième jour [le 16 juin 2001]

J’écris en cachette sous mon sac de couchage, à la lumière de ma torche qui faiblit. Mon crayon tremble sur mon petit cahier d’écolière. Marinette dort — enfin j’en prie Dieu — à quelques mètres de moi, là où le feu de camp réchauffe moins, là où le froid est plus perçant, là où cette frappadingue tremble de froid et aime ça. Un sourire béat irradie son visage devenu pourtant bleu violacé.

Je suis seule avec elle, quelle imbécile je suis. La tenue de mon journal intime a des effets négatifs sur mes actions, car si je n’avais pas écrit un bout de texte au sujet de Marinette, je l’aurais peut-être vue comme j’aurais dû la voir, une inconnue, purement et simplement, mais non ! Trop stupide Aela... j’ai eu envie de la voir comme je le voulais, et j’ai donc accepté avec un enthousiasme débordant sa proposition de partir ce week-end avec elle, dans un « coin charmant et bucolique, perdu dans la forêt » selon ses dires. Toujours en mal de sensations fortes, je dis oui à n’importe quoi plutôt que de rester dans ce couvent de misère un samedi et un dimanche. À la bonne heure ! Si je passe la nuit vivante, ce sera ça.

Je ne plaisante pas, j’ai peur de Marinette. Tout commençait pour le mieux en début de matinée, nous riions comme des folles sur les sentiers tortueux qui traversent la forêt, imitant les accents germaniques d’une bonne partie de nos professeurs, nous contant réciproquement tous les ragots qui étaient parvenus à notre connaissance. C’est même Marinette qui portait l’essentiel des affaires de camping. Vers midi, pour notre première halte, j’ai commencé à être rongée par quelques doutes, Marinette ayant sorti de la poche arrière de son jean, en me regardant droit dans les yeux, un sourire coquin sur les lèvres, un couteau à cran d’arrêt à la lame d’acier épaisse, sinueuse, et tranchante sans nul doute, puisqu’elle s’est enfoncée dans la terre caillouteuse aussi facilement que le couteau des bouchers dépèce leurs carcasses de viande. Pourquoi ce sourire ? Pour que j’admire son couteau ? Pour que j’ai peur ?... J’ai juste souri, ou plutôt grimacé, de malaise. J’ai espéré à cet instant qu’elle y croit. J’ai juste espéré.

Quelques heures plus tard, j’ai à peine suivi son rythme de marche, je sentais mes jambes lourdes, et mes épaules étaient trop sciées par les lanières du sac à dos. Alors que j’étais tranquillement en pleine considération de mes malheurs, Marinette stoppe net devant moi, se retourne une fraction de seconde, un doigt posé sur ses lèvres m’indiquant de me taire. De toute façon j’étais trop fatiguée pour demander ce qui se passait. Sa main a plongé dans son dos, et telle une guerrière a décoché son couteau, posant l’instant d’après un genou à terre, comme à l’affût. Je l’ai imitée... des secondes interminables s’écoulent, j’entends à peine les gazouillis des oiseaux, le sang cogne trop fort contre mes tempes.

Comme à moitié groggy, je vois Marinette plonger sur la droite, plantant son couteau dans une boule de poil fuyante, un lapin, c’est un lapin, poignardé au niveau des hanches, il gigote furieusement autour de la lame, qui reste imperturbablement immobile, enfoncée dans la terre, le lapin poursuit sa tentative de fuite, déchirant peu à peu l’arrière de son corps, son sang se répandant sur les feuilles du buisson... Je regarde cette scène comme une môme hypnotisée par un mime, j’ai si peur et pourtant je ne parviens pas à tourner la tête, je regarde juste le petit lapin couiner et se vider de son sang, Marinette maintient fermement son couteau. Puis d’un coup de main sur le cou du lapin, elle l’assomme, il ne bouge plus... elle le prend par les pattes arrières, serrées avidement entre ses doigts, comme s’il allait fuir, puis elle le fait tournoyer dans l’air, une fois, une seule fois, puis l’abat contre le tronc d’un arbre. Un bruit d’os brisés. Cette fois il est mort. Je vomis mes tartines de ce midi dans un buisson alentour.

Je n’ose plus regarder Marinette les yeux dans les yeux. Sa main glacée se pose dans mon cou, me disant juste, d’une voix parfaitement neutre : « Hé c’est la vie, on tue pour manger... si lui était plus gros il n’aurait pas eu pitié ». Tuer peut-être... mais... pas comme ça...

Deux cent trentième jour [le 17 juin 2001]

« Tourne autour de ma sobriété » de Tanita Tikaram se déroule dans mes pensées tandis que Marinette cuit son lapin à l’étouffée, dans un trou creusé pour l’occasion. Elle a enroulé son lapin, vidé soigneusement, dans du papier aluminium, puis elle a déposé le paquet dans les cendres de notre feu de camp. J’en ai mangé un peu... peut-être devrais-je avoir honte mais lorsqu’on a faim il est difficile de refuser quelques morceaux de viande, quelles que fussent les circonstances de la mort de l’animal. Le dessin animé Bambi m’avait pourtant ému à une époque. En fin de compte moi aussi je ne suis qu’une animale et mes instincts prennent le dessus. L’instinct de conservation... pour manger l’immangeable, puis cet ultime sursaut avant de se suicider, ou ce désir irrésistible qu’on me secoure si j’ai franchi un pas de trop vers la mort, même sciemment.

J’ai dévoré une cuisse du lapin, ce n’est même pas manger, même pas pour le goût, juste pour apaiser le trou dans mon estomac. Je paierai ça un jour.

Depuis mon réveil, de ma nuit blanche d’ailleurs, j’ai l’air d’un zombi, je me sens zombi. Les épaules voûtées j’avance péniblement, le dos endolori par une nuit sur un sol dur, à surveiller du coin de l’œil la sanguinaire et impitoyable Marinette, la chasseresse dont je mange les trophées. Je critique, ah ça pour critiquer je suis forte mais dans le besoin je lui donne raison, elle a le courage de tuer, mais pas pour survivre je pense. Mes états d’âme ne m’ont toujours pas quitté, mais c’est pas eux qui referont vivre le lapin qui digère dans mon estomac.

Tout au long de la journée j’ai marché derrière Marinette, comme si elle pouvait me tuer, mais bon, si l’envie avait tenaillé sa p'tite tête elle n’aurait fait qu’une bouchée de moi au regard de sa dextérité avec un couteau. Je ne lui ai quasiment pas adressé la parole, je sais j’en ai un peu trop fait, elle n’allait pas me tuer et elle ne l’a d’ailleurs pas fait, mais il y a toujours ce quelque chose en moi qui se brise et qui est irréparable lorsque je vois quelque chose qui me déplaît autant chez quelqu’un, et je déteste aussi Marinette pour ma lâcheté, j’en fais la coupable de mon repas, de ce lapin que j’ai mangé aussi...

Deux cent trente-troisième jour [le 20 juin 2001]

C’est un œil au beurre noir que je vois dans mon miroir, avec mon œil valide bien sûr. Le sang commence à coaguler près de la commissure de mes lèvres, mais moi j’enrage toujours, je ne m’apaise pas, je ne guéris pas. J’ai flingué Marinette tout à l’heure, au détour d’un couloir. Depuis deux jours je deviens folle, je me fais peur. J’ai fui Servane, j’ai prétexté une maladie pour être dispensée de tout cours et ce séjour à l’infirmerie n’a fait qu’empirer mon état, je perds la tête, purement et simplement.

Toute la journée de lundi je suis restée prostrée dans mon lit, écoutant les bruits assourdis par les murs et le plancher, tout me semblait si lointain, ces filles et cette école. Mes pensées restaient fixées sur ce week-end de terreur, elles ont essayé vainement de l’apprivoiser, mais c’était peine perdue. Marinette est Marinette, c’est elle le problème, pas moi, pas ces idées torturées dans ma tête, pas ces lapins suintant le sang noir qui courent dans ma tête et viennent se blottir dans mes bras pour que je les sauve... ah, tu parles, sauver des lapins morts, et me voilà me réveillant en sueur depuis deux nuits sans sauver qui que ce soit.

J’applique un gant de toilette que j’ai passé sous de l’eau glacée, ah mon pauvre œil. C’est sûr je ne suis pas jolie à regarder. Peu importe. J’ai cogné et encore cogné Marinette, prise de folie, tapant et tapant encore, n’importe où, parfois le mur, le sol, une poutre en bois, ses dents qui ont parfois tressauté sous la force de mes poings. Des craquements d’os, du sang qui coule du nez, deux vraies furies se battant comme des chiffonnières. Tu parles. À la bonne heure. J’en souris devant mon joli miroir de me voir si laide mais si guerrière. Marinette et sa lueur de joie dans le regard lorsque de trop loin j’ai marché vers elle, rageuse, oh la pauvre Aela si prévisible, oh le vilain coup de pied qui a enfoncé mon estomac contre ma colonne vertébrale : premier craquement. Rage décuplée. Sans plus aucune coordination, on se tapait dessus, ce qui finalement neutralisait la force de nos coups. Je souris toujours devant mon miroir, c’est l’adrénaline qui coule dans mes veines, merci à toi !

Qu’est-ce qui a changé ? Rien, Marinette est une Marinette aux faibles écorchures et Aela est toujours brisée et meurtrie. Je hais le monde entier sans raison et aimerais le voir brûler sous mes yeux, chaque parcelle de champ, de route, chaque pierre de chaque maison de ce fichu pays aux nuages gris qui sèment sur mon esprit des envies morbides. Ces maudits nuages qui apporteront la pluie qui atténuera mes feux... je préférerais souffler sur les cendres.

Deux cent trente-cinquième jour [le 22 juin 2001] Mouais. Quel lâche ce directeur. J’aurais dû être renvoyée de l’École suit à mon agression envers Marinette, lui causant 13 points de suture. Pour la petite histoire, cette folle s’est amusée, suite à notre altercation, à inciser la peau de ses bras et jambes avec son couteau, afin de laisser croire que je l’avais tailladée. Maudite folle. La douleur, elle aime la ressentir de ses propres mains, quelle idée ai-je eu de la frapper, elle a dû aimer ça. Mais voilà, le directeur pense que c’est moi, et si le directeur le pense c’est la vérité. Je n’ai même pas nié, pensant ainsi partir plus vite de cet endroit. Même pas.

Pas de vagues, ne pas faire de vagues, chhhhut, vous comprenez, ah la réputation de l’école ma pauvre dame si des délits à l’arme blanche ont été perpétrés, ah mon Dieu l’horreur, ternie la réputation de ce pensionnat, ah mon... nom de nom ! Je suis juste rentrée penaude dans ma chambre, Marinette me guettant au bout du couloir. Mais la porte que j’ai refermée derrière moi ne s’est pas rouverte. Je n’ai pas préparé mes valises. Je suis là, toujours là, pitoyablement et misérablement là. Il faudrait fuir mais je reste là à pleurer sur mon oreiller, ce panneau lumineux s’éclaire avec maladresse dans ma tête, comme s’il allait s’éteindre, mais il se rallume toujours, in extremis : sois raisonnable Aela, où irais-tu ? Tu n’es qu’une petite bourgeoise qui tient à son confort, alors sois forte, et résiste. Tu n’es pas la plus forte mais tu le seras. Fin de journée.

Deux cent trente-septième jour [le 24 juin 2001]

Servane n’est pas venue me rendre visite depuis plus d’une semaine. Elle ne m’évite même pas, je ne croise plus personne. Elle se contente de ne pas s’enquérir de moi, auprès de moi en tout cas, qui suis la mieux placée pour savoir comment je vais. Je me prends à détester Servane, laissant dans ma tête danser tous ses défauts que j’enfouissais au nom de notre amitié : sa mollesse, sa misanthropie primaire, sa manière nunuche de rire en catimini des histoires des autres. Et... et... c’est tout, ah. Je ne parviens même pas à les lui reprocher réellement, j’aimerais plutôt la détester sans raison, qu’il est doux de haïr et détester sans avoir la moindre raison, quel soulagement. C’est doux, je me sens détendue, ils et elles se consument au sein de mes cellules nerveuses, c’est si doux.

Pour un morne dimanche c’est un morne dimanche, passé ô hasard dans mon lit. En plus pure psychopathe, malgré une chaleur torride, je dors avec un drap recouvrant mon corps, une couverture couvrant mes jambes jusqu’à mes genoux. Je ne peux pas dormir si une partie de mes jambes n’est pas recouverte, il me f a u t sentir quelque chose de pesant... je ne sais pas pourquoi, et depuis belle lurette je me moque de le savoir. Du j’m’en'foutisme primaire. Il me faut juste cette sensation, et peu importe qu’au réveil la couverture soit au bas du lit. Psycho !

Les heures s’écoulent, mais que fait Servane ? Moi je l’aime et la maudis tour à tour, jamais quelqu’un n’aura été autant mort puis ressuscité en une semaine.

Deux cent quarantième jour [le 27 juin 2001]

Le parfum des vacances ont-ils dit au journal télévisé, alors qu’eux travailleront tout l’été, comme moi. Le parfum de vacances studieuses, solitaires. J’écoute en boucle le triste album des R.E.M., le seul à m’apaiser. J’erre dans les couloirs comme une âme en peine, personne ne me jetant le moindre regard. Le pire est que ce n’est même pas intentionnel, ils ne me regardent pas car ils veulent ne pas me regarder, non... ils ne me voient tout simplement pas, je n’existe pas, ou plus. Tout passe dans leur tête, les gens, les événements, seul le présent compte. Ah le présent, le sacre du présent.

Un proverbe serbe raconte que « le bien, le mal, tout passe, et cela passera aussi ». Donc les proverbes serbes aussi. CQFD.

Servane me snobe bel et bien. Je l’ignore tout aussi. En classe, l’ambiance commence à ressembler à du n’importe quoi, les filles discutent et échangent des petits mots entre elles, à ravir les fabricants de papier, qui n’en vendront jamais autant. Je reste au fond de la classe, les regardant animer les tristes cours de maths, me contentant de griffonner dans mon cahier quelques poèmes aux rimes approximatives. Je m’ennuie. Je m’ennuie. Je m’ennuie.

Seul événement cocasse, la porte de la salle de classe est restée bloquée, nous empêchant de sortir à la fin des deux heures. La plupart des filles ont paniqué alors que je restais de marbre assise sur ma chaise, la tête posée sur mon poing refermé. L’une d’elles s’est évanouie dans l’indifférence générale, chacun pensant plutôt à protéger sa propre vie, comme si elles étaient menacées ! Ah.

Deux cent quarante-deuxième jour [le 29 juin 2001]

Demain, fin de l’année scolaire. Ouf. Elles partent quasiment toutes. Moi non, encore là pour deux petits mois, dans une annexe de l’École, près du village. Pourquoi une annexe ? Simplement parce que ça coûterait trop cher d’entretenir 4 mois un pensionnat qui n’est utile que pour une poignée d’écolières. J’ose à peine imaginer à quoi ressemble cette « annexe ». Un abattoir qu’un boucher a vendu à l’école parce qu’il a été arrêté pour avoir dépecé d’autres animaux que nos chères bêtes ? Rien ne me surprendra !

C’est un peu de liberté de gagnée, en espérant que les gens du village soient intéressants. J’ai même pas le temps d’écrire pour ce journal, je dois faire mes bagages, et comme toujours je suis en retard. Servane doit être quelque part en train de faire de même. Peu importe.

Deux cent quarante-troisième jour [le 30 juin 2001]

L’école est finie. Point. Ce matin, assise sur une marche, j’ai regardé mes futures ex-camarades se ruer vers l’autobus qui les ramène vers la gare. Certaines peinaient à traîner par terre leurs sacs en toile, devenant tout blanc à cause de la poussière des graviers. Maryse s’est même emmêlé les pieds entre les trois bandoulières de ses bagages, se vautrant comme une patate, la tête en avant, devenue subitement enfarinée. D’habitude tout le monde aurait ri mais pas ce matin, c’est la fin de l’année scolaire pour elles, plus rien n’a d’importance hormis cet autobus libérateur, qui les éloignera d’ici à jamais, vers une vie normale près de leur famille. Maryse elle-même ne se laisse pas freiner par sa chute et après un maladroit haussement d’épaules la voilà debout, ayant elle aussi adopté la technique du traînage de sacs sur le sol, efficace, même si un peu lent et sale.

Servane ? Je la regarde passer, mon coude coincé dans la paume de ma main droite, mon coude droit tenant en équilibre sur mon genou droit. Tout est droit et elle ne me regarde pas. Ses cheveux bruns bouclés je les vois, mais plus son visage. Mon cœur se serre mais elle part en m’ignorant, je n’existe plus. Je la regarde partir comme je regarderais une toile qui étreint mon cœur, je n’ose pas approcher, car tout est fini, elle partira forcément, alors à quoi bon lui parler une dernière fois, à quoi bon pleurer dans les bras l’une de l’autre, à quoi bon s’échanger nos adresses pour nous écrire alors que tout le monde ici décrira jamais à une autre, tout le monde ne veut qu’oublier toute cette année et chasser tout souvenir, toute personne qui peut rappeler ne serait-ce que des bribes de notre vie passée ici. Je suis triste mais je la regarde partir, je le serai encore plus si je l'abordais, elle aussi peut-être... elle monte dans l’autobus, va s’asseoir du mauvais côté... c’était ma dernière image...

Les portes de l’autobus se referment. Le chauffeur pressé avait déjà mis en route depuis plusieurs minutes son moteur, personne ne veut donc rester ici alors. Nous seules les pauvres sommes là, délaissées par des parents qui préfèrent passer leurs vacances en solo. Enfin moi je préfère encore mon sort actuel. Ah, c’est vide ce maudit pensionnat, ça sent la mort dans tous ces couloirs vides. C’est ainsi chaque année, les vacances c’est la mort de quelque chose. Je déteste les ruptures.

Deux cent quarante-quatrième jour [le 1er juillet 2001]

C’est pire qu’une cérémonie d’enterrement notre départ à nous. Hier ce n’était pas gai mais au moins les filles étaient heureuses et soulagées, celles qui partaient bien sûr. Aujourd’hui c’est soupe à la grimace pour tout le monde : petit déjeuner, déjeuner et dîner. À volonté. Ne vous bousculez pas, d’ailleurs personne regarde, donc pas de convoitise. On dirait qu’on les traîne à l’abattoir, ce qui n’est peut-être pas si faux dans un sens, le pire étant d’en avoir conscience. Moi j’essaye de voir le côté positif de la chose, si si je peux ! Et facile : 3 heures de révision le matin, après-midi libre, ni grillage ni mur de pierre...

Bon, oui, là j’écris de la maisonnette faisant office de pensionnat bis et c’est pour le moins rustique : murs en pierres irrégulières enchevêtrées, lits de bois tout en bois au matelas de bois, un oreiller ? Ah, bon, ça existe ça ? Apparemment non. Le village est lui-même assez mort m’a-t-il semblé vu de derrière les vitres de l’autobus, hoquetant sur la route bosselée de l’artère centrale de ce patelin paumé, avec à tout casser 560 habitants, ou 563, ne chipotons pas.

Comme le dirait mon oncle : la zone ma fille, la cambrousse, la terre des péquenauds !!! Mouais. Le pensionnat désert m’angoisse mais les villages déserts m’attirent, je me sens bien parmi toutes ces vieilles maisons de pierres délabrées, cette fontaine traditionnelle sur la place unique du village, devant la mairie bien sûr. Peu de verdure, ou plutôt des pissenlits et autres mauvaises plantes ou herbes, des trucs qui poussent partout, murs ou routes, sans main de jardinier, et ça c’est insupportable pour un jardinier, quelque chose qui vit sans lui, sans son intervention, c’est odieux et forcément laid. Tiens tiens, j’ai une poussée de misanthropie là. Ce qui me manquait.

La seule attraction du village, c’est un vieux moulin en lisière de forêt, à une centaine de mètres de la place centrale du village. Il fonctionne encore, grâce à une petite rivière qui tient plutôt du ruisseau et à vrai dire je me demande de quelle manière il donne suffisamment de force à la roue du moulin. Je promets de le visiter, et sans rien casser, promesse aussi, je suis si maladroite. Enfin vu comme je suis petite je ne risquerais pas de me tordre le cou en cognant mon front contre une poutre trop basse. Il n’a jamais été conseillé d’être trop tête en l’air lorsqu’on mesure plus d’1m70 et qu’on navigue dans des lieux construits par des tout p’tits !

Deux cent quarante-huitième jour [le 5 juillet 2001]

Personne n’aime Manon. Je ne suis pas Manon dieu m’en préserve. Et Julie ne m’aime plus depuis hier. Julie c’est la pauvre choupinette qui est la nouvelle camarade de chambre de Manon, une co-piaule comme on dit chez nous, incarnation de la bonté sur Terre, impossible à détester, toujours à se démener pour régler les soucis de l’une ou de l’autre, rabibochant les bandes ennemies, parlementant avec l’ennemi professoral, soulageant les vieilles dames de leurs courses, trois fois prix-nobélisée pour sa bonté envers l’humanité, une icône pour ainsi dire, sous peu canonisée, enfin dès qu’elle sera décédée. Peut-être l’enverra-t-on en Enfer, où elle œuvrera au sein du harem de diablotins aux queux fourchues, ah à quoi ça tient un fantasme !

Je ne sonne pas très gentille, je sais, mais les petites filles modèles m’agacent assez souvent, elles sont irréprochables, sans défaut apparent, ce qui les rend assez lisses en fait. Tout le monde aime les gentilles filles mais ils ne font que s’en servir, ce sont juste des filles qui rendent service, et dès que le service est fini... les voilà seules dans leur chambre, le cœur rempli de bonnes actions accomplies dans la journée, puis alors... et puis alors ? Leur solitude pour seule compagne fidèle. Mais soyez détestable et là vous créerez les liens d’amitié les plus solides, la haine rapproche et soude les groupes entre eux.

Dès que je rencontrais une fille aussi misanthrope que moi, une Daria de ce côté-ci de l’Atlantique, nous devenions les meilleures amies du monde, seules mais contre toutes, jusqu’au moment où l’une de nous se prenait à vouloir être plus populaire, à quitter notre image de vilain petit canard. Coin coin. Bref.

Très lâchement je me suis plainte auprès du surveillant d’une allergie à la chaleur, selon laquelle mon nez devient tout fragile à cause des changements de température la nuit et la chambre étant exposée plein sud c’était mauvais pour moi de rester avec Manon, euh pardon dans cette chambre je voulais dire... évidemment, ce que je viens d’écrire n’est pas logique du tout mais être surveillant c’est savoir être compréhensif à l’égard d’une jeune fille qui parle avec son mouchoir devant son nez, reniflant comme une moribonde, des larmes au parfum d’oignons coulant sur ses joues. Ah si seulement il avait goûté mes larmes il aurait découvert le pot aux roses mais là, rien.

Beaucoup de stratagèmes, même si je culpabilise un peu qu’une autre fille souffre à ma place des nuits encore. Julie m’a lancé un regard noir comme le jais au petit déjeuner, ayant sans doute compris que la maladie nous frappe vite lorsqu’on doit subir ses nuits avec Manon, parfois sans un gramme de vent. Le premier regard noir de Julie à ma connaissance. Dans un sens c’est positif si elle devient moins serviable et gentille. Quant à moi je partage désormais la chambre d’Hortense, petite vraie blonde aux seins pointus et aux belles courbes de hanche... difficiles à rater étant donné qu’elle se promène toute nue dans la chambre, constamment. Je me demande si ses déhanchements sont si innocents mais ce soir je suis trop fatiguée pour y réfléchir.

Deux cent cinquantième jour [le 7 juillet 2001]

En France « ils » reprochent aux jeunes des banlieues « difficiles » de zoner dans les rues à ne rien faire, ou à rester planter devant leurs immeubles, à mater les filles qui passent, ils ne font rien car rien n’est à faire. Je me sens un peu comme ça, hormis que je suis dans ce village de nulle part, sans même les traditionnelles vieilles dames de cinq fois vingt ans, assises sur leur chaise, devant la porte de leur maison, à observer les passants. Elles non plus n’ont rien à faire, elles doivent endurer leurs vides journées devant les romans-savons brésiliens et les jeux intellectuels.

Comment je le devine ? En fait je jette toujours un coup d’œil lorsque je sillonne les trottoirs, vers l’intérieur des maisons, au-delà de leurs rideaux troués, de la dentelle disent-ils. Bref. Pas plus tard qu’hier, une vieille dame a ouvert brutalement sa fenêtre lors de mon passage, sans mauvaise intention, mais mon front a reçu le coup, heureusement que je marche toujours en regardant plutôt mes pieds sinon mon pauvre nez aurait.... brrr, je préfère ne pas l’imaginer !

Cette dame âgée en a profité pour m’inviter à entrer chez elle, c’est fou ce que mes airs fragiles peuvent inciter autrui à me couver et me dorloter, à me voir comme une petite fille fragile. Ou peut-être s’ennuyait-elle. Je crois que c’est plutôt ça... enfin, elle ne semblait pas plus dangereuse que Monsieur Jack l’Éventreur et aussi innocente que le chat d’Alice, le mauve Lucifer, alors un verre de lait frais et quelques gâteaux ne se refusent pas. Puis je suis d’une curiosité maladive à l’égard de ces vieilles bicoques, les vieilles pierres me font rêver, c’est comme si j’étais submergée de frissons par tout ce qui a pu se dérouler entre ces murs, comme si tout restait vivant, des personnes décédées jusqu’aux scènes de la vie courante, du simple dîner familial à l’enfant envoyé dans sa chambre sans dessert pour avoir désobéi : je l’imagine même monter les marches de l’escalier trois à trois, en sanglotant. J’en ai déjà parlé dans ce journal je crois.

À une époque je piquais du nez dans les bras de ma mère lorsqu’elle m’emmenait voir ma grand-maman maternelle, qui nous contait à chaque fois un pan de sa vie tout aussi inintéressant que le précédent et sans doute bien plus passionnant que le prochain. J’avoue que les mésaventures de mon grand-pépé avec les bretelles de son pantalon lorsqu’il s’habillait chaque matin sont aussi passionnantes que la météo à 3 jours. Si ceci t’intéresse cher journal, pour clore l’histoire mon pépé était allé à son travail, consistant à servir les personnes s’assoupissant aux tables des terrasses d’un café parisien, et un jour l’une de ses bretelles éclata sous ses yeux et surtout sous les yeux de tous les clients. L’autre bretelle, ne supportant pas le poids du bedon de mon pépé, éclata elle aussi, son pantalon tombant alors irrésistiblement à ses pieds. Un grand moment de solitude.

Quoi qu’il en soit je dormais dans les bras de maman et c’était doux et soyeux, jusqu’au jour où je fus trop lourde, ou trop âgée, et là je subissais ses histoires, avachie dans un fauteuil moelleux, mourant d’ennui, guettant son éclat de rire, celui qui conclut toute histoire. Encore que parfois j’ai eu de fausses joies à l’égard de cette règle que je croyais immuable. Ne pas croire en Dieu, note du lundi 2 décembre 1991.

Deux cent soixante-dix-septième jour [le 3 août 2001]

« Aela !... Aelaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!!!... Téléphone. Pour tôôôa ! » Sans prendre le temps de réfléchir, je jette le rasoir de barbier avec lequel j’entreprenais de concevoir une coupe de cheveux ultramoderne pour Manon. À ce moment-là mon but était atteint, personne n’aurait jamais osé laisser son client dans cet état-là. Mais c’est le téléphone ! Sans doute mon ami. Effectivement, c’est lui !

Un voyage à Paris ! Il me propose de venir passer quelques jours en sa compagnie, alors que c’est son voyage de noces (!). Mon ami est un peu spécial en fait, il se marie dans trois jours et part en lune de miel accompagné de son beau-père et de moi si j’accepte. Je crois sans trop me tromper qu’il emmènera aussi son épouse, mais on ne sait jamais ah ah !

En réalité tout s’explique. Il sait que je me morfonds ici depuis des lustres, où j’ai eu le temps de voir les araignées migrer depuis 3 générations. Puis son épouse ne sera pas jalouse d’une pauvre jeune fille de 17 ans misanthrope, cynique et qui dévore les petits enfants à la tombée de la nuit puis se transforme en potiron à l’orée du jour, ou du bois plutôt. De plus sur photo elle semble extrêmement jolie, et il paraît que les jolies filles ne sont jamais jalouses. Puis les hommes ne m’intéressent pas jusqu’à ce point, Nicolas est comme mon grand-frère, alors... aucun risque.

Quant au beau-père... mon ami a épousé une étrangère et son père est un peu perdu en France — il est Québécois à ce qu’il m’a dit — alors il l’emmène un peu partout. Que ne ferait pas un Français pour séduire la belle famille ? Partir en voyage de noce avec le père de la mariée ! Je pense qu’il m’invite pour cette raison aussi, tant qu’à avoir du monde, allons-y à quatre. D’autres volontaires hihi ?

Quant à moi je suis excitée comme un pou à cette idée, bien que je déteste me sentir comme une touriste. Ce n’est pas tant Paris qui m’attire mais plutôt quitter ce petit pays avec son petit village où non seulement rien ne se passe, mais en plus rien ne se passe. Je dois être plus explicite : rien ne se passe ! Et partir six jours à Paris c’est l’aventure même si cette ville est civilisée. Encore que la légende raconte que le parisien pure souche voit le non-parisien comme un Ostrogoth balourd, un gars de la province, un paysan, un pagu, un péquenaud comme on dit. Ce dont je doute, si vraiment ils regardent droit devant eux, il n’y a que du vide.

Enfin, sociable comme je suis, je ne critiquerai pas les Parisiens ! Je préfère préparer mes bagages, même si je ne pars que dans trois jours. Ce qui me laisse le temps de réparer la coupe de cheveux de Manon. J’espère qu’elle a aimé Demi Moore dans le film G.I. Jane.

Deux cent quatre-vingtième jour [le 6 août 2001]

Les unes après les autres les filles pleurent dans mes bras et je ne peux les en empêcher, c’est le prix du mensonge à payer. Ah oui au fait, j’ai une grand-mère qui est morte il y a 3 jours et je dois aller à son enterrement. C’était le seul moyen de partir de l’école, le seul moyen qui fonctionne je veux dire. Mieux que : dites, je m’ennuie à mourir ici, un ami me propose une folle escapade à Paris, vous me laissez partir ? Non non. Pourtant je déteste de plus en plus mentir mais la vérité c’est bon pour ceux qui ne veulent rien, je préfère réussir par fraude qu’échouer avec honneur.

Dans le train qui me ramenait en France, j’ai eu une impression de déjà-vu. Une femme laide au possible était accompagnée d’une jeune fille de cinq années, belle comme un cœur avec ses yeux tristes et son visage impassible. Je ne pouvais croire que c’était sa mère, elle semblait peser 70 ans, ses cheveux fuyaient en tous sens, ses lunettes carrées aux verres épais comme un vase pesaient sur son nez tordu. Des rides à n’en plus finir mais des rides horribles, comme si sa peau avait autant noirci que ses dents. Effectivement je ne l’aime pas mais c’est aussi pour son caractère. Subitement elle hurlait dans le wagon, confie la petite puce qui ne prononçait pourtant aucun mot, hormis quelques : on arrive quand ?

Cette femme semblait sortir d’un film de sorcières, son dos lui-même était voûté. Et je n’exagère pas. Si je devais employer la meilleure image, elle ressemblait à la mère de famille qu’on voit dans le film Massacre à la tronçonneuse, un film qui se déroule chez des arriérés américains, ce qui est un pléonasme pour l’anti-ricain de base. J’aurais eu une mère comme ça... brr. Peut-être qu’elle était là dans ce train à cette heure pour me montrer que je ne devrais pas critiquer ma famille puisqu’il y a pire. Bof.

Deux cent quatre-vingt-troisième jour [le 9 août 2001]

Départ pour Paris aux aurores, train de 5 h 46. Nicolas et son épouse n’ont pas pu faire grand-chose de leur nuit de noces étant donné qu’ils m’ont hébergée sur le sol de leur minuscule studio. Je me sentais un peu mal à l’aise, une nuit de noce c’est un peu spécial même si je me doute qu’ils n’étaient pas vierges avant de se marier. Son épouse, Karine, m’a tout de même jeté un vilain regard, qui se voulait un brin complice mais j’ai senti du reproche plutôt. Ah les femmes mariées. Ah les femmes.

Pourtant ils auraient pu s’en donner à corps joie, oh pardon, à cœur joie cette nuit, j’ai dormi comme une marmotte qui hiberne, et même les hurlements guerriers d’un ours de 15 pieds de haut ne m’auraient pas tiré des bras de Morphée. D’ailleurs Nicolas s’est amusé à verser des gouttes d’eau froide sur mon visage pour me réveiller, mais il a échoué. Il a fallu qu’il me traîne deux mètres sur le sol pour me réveiller. Scène sans doute comique vue de l’extérieur mais de mon côté ma colonne vertébrale s’est plainte.

Enfin là j’écris de l’intérieur du Train à Grande Vitesse et elle se porte mieux, comme un charme même, je peux me baisser vers l’allée centrale pour crocheter des pieds ! Mais non, je ne le fais pas... par contre lorsque j’étais petite, on s’amusait avec une copine à crocheter les jambes des fumeurs, notre cible préférée. Aucune pitié pour ceux qui fument en présence d’enfants.

J’observe de temps en temps Nicolas et son épouse, c’est un vrai pot de colle que ce bout de femme là, elle le bisouille à n’en plus finir, l’étreint à l’étouffer, constamment. Tant d’affection m’effraie. Je supporte difficilement les étreintes autres qu’être câlinée dans des bras maternels, alors cette Karine je la fuirai en courant ! Enfin ils se connaissent depuis peu, peut-être est-ce l’effet secondaire du mariage.

Le père de Karine est un petit monsieur en tout point charmant, au crâne dégarni, à la bouille ronde et légèrement halée, à l’accent craquant — j’adore l’accent québécois — même si je ne comprends pas tout ce qu’il me dit, non pas à cause de l’accent mais plutôt à cause du vocabulaire spécifiquement québécois et de ses murmures. Bon, on arrive à Paris ! Ouah, un peu de grisaille... de toute façon, beau temps ou non, les journées vont être longues, je ne sais pas si j’aurais le temps d’écrire en direct, je pense que j’écrirai tout à mon retour, je verrai. Enfin l’entrée sur Paris, jusqu’à la Gare de Lyon, est assez laide. Ce n’est pas un coin à montrer à un touriste.

Deux cent quatre-vingt-quatrième jour [le 10 août 2001]

Hier, arrivée à Paris. Malgré la grisaille, une première aventure dans le métro si particulier de Paris, avec ses couloirs souterrains immenses pour rejoindre d’autres lignes, ses murs et plafonds ne faisant qu’un, arrondis, aux carreaux de faïence bleu sombre et blanc, créant une mosaïque que je trouve un peu froide, ou peut-être est-ce le fait d’être dans un endroit situé sous la terre qui me met mal à l’aise.

Arrivée à la station Barbès. Quelle laideur dès qu’on en sort : un boulevard infesté de véhicules, papiers et canettes de boisson gisant déjà sur le sol. Mais Montmartre n’est pas loin, là où l’hôtel est situé.

C’est un mignon petit hôtel bourré de jeunes Américains, le patron est un jeune Américain habillé comme un jeune Américain, à peine rasé, mais patron. Un chat noir trône sur le comptoir, elle s’appelle Diane, je ne résiste pas à la tentation de caresser cette petite mère, couchée juste sur le règlement interne de l’hôtel : tant mieux. Mais le monsieur au comptoir, pas rasé lui non plus, nous affirme qu’il est interdit de rapporter de l’alcool dans nos chambres et le couvre-feu c’est à 2 heures du matin. Pauvre petit réceptionniste, s’il savait que Nicolas nous a prévu un programme de 8 heures à 21 heures tous les soirs, il saurait qu’à 22 heures je dormirai autant que Diane.

Au premier étage, au bout d’un escalier en colimaçon très étroit — gare aux gars trop hauts ! — ce qu’ils appellent le patio. Une sorte de terrasse. Si vous vous penchez bien sur la droite, vous voyez la basilique du Sacré Cœur, derrière ses arbres immenses, entre deux rangées de hauts immeubles anciens. Cet hôtel possède une vue sur Sacré-Cœur, youpi. C’est réellement joli, j’ai pris une photo. Nicolas me tire de mes rêveries et notre petite troupe se dirige vers le Sacré-Cœur pour une visite de Montmartre toute la matinée. À peine deux mètres et le Sacré-Cœur se dresse devant nous, majestueux sur sa colline. C’est l’équivalent d’une « église, mais à l’architecture pompée sur les mosquées arabes, avec une coupole donc. À l’origine de sa création — c’est le guide du routard qui le dit — l’Église voulait punir les habitants et donc défigurer le site de Montmartre par cette chose qui se voit de tous les coins de Paris si on se trouve un tant soit peu en hauteur.

Pourtant ce monument me fascine. L’intérieur aussi est fascinant, puisqu’on voit la coupole du dessous, et c’est du vide, d’en bas jusque tout Ià haut. Beaucoup de touristes, même à 9 h du matin, plein d’Américaines en short comme on dit chez nous.

Sur la droite, petite bifurcation vers la place du Tertre, nid à peintres en herbe, d’ailleurs tous assez vieux, plus proches des nuages que des pissenlits. Ils se jettent sur les petites filles en leur contant comme elles sont jolies, dans l’espoir que papa cède et laisse sa tendre fillette poser pour un portrait. Échec. Le papa dit non. Pauvre peintre, qui jette son dévolu sur une femme asiatique peu ragoûtante, qui refuse aussi. Moi il ne m’arrête pas, j’aurais le goût de lui faire un croc-en-jambe ! Non, je plaisante.

Plutôt que s’attarder dans ces rues de Montmartre remplies de gens jusqu’aux toits, des rues plus calmes nous accueillent un peu plus loin, sans l’ombre d’un chat, et Dieu que c’est beau ces maisons aux trois étages avec du lierre dévorant les murs et faisant leur cour aux fenêtres. Des maisons plus belles les unes que les autres, des rues pavées, je suis au Moyen-Âge j’en suis sûr.

Il est temps pour moi d’aller me coucher, cette seconde journée nous l’avons passée à La Villette, mais je continuerai demain l’écriture de cette première journée ! Trop de choses à retranscrire !

Deux cent quatre-vingt-cinquième jour [le 11 août 2001]

Déjà ma dernière journée de voyage ! Et je n’ai même pas encore fini de raconter la journée de jeudi. Il est actuellement 6 heures du matin, je suis assise sur une rudimentaire chaise en plastique, située sous le patio et je regarde le soleil se lever sur le bout de Sacré-Cœur que j’entr’aperçois. Allez je reprends mon récit.

Vers onze heures jeudi, au revoir Montmartre, et direction Barbès, trois cents mètres plus loin, à pieds. C’est un quartier assez particulier, où on rencontre beaucoup d’Africains du Nord ou du reste de l’Afrique, et même des Asiatiques. À vrai dire, en nous promenant là on entendait peu parler le français et tout semblait plus vivant, plus animé, plus exotique. C’est un sentiment étrange d’être dans son pays et de se sentir étrangère lorsqu’on déambule dans ces quartiers. Mais le restaurant choisi par mon frérot Nicoco est africain et dans ce quartier. Accueil charmant et décor composé de draps recouvrant les murs, entièrement en grosse laine, avec des couleurs vives et un rouge dominant. Détail mignon : une sonnette est posée contre le mur, derrière chaque table, pour appeler un serveur, aujourd’hui un grand homme noir à l’accent ravissant, mignon dans son jean et sa gentillesse.

Face à la carte des jus de fruits je me laisse tenter par la mangue, la mariée par la papaye et le père de la mariée par... en fait il a hésité. Devant la liste impressionnante de fruits exotiques, il a opté pour le tamarin, fruit inconnu au bataillon. Horreur enfer et damnation, lorsque le serveur lui a apporté son jus de fruit : cher journal, si tu as déjà été aux toilettes après une personne victime d’une diarrhée, tu sauras de quelle couleur était le jus. Honnêtement, autant prendre de l’eau dans de la vase. Mais courageusement il a goûté, brr. Courageusement il nous a fait goûter. Lâchement il n’a pas fini son verre ! Et nous le sien.

Mon jus de mangue, une merveille ! Et j’ai commandé du poulet Yassa, soit une cuisse froide de poulet marinée dans du citron avec des épices, puis une sauce chaude délicieuse, ressemblant à de la moutarde, avec du riz tout ceci s’avalait follement. J’ai même renversé des grains de riz sur le sol en me jetant sur le plat ! Un petit bonheur ce restaurant, et le gentil serveur a prévenu le père de la mariée que le jus de tamarin possède des vertus laxatives ! Décidément.

En sortant, juste sur la droite, une boulangerie tentante, où une religieuse au café me tend les bras. Ah la religieuse, en plus je me venge des bonnes sœurs en les dévorant, commençant par le petit chou du haut, puis la crème qui lie le petit chou au gros chou, gros chou que je dévore en tâchant mon menton. Irrésistible gourmandise. Le vendeur était plus ou moins drôle. Hop ! là ! Bonjour ma petite demoiselle ! Regardez je suis magicien ! Je prends la religieuse au chocolat et lorsque vous ouvrirez le paquet chez vous elle sera au café ! Moi de lui rétorquer le plus sérieusement du monde : « Mais môssieur je vous ai vu mettre celle au café dans l’emballage... » Le petit monsieur était comme déçu, et j’étais déçue de l’avoir déçue.

Le ventre bien plein, direction le musée du Louvre. Chacun de nous est assez fatigué. Trop fatigués... arrivés dans le lieu lui-même et ses couloirs démesurés remplis de peintures et objets, je m’assois sur les banquettes tous les 20 mètres, et elles sont si moelleuses, je m’endormirais. Mais Nicolas — encore ! — me tire de là. Au Louvre tout est « trop », je suis déçue. Je passe devant les tableaux sans aucun plaisir, ne sachant pas les analyser et je perds beaucoup, j’ai juste ce petit et ridicule plaisir de l’esthétisme qui plaît à mon œil. Au bout de deux heures on sort de là, sachant qu’il faut quatre jours pour visiter sérieusement le Louvre. Tant pis, Paris ne mourra pas demain.

Direction l’air frais et pollué de Paris, encore un peu de métro vers la place de l'Étoile et l’Arc de triomphe, une arche qui trône sur les Champs Élysées, la plus grande avenue du monde paraît-il. Deux cent quarante-huit marches, ce qui me rappelle mon journal. Un escalier qui serpente interminablement jusqu’au ciel. La vue est plutôt jolie, la tour Eiffel est là-bas au loin, le Sacré-Cœur plus loin encore. Quelques gouttes de pluie rafraîchissent mon visage fatigué. Je suis fatiguée, et je l’écrirai bien 10 fois. Par chance la mariée a mal aux genoux et nous rentrons vers l’hôtel, où je m’endors aussi sec, dans un des deux lits superposés. C’est si mignon de voir les deux mariés, lors de leur voyage de noces, dormir sur des lits superposés. Hé oui, c’est ça de réserver un hôtel à Paris en été au dernier moment ! Mais mon sommeil fut doux et paisible, et réparateur...

Deux cent quatre-vingt-sixième jour [le 12 août 2001]

Dodo jusqu’à 13 heures. Je ne repars que demain matin vers le pensionnat bis. Je vais donc poursuivre mon récit.

Vendredi matin, un charmant réveil à 7 heures du matin, au marteau-piqueur : ttttaaaaqqqqq — ttttaaaaqqqq. Dire que je croyais que la loi française empêchait le bruit avant 8 heures du matin. Après tout tant mieux, la journée de vacances ne sera que plus longue. Ce qui enchante mes petons.

Un petit déjeuner d’endormis, chacun regardant sa tasse, la mienne remplie d’un honnête lait chocolaté, et chacun dévore son quart de baguette comme il l’entend, au choix vous disposez de la trempette dans la tasse — on mange plus de pain ainsi — ou sinon à l’air libre, ce qui est plus bourratif, plus tôt. L’ancien employé donne des conseils à la petite nouvelle à l’accent polonais, qui le remplacera les jours suivants. Pas plus de trois jus d’orange par personne et attention au pain, on ne nourrit pas des ogres non plus. C’est un bed & breakfast au petit déjeuner rationné apparemment, mais discrètement notre groupe organise des rotations pour subtiliser du pain, les moins gourmands offrant leur aide aux plus voraces. Je suis p’tite mais j’ai de l’appétit.

L’épouse nouvellement épousée adore les cimetières, alors l’époux fraîchement épousé a décidé de combler sa belle et nous faire visiter le cimetière du Père-Lachaise, demain matin nous aurons droit aux catacombes. Un peu morbide peut-être, mais original. Un ciel très beau au-dessus de Paris, et le cimetière est très agréable à cheminer à cette heure. Les allées sont pavées, et des arbres gigantesques et touffus, serrés les uns contre les autres rendent au cimetière un petit goût de forêt, comme si les tombes avaient été placées en remplacement d’un arbre et non l’inverse. Le soleil pénètre peu à travers les feuilles.

La mariée a pu voir les tombes de ses préférés : Molière, La Fontaine et Victor Hugo — tombes anodines — et Chopin, avec sa tombe sculptée et pavée de nombreuses fleurs, très charmeuse. Celle de Jim Morrison, surveillée par une gardienne puisqu’il paraît que des Américains viennent parfois faire l’amour sur cette tombe ou encore y uriner ! Plus incroyable, la tombe de Victor Noir, un obscur journaliste de 22 ans mort au siècle dernier, représenté sous forme de sculpture, il est allongé et son chapeau a roulé par terre. Cette tombe est visitée par les gars et les filles qui veulent retrouver de la puissance sexuelle, puisque le sculpteur laisse deviner à un endroit de l’anatomie du jeune homme un sexe assez en forme. Il est amusant de voir que cette partie brille, chacun la caressant afin de retrouver de la vigueur sexuelle. Étrange !

Vers 11 heures, direction La Villette, pour la Cité des sciences. Peu de choses à décrire tant cette cité fourmille de mille et une idées, des dizaines d’expositions, souvent interactives, ont pour but d’apprendre les sons, la lumière, l’écologie, et je ne sais quoi d’autre. Pour donner un exemple anecdotique et amusant, il y a une machine assez rigolote qui chronomètre votre durée dans l’apesanteur, le jeu consistant, au signal donné, à sauter en l’air et rester le plus de temps possible là-haut ! Évidemment j’ai tenu 43 millièmes de secondes ! J’ai essayé de tricher en gardant un pied hors du testeur, afin de lui faire croire que j’avais sauté mais peine perdue, il ne doit pas penser qu’on puisse rester en l’air 5 secondes en ayant sauté normalement ! Faut pas tricher !

Sinon, des films sur écran géant sont aussi projetés, mais à 19 h 30 pour nous, et vu que la Cité ferme à 18 h, direction le seul restau dans le coin : I'hippoppotamus. Fichtre, ce fut mémorable. Un serveur pour 15 personnes, et en une heure et quart il a fallu le supplier pour être servi, j’ai même sacrifié ma mousse au chocolat pour cause de trop de lenteur. Pathétique. Lui était bien gentil. Ah, oui, d’autres qui étaient arrivés avant nous n’avaient même pas reçu leur entrée alors que nous en étions au plat principal. Ils sont partis en claquant la porte.

Pour terminer, deux films dans une salle très douillette, avec des écrans géants : un sur les océans et l’autre sur les Inuits. Assez décevant, j’aurais aimé trembler grâce à ces images mille fois plus grandes que moi mais les réalisateurs n’ont pas abusé du tout des vues scéniques, et des descentes de montagne. Dommage.

Deux cent quatre-vingt-septième jour [le 13 août 2001]

Beûark, je suis dans le train qui me ramène au pensionnat. J’aurais aimé ne jamais y retourner mais c’est ainsi, encore deux semaines à souffrir là-bas. Je vais clore mon récit de Paris à l’instant.

Samedi matin, après un dernier petit déjeuner, où nous avons rendu folle la petite polonaise qui ne parvenait pas à beurrer nos tartines aussi vite que nous les engloutissions, les catacombes nous attendaient. Les catacombes ce sont des souterrains sous la ville de Paris où on entassait les os des défunts lorsque des cimetières étaient vidés. Ayant beaucoup d’humour, ceux qui étaient chargés d’entasser les os s’amusaient à construire des images. J’ai notamment vu des crânes qui formaient un cœur ou encore une ancre de marine ! Des artistes ! Par contre je n’ai pas eu peur du tout, l’atmosphère n’est pas oppressante à moins d’être claustrophobe. Ce qui est impressionnant c’est de voir ces murs d’os — près de deux mètres de haut — s’étendre sur des centaines de mètres de couloir. Comme le dit le père de la mariée : ça en fait des morts ! À la sortie du souterrain des personnes contrôlent nos sacs, puisque des personnes volent des os, certains sont même sur la table. À 9 h 30 du matin le voleur est déjà en forme.

Direction la cathédrale Notre-Dame de Paris. Grosse désillusion, il est 10 heures et c’est infesté de touristes qui n’ont sans doute jamais ouvert un livre de Hugo, mais bon, la queue pour entrer dans la cathédrale est de cinquante mètres ! Idem pour gravir les tours... notre carte des musées ne sert pas de coupe-file ce qui est dommage. Un peu dépités nous passons notre chemin, pour gagner les quais de la Seine, où on dévore des brioches achetées un peu plus tôt en regardant les bateaux passer.

Le pire est à venir : la tour Eiffel. La dame de fer est gigantesque mais les files d’attente pour les ascenseurs se comptent en centaines de mètres ! Et ils font la queue ! Nicolas décide qu’on montera à pied, cette file est assez courte. Vingt francs pour utiliser ses pieds jusqu’au premier étage, du vol ! Des vendeurs tentent de vendre leurs boissons, ils semblent tous issus de la même famille, sans doute une mafia. Si je tentais de vendre une boisson je serais assassinée sans nul doute. Du premier étage la vue n’est pas plus belle qu’ailleurs mais c’est ainsi, ils tenaient à gravir cette Tour. J’ai donc rejoint la gare dans un état de fatigue avancé, piquant du nez à peine assise... Paris au revoir !

Trois centième jour [le 16 août 2001]

Et voilà. C’est fini. C’est ma dernière journée dans ce pensionnat que jamais je ne regretterai, que jamais je ne souhaite revoir. Jamais. Je monte le volume de mon walkman aussi fort que mes tympans le supportent. « Cendrillon », du groupe Téléphone, égrène ses mélodies et ses paroles qui me touchent. Du haut de ma chambre je regarde par la fenêtre le bus qui va m’emmener à la gare. La gare qui va me ramener vers mes parents… et tout va recommencer…

Elle part… elle part… jolie petite histoire…

https://umademusa.net