Le journal d’Améthéa
Jour 1 : Les bulles de sang
«Mademoiselle, belle comme vous êtes ! jeune comme vous êtes ! comment est-ce possible !» Une exclamation plus qu’une interrogation… elle panique.
Certes, flirtant avec les 30 ans, frappée par cette maladie de vieux, je déclenche la pique métallisée et froide du stylet. Sans pitié elle enfonce la chair de mon doigt. Le sang ne jaillit même pas. Je frotte frotte frotte mon majeur. Allez petites bulles de sang, déposez-vous donc sur la languette afin que mon taux du jour puisse être révélé ! Ainsi soit-il.
Je joue avec mon sang sans émotion. Les bulles rougeâtres tombent les unes après les autres, tout en douceur, caressant la modeste tablette de ma cabine de seconde classe. Les soubresauts du train, qui tient plus d’un tortillard que d’un Train à Grande Vitesse, effraient la vieille madame toute fripée de rides. Sa bouche se tord, mon sang se tartine de lui-même sur le tapis d’imitation orientale. Mes doigts farfouillent dans mon skinny jean à la recherche d’un mouchoir immaculé, ne demandant qu’à stopper l’hémorragie. Être sexy a un prix, je ne trouve pas ce maudit mouchoir, je farfouille tant bien que mal, enfouissant mes doigts aussi fins que le tissu de mon jean dans des poches trop étroites, maudit skinny jean.
La vieille dame me tend un bout de papier à moitié propre, ou à moitié sale, selon qu’on est ou non un éternel optimiste face à la vie. Cela fera l’affaire, le contrôleur du train annonce déjà l’arrivée de mon train dans les minutes qui viennent. Je suis en train de rater mon arrivée à cette station que j’ai quittée sans le moindre regret 13 ans plutôt. Je la retrouve aujourd’hui avec un nœud, coulant, à l’estomac.
La sirène du train hurle. Je soupire. La même station toute pourrie. Même la pluie qui frappe violemment semble la même qu’un jour de novembre de l’année 2000. Mes vieilles amies ! À notre santé !
Jour 2 : T’y connais rien, Jon Snow.
Mathilde s’assied sur la seule chaise, au confort rudimentaire, face à moi. Elle est ma première cliente. Son dossier laisse deviner une fille de bonne famille, excellente écolière, plus mûre que ses 17 ans. Ses compositions révèlent une belle sensibilité malgré des touches de naïveté courantes pour son âge. Je la laisse venir à moi, l’invitant d’un sourire accueillant.
«Bonjour Madame…». Non ! Mademoiselle, voyons. Je ne serais jamais une Madame tandis que Bobonne et Bobon continueront le partage de leurs tâches ménagères. Bobonne se fera besogner, les cuisses écartées, après le film du dimanche soir, toujours trop court à son goût. Bobon écartera les cuisses de Bobonne, la rêvant plutôt sur le ventre, écrasant sa tête dans l’oreiller, ne supportant plus de voir ce visage, rêvant plutôt de la boulangère nubile du coin, qui réveille ses fantasmes lorsque d’un mouvement décidé elle brandit sa baguette de pain quotidien et la pointe vers lui.
«C’est votre premier jour ici, je ne veux pas vous ennuyer, mais j’ai mal au cœur.» Ce n’est pas exactement mon premier jour dans ce pensionnat, c’est un vieil ami.
«Peux-tu me décrire ton mal ?» Elle lève avec peine ses yeux embrumés vers moi. «Je retourne chaque week-end dans ma famille et dans la ferme de mon père un employé me fait tourner la tête… j’ai tellement mal en le regardant… il ne me jette que des regards vides… j’ai mal et je ne sais pas quoi faire…»
Ses beaux yeux clairs deviennent instantanément imbibés d’une eau salée bien connue. Être psy dans une école c’est s’occuper aussi du courrier du cœur. Je l’avoue, ce sont les problèmes les plus faciles à régler, je n’ai qu’à déterminer le profil de la candidate affligée par Cupidon puis choisir la théorie qui soignera ses maux. Aussi aisément je peux régler toute peine de cœur. T’y connais rien, Jon Snow.
Ma voix la plus douce, avec un brin d’autorité et un brin de compassion, chuchote vers elle une solution temporaire. «Pleure… tu le peux…». Oui, pleure donc. Pas comme ces imbéciles humains qui veulent tout contenir en eux. La nature nous fait expulser tant de déchets, mais ceux de l’âme il faudrait les garder en nous ?
«Mathilde, regarde-moi… on se revoit dans trois jours. Je veux que tu déposes dans mon casier une feuille d’une page maximum. Voici qui tu es. Tu as 63 ans. Tu vis seule dans ton appartement, imagine-le tel que tu aimerais l’avoir, tu t’y sens bien, c’est ton chez-toi mais tu es seule. Tu regardes par la fenêtre. Tu vois le parc parsemé de familles qui s’amusent. Alors tu repenses à toi, moi, nous, en cette journée où tu me confies ta peine. Tu repenses à lui et tu me mets par écrit ce que tu ressens et, surtout, ce que tu regrettes de n’avoir pas fait. Parce que tu n’as rien fait.»
Ses yeux ne sont plus embrumés, elle me fixe d’un regard sévère mêlé d’incompréhension, se demandant où je veux en venir. Réfléchis donc. Si jamais elle me revient dans trois jours sans avoir compris, je lui expliquerai que la peur est toujours de triste compagnie. À 63 ans ses maux de 17 ans ne seront qu’un vague souvenir, qui ne sera pas amer si elle parvient à agir. Le regret est un bien mauvais compagnon de vie. Pourtant, bien que je respecte en toute occasion cette philosophie, des mots résonnent en moi de temps à autre… T’y connais rien, Jon Snow… T’y connais rien…
Jour 3 : Une brune qui compte pas pour une prune
«Vraiment, tu as déjà été étudiante ici ???» Ça a l’air que oui ma belle Sophie, j’ai même choisi de revenir de mon plein gré, mais avec plusieurs idées en tête. Sophie, elle, est à bout de nerfs après quelques mois de présence ici. «C’est un trou cette place, moi dès que j’ai une ancienneté suffisante, je me tire d’ici ! Retour en France, loin de ces maudites bonnes sœurs plus couillues que mon dernier mec et plus moustachues que mon arrière-arrière-grand-mère !»
Elle poursuit avec une grimace la contemplation de son bol de grains d’avoine noyés dans du lait. Sophie est plus jolie que son arrière-arrière-grand-mère. Un brin grassouillette, disons-le, avec du gras placé là où il faut pour de nombreux mâles. Des seins qui débordent de son décolleté, des fesses qui débordent de son jean, des hanches aussi fines que celles d’une fourmi naine, elle ressemble en fait à un diabolo. J’imagine sans peine l’attribut de son dernier mec, peinant à se frayer un chemin au Nord ou au Sud de ses deux zones érogènes principales. À l’écouter, il aurait pu se frayer un chemin uniquement entre deux de ses doigts de pied.
Elle me conte ceci et je regrette presque qu’il n’ait pas été celui auquel j’ai accordé une faveur afin de pouvoir venir ici. Cette place je la voulais plus que tout. Lors de l’entretien d’embauche, ce monsieur du Ministère me dévorait du regard. Je lisais dans ses yeux un désir qui me levait le cœur. Puis ce qui devait arriver arriva.
«Mademoiselle, votre parcours et vos connaissances sont remarquables, mais pour ce poste nous préférons une femme avec bien plus d’expérience. Vous êtes aussi trop jolie et aimable, ceci ne permet pas de maintenir une excellente collaboration avec le personnel du pensionnat, qui, je dois l’avouer, est plutôt rustre et intransigeant. À moins que… à moins que… vous sachiez trouver un moyen de me convaincre que vous êtes apte pour le poste… votre bouche, vos lèvres et le jeu de votre langue peuvent me convaincre…» J’entends alors le bruit d’une braguette percer le silence. Intérieurement je prends une inspiration fataliste, je bloque le flux de mes pensées. Je VEUX ce poste.
Je ne le quitte pas des yeux et glisse ma main de son épaule vers son bassin. J’approche mes lèvres près de ses oreilles qui semblent tressauter de plaisir sous l’effet de la chaleur de mon souffle. Je chuchote alors plusieurs mots… «Sais-tu, mon beau Roméo… ce qui est dur comme le roc… rectangulaire aux bouts arrondis et vibre sous l’effet de mes doigts… » Je le sens tendu d’excitation. «Sais-tu, mon bel homme… que c’est appelé un téléphone intelligent…» Il se raidit subitement. Je ne lâche pas mon emprise. «Il est plus intelligent parce qu’il filme, il enregistre les sons et peut les diffuser en temps réel, partout dans le monde…» Il repousse sauvagement mes épaules, je manque de m’écraser par terre comme un gros sac de patates. Une grimace dégoûtée défigure son visage. «Vous avez le poste. Si jamais j’entends parler de vous, sachez que je saurai jouer du couteau sur votre corps comme votre langue perfide jouait près de mes oreilles…» Ce gros porcelet m’a semblé effrayant un instant fugitif. Je quittais son bureau soulagée, tripotant nerveusement dans la poche droite de mon veston un antique Nokia 3330. Le poste était à moi, rien qu’à moi. À moi.
Jour 4 : Ne jamais vivre au 7e étage
Je sillonne les couloirs du pensionnat comme une âme perdue, le regard inquiet, à la recherche de visages connus. De visages qu’autrefois j’ai haïs, ou adorés. Je suis tellement entière que je ne suis capable que d’adoration béate ou de haine farouche. Jamais je ressens un sentiment intermédiaire, hormis l’ennui. Ou je te hais, ou je t’adore, ou tu m’ennuies.
Les gens m’ennuient pour la plupart, surtout les gens heureux. Enfin, entendons-nous, qui affirment être heureux. Peu après ma première, et dernière tentative de suicide, ils m’ont forcée à consulter une psy avant de me laisser quitter l’hôpital. Elle était assise, là, sur sa chaise, la mine fatiguée, l’air de rien. J’étais là, assise sur ma chaise, l’air désabusé, navré d’avoir échoué.
Elle ne disait rien et je l’accompagnais dans son silence. Un long silence. Elle finit par le rompre. «Tu sembles ne rien ressentir…». Mon sang ne fit qu’un tour. «Tu veux quoi, que j’ai l’air heureuse ou malheureuse ???» Je ne ressens juste… plus… RIEN. «Si c’est le bonheur que tu cherches alors tu auras le malheur avec. Bonheur… malheur… tu dois dépasser cet état…» Mais vers quoi ?
Je lui ai posé la question, mais pour avoir la réponse ce serait 100 euros la consultation. J’ai soupiré intérieurement, puis claqué la porte. Rongée par cette remarque, j’appelle l’hôpital quelques jours plus tard. Il faut que je lui parle. Cent euros c’est quoi pour obtenir la paix de l’âme ? Rien ! Une infirmière se présente au téléphone. «Elle ne peut pas vous répondre.» «Mais je peux laisser un message ? » «Non.» «Comment ça non ???»
Je raccroche le téléphone. Mes mains tremblent. Elle ne me répondra jamais. Elle ne le peut pas. La veille, elle a été retrouvée désarticulée, au bas de son immeuble. Elle avait la bonne question. Mais pas la réponse.
Jour 5 : Le sommeil, le temps et la mort
Il est 23h53 et je ne trouve pas le sommeil. Pourtant je connais son nom : «sommeil». Tout le monde qui parle français connaît le même nom. Pourtant il refuse que je le trouve ce soir. Souvent je le trouve, je ne veux pas exagérer, mais je ne me souviens jamais où je l’ai trouvé.
Des jours je suis tenté de l’appeler «sueño» ou «sleep», mais ça marche pas non plus. Pourtant plus de monde le connaît sous ce nom, mais personne sait réellement comment le trouver. Alors des nuits je reste là, à penser, à rêver à lui, qu’il me rejoigne, là, dans mon lit douillet. Il ne veut pas que je le trouve, Monsieur est un indépendant, il vient à moi quand il le décide, et lorsque je me réveille il n’est déjà plus là. Jamais. Jamais j’ai réussi à l’apercevoir à temps. Il s’enfuit comme un amant, avant mon réveil ? Simultanément à mon réveil ? Peu importe, cet infidèle est parti et peut-être reviendra-t-il le soir suivant. Toujours il finit par revenir. Au fond de lui il doit aimer me retrouver. Je ne sais pas ce que je lui apporte. Je ne me souviens jamais de rien.
Le peu de jours par année où je me prends à déprimer, je l’imagine comme mon seul et réel ami. Toujours présent, tous les jours. Une fois passé au travers de ma nuit il a apaisé mes pensées les plus sombres, mes illusions les plus folles. Je me souviens de ce proverbe, «la nuit porte conseil». Non ce n’est pas la nuit, c’est le Sommeil qui aplanit tous les maux et toutes les illusions. Toutefois, si une nuit ne suffit pas, alors son partenaire le Temps achève le travail. Puis si le Temps aussi est impuissant, alors il reste la Mort.
Dieu me préserve de la Mort, mon ami le Sommeil a souvent accompli un travail formidable. Un jour toutefois il avait échoué. Puis le Temps avait lui aussi échoué. Mais la Mort avait refusé de venir. Celle-ci est la plus capricieuse des trois. Vous la voulez elle ne vient pas, vous n’en voulez plus et elle vient… ce n’est pas un hasard si le Sommeil et le Temps sont au masculin… et la Mort… au féminin…
Jour 6 : Être ou ne pas être un poisson au goût délicieux
«Allez les bleuuuuuuuues !!! Allez les filles !!!» Je leur crierais bien de se bouger le cul, mais Madame la Directrice est assise sur le banc de touche, à mes côtés. Je me contente de briser ses tympans, elle serait trop contente que je donne une image dégradée de mon humble personne pour y trouver là une raison de remplir mon dossier d’employée. Je garde donc mon mal-parler pour moi.
Pourtant c’est avec délice que j’observerais sa réaction si je devais hurler un « mais sortez-vous donc les doigts du cul les morues ! Putain de sa mère tu vas le foutre dans la lucarne ce putain de ballon !!!»
Quel délice de provoquer de temps en temps. Des fois je me prends à rêver d’être un entraîneur irascible, pour hurler jusqu’à avoir la gorge sèche. Pourtant tout le monde me trouve si belle, si frêle, si douce, si… gentille… si si si… mais j’aime casser cette image. Même si au fond de moi, je l’avoue, je sais que je suis si belle, si frêle, si douce, si… bon, ok, disons une morue de classe régionale, avec une forte ambition nationale voire internationale.
Les bleues et or viennent de marquer un but ! Mon ancienne équipe. Je ne connais quasiment aucune de ces filles, mais je suis si aveuglément fidèle qu’elles doivent forcément être dignes de mes anciennes couleurs.
«Vrrr !» «Vrrr !» Brisant ma concentration, mon téléphone portable vibre. Un coup d’œil sur l’écran. C’est elle. Elle. Je m’éloigne du banc de touche et décroche. Des jours c’est pénible d’être une vraie amie. Mais je suis une vraie amie, jamais j’ai laissé tomber quelqu’un à qui j’ai promis mon amitié. Je n’y trouve d’ailleurs pas très grand honneur, je choisis soigneusement les personnes auxquelles je fais des promesses, ce n’est donc pas très difficile de les tenir. Je pense même qu’elle est juste la troisième.
Et où sont les deux premières hein ? Aucune idée. Aucune nouvelle. Une fois guéries, consolées, apaisées, elles partent. Des fois elles me recontactent tous les trois ou quatre ans… et je suis là, imperturbable. Je n’ai pas besoin d’amies, mais j’aime être leur amie, j’aime aider, soulager, je suis empathique ils appellent ça. Dieu merci ça ne se soigne pas et ce ne serait pas si grave comme trouble psychologique.
Celle-ci n’est pas mon amie la plus tannante. Il faut juste supporter ses sautes d’humeur. Elle ne dit jamais je t’aime j’ai besoin de toi tu me fais du bien toi et tes mots. C’est son intonation de voix, sa manière de moduler ses mots comme elle m’enroulerait dans un cocon de soie qui m’indique qu’elle tient à moi. Le lendemain elle peut tout aussi bien être bête, cherchant les querelles. Un jour je lui ai demandé si vraiment elle voulait se quereller avec moi. Ses sanglots furent sa seule réponse. Je n’ai jamais insisté. Elle persiste donc à être la plus belle des amies tout en étant certains jours la plus déconcertante. Je pouvais bien lui promettre d’être mon amie, c’était sans risque, j’ai passé des mois et des mois à essayer de la haïr et la détester, mais ce fut sans résultat. Je ne comprends pas pourquoi. Je mets ça sur le dos du destin.
Je me demande si aujourd’hui elle sera aimable ou haïssable. Ok, génial, aujourd’hui elle est haïssable. Tant que mon équipe or et bleue mènera au score je peux écarter toutes ses tentatives de querelles. Oui je sais je suis loin… non je ne peux pas te prendre dans mes bras pour te consoler, je suis loin t’ai-je dit ! Parle-moi, je suis là. Elle me conte son énième roman d’amour. Il est beau, un gentil garçon, il prend soin d’elle, intelligent, gagnant bien sa vie… ah !… attention… sans surprise aucune. Il y a un «mais». «Mais je ne sens pas qu’il m’aime de tout son cœur, quand nos yeux se croisent je ne lis pas que je suis l’Unique, celle avec qui il veut fusionner, celle qui…» Oui oui j’ai bien compris.
«Me parles-tu de passion ou d’amour ? La passion est éphémère. Ne crois jamais ceux qui disent être passionnés au bout de nombreuses années. Ils disent ça parce qu’ils prennent des pilules. Je le sais je les envoie chez un médecin pour leur faire prescrire ! Ôte-toi de la tête cette foutue idée de prince charmant il n’existe pas. Contente-toi de ce que tu as ou prépare-toi à souffrir. Tu veux souffrir hein ? Non ? J’entends un non ? Un petit non ?»
Puis ça finit toujours de la même manière ce genre de conversation avec elle. Elle a le dernier mot : «T’y connais rien, Jon Snow.»
Elle raccroche. La prochaine fois ce sera Éric, ou Michel, ou peu importe. Eux ne seront déjà plus là dans son cœur. Mais moi… je suis là.
Jour 7 : Écartèlement et hot-dog mayo
Bien que je loge dans un studio éloigné d’un bon trois cents mètres du couvent, c’est sa propriété, située sur son territoire, dominé par sa législation. C’est à peine s’il ne possède pas un service de police, ni une armée, ni une prison où on inflige la peine de mort par injection. Encore que ce soit assez peu douloureux… l’écartèlement serait parfait quant à lui, une mort avec un je-ne-sais-quoi de traditionnel, un hommage à nos ancêtres du Moyen-Âge.
Eux savaient vivre. Eux savaient comment infliger une mort originale. L’art de disloquer quatre membres à la même seconde, le pauvre mourant ayant peine à se figurer lequel de ses bras ou laquelle de ses jambes le fait souffrir. Pensait-il juste au flot de sang s’écoulant des quatre ouvertures ?
Ces hommes pleins d’imagination pour torturer et briser la chair et l’esprit de leurs concitoyens étaient somme toute des gens tout à fait normaux, des pères de famille exemplaires, ayant la décence de bâillonner leur marmaille avant d’enfoncer les piques d’une fourchette sur leurs mains pour enseigner l’art de bien la tenir. Si tu vis par la fourchette tu périras par la fourchette. Il est toujours important de torturer en favorisant le silence, le voisin ne veut jamais vraiment savoir ce qui se passe chez toi. Il aime t’imaginer tortionnaire d’enfants, égorgeur de prostituées, trompant ta moitié à tour de bras avec des partenaires bourrés de maladies, mettant de la mayonnaise plutôt que de la moutarde dans ton hot-dog et autres bizarreries innommables.
Pourtant il ne veut pas avoir de preuves. Sinon il devrait agir. Dieu merci un voisin sait toujours trouver des ressources au plus profond de son être pour ne rien voir ni entendre. Il se contente juste de savoir.
Sinon à part ça je me sens donc le devoir de respirer l’air pur de la ville, échappant ainsi à toutes les histoires atroces qui ont pu se dérouler dans les enceintes de ce couvent vieux de centaines d’années. J’ai fouillé des archives il y a 13 ans, j’ai gardé des documents toutes ces années, tremblant à leur lecture, paralysée à l’idée de les partager. Et pourtant, et pourtant… pour les prochains jours je partagerai des comptes rendus de pseudos médecins datant de si longtemps. Jamais je n’ai eu le courage de les retranscrire. Je suis une voisine comme les autres… pardon, j’étais une voisine comme les autres. Celles qui ont souffert auront enfin droit à ce que leur mémoire soit honorée…
Jour 8 : La boîte qui n’appartient pas à Pandore
Je ne me souviens plus si dans mon précédent journal j’ai conté la nuit où j’ai récupéré cette boîte de vieux papiers.
J’errais souvent là où il ne fallait pas, les nuits où mon cerveau bouillait trop de diverses pensées et illusions noires. Silencieusement, j’arpentais les mille et un couloirs telle une zombie, traînant des pieds, usant tant de paires de chaussettes que l’intendante de notre étage me suspecta un jour de fabriquer une corde avec elles afin de m’échapper par la fenêtre. Quelle idiote.
«Mademoiselle la seconde intendante. Je peux vous jurer sur la vie de notre bien-aimée intendante en chef que dès que ma corde de chaussettes sera prête, je vous la ferais tester en premier, afin de m’assurer de sa robustesse. Cela m’ennuierait que mon humble personne finisse démembrée quelques étages plus bas. » Pour ce trait d’humour noir je reçus une gifle bien appuyée, mais cela valait bien le petit plaisir de l’avoir indirectement menacée de mort. Elle et sa maigrichonne cheftaine.
Faute d’élèves et de moyens financiers, de nombreuses sections du couvent ne sont plus entretenues depuis les trente dernières années. Abandonnées aux araignées, elles seules assurent un ménage un peu particulier. Certes, de nombreuses toiles accentuent le caractère inquiétant des lieux, mais hormis les araignées aucun insecte peut être trouvé ici, qu’il soit terrestre ou volant. Les couches successives de poussière constituent un mur impénétrable pour les rampants. Les toiles translucides et tricotées serrées emprisonnent les volants les plus égarés. Un ménage garanti sans le moindre produit chimique, extrêmement écologique, mais un soupçon effrayant.
La plupart des pièces, souvent d’anciennes classes, ne sont même pas fermées à clé. Une nuit je suis passée devant l’une d’elles. Bien que je préfère ne pas croire aux fantômes et autres esprits, j’ai senti comme un frisson glacé parcourir mon épine dorsale, comme un choc électrique, lorsque je suis passée proche de la salle «6.3E», soit la salle numéro 5, côté droit, du 6e étage. Je ne suis pas folle, j’ai pas entendu de voix quand même. Je sentais juste une envie irrépressible d’entrer dans la 6.3E, juste un… je ne sais pas pourquoi, mais je devais entrer. J’ai toujours eu peur de tout, mais je sentais que ce ne serait pas aujourd’hui que je mourrai, surtout pas de peur.
La vieille porte en bois grinça d’un si horrible grincement qu’il semblait remonter le long de mon bras, dévorant un à un mes poils qui se hérissaient. Cette pièce ressemblait pas mal à toutes les autres, quelques tables surplombées par quelques chaises. Pourtant en déambulant je remarquais comme un local derrière la place où devait se trouver l’enseignante. Je ne voyais rien à travers la porte vitrée. Zut, il me fallait entrer. Un bordel généralisé régnait dans cette pièce, des boîtes empilées les unes sur les autres risquaient de s’écrouler à tout moment tant elles semblaient avoir été posées là à la va-vite, pour s’en débarrasser.
J’en ai bien ouvert plusieurs, mais toutes sans intérêt : copies de règlement, bulletins financiers, divers cours reprographiés. Je me demande à quoi je m’attendais… des lettres pornos échangées entre nos profs, non, des recettes de cuisine à base de poils de dessous de bras de bonnes sœurs frigides, aucunement, des guides sur l’art d’être faux-cul afin d’être apprécié en société, ça non plus.
Je me décourageais, prête à rebrousser chemin lorsque ma maudite maladresse fit que mon mollet raccrocha une caisse en bois massif. Je me voyais déjà passer une heure, armée de ma pince à épiler, à retirer les échardes toujours si bien enfoncées dans ma peau, pour que je la charcute comme il faut. Pourtant je regardais cette caisse, si différente de toutes les autres. Des lingots d’or peut-être ? Mieux, des tablettes de chocolat au lait du 19e siècle ? Hé non. Tout un tas de vieux dossiers. Quelle déception. J’allais refermer la boîte lorsqu’une photo glissa d’un dossier. En noir et blanc. Une fillette d’à peu près 10 ans. Quelques cheveux seulement occupaient son crâne et ne masquaient pas une oreille absente de sa tête. Ce n’était pas juste une oreille qui manquait. Pire que ça…
Jour 9 : Une ombre plus blanche que la pâleur
Ni prénom. Ni nom de famille. Enfin pas vraiment.
Rosie I… Rosie II… Rosie III… et ainsi de suite.
Aucune d’elles n’a de filiation dans ces dossiers. Elles sont juste des photographies en noir et blanc, surtout du blanc. Leur teint est si pâle… si pâle que même le terme «maladif» ne peut convenir. Si pâle que même le noir semble gêné d’apparaître sur les photos. Si pâle que la photo est peut-être même une photo en couleur, mais elles, elles n’ont plus aucune couleur sur leur peau. Quelle ironie que de les avoir nommées «Rosie». Leur sang devait être plus rose que rouge.
Des larmes de rage sourde coulaient le long de mes joues 13 ans plus tôt, alors que je posais pour la première fois mes yeux sur ces visages sans vie et sans âge. Elles pourraient avoir 10, 15 ou 20 ans, telles les petites poupées qui font de la gymnastique olympique et qui n’ont jamais l’air d’avoir grandi.
13 années que leur visage de jumelles me hante. Il fut même un temps où les Rosies cognaient à la porte d’entrée de mes cauchemars, toutes gênées de simplement exister.
Je les invitais alors dans mes rêves, les prenant dans mes bras, toutes faibles qu’elles étaient, les serrant du plus fort que je pouvais contre mon cœur, posant mes mains sur leurs tempes pour les soulager des peines qu’elles ressentaient, glissant aussi une main sur leurs cheveux clairsemés, caressant du bout des doigts les cicatrices boursouflant leur crâne.
Leurs yeux d’un bleu aussi clair que celui de l’eau qui coule dans un ruisseau ne pleuraient pas. Ils ne m’accusaient pas. Ils ne me remerciaient pas. J’y lisais juste du vide. Mais je sentais la chaleur de leur corps. Ils n’avaient pas réussi à leur retirer suffisamment de sang pour que je ne les sente plus vivantes…
Un jour les Rosies s’en sont allées de mes rêves. Merci les petites pilules bleues.
Mais je n’arrive déjà plus à écrire un seul mot ce soir… je pensais ne plus avoir besoin d’elles. Je les garde toujours dans leur petite boîte transparente, périmée depuis 6 ans aujourd’hui. Ce soir j’ai besoin d’elles…
Jour 10 : Un subconscient en italique
Les petites pilules bleues ont été impuissantes à calmer mes pensées concernant les «Rosie». L’alcool n’est pas une option. La drogue j’en ai pas. Un homme j’en veux pas. Il me reste juste elle, celle à qui j’ai laissé un message. Celle qui ne me rappelle pas. Toutes les sept me cernent, avançant méthodiquement, implacablement, vers moi.
Je tapote nerveusement mon téléphone, guettant un appel ou un courriel à défaut. Elle ne répond pas. Elle a pourtant promis qu’en tout temps elle serait là, mais elle est pas là. Leur étau se resserre, je sens la froideur de leur souffle caresser mes cheveux.
Elle ne peut assurément pas être avec son petit ami, un garçon pourtant bien sous tout rapport. Les belles-mères l’adorent. Un bon garçon, avec un bon diplôme, un bon travail, un bon revenu, un bon caractère. Des mains fines, blanches et froides traversent mes cotes.
Elle le hait. Au fond d’elle, elle le hait. Bon, ça suffit pas. Bon, c’est tellement ennuyeux. Tu ressens pas grand-chose avec juste du bon. Le bon c’est tranquille. Pépère. Elle ne comprend pas son désir de vivre autre chose que des sentiments simples, elle a assez souffert dans sa vie, elle aimerait tant pouvoir se contenter de simplicité, de simple bonté. Leurs mains remontent vers ma tête. S’il vous plaît, arrêtez-vous…
Non, elle veut avoir mal. Elle veut croire en cet inconnu qui la charme avec ses beaux mots. Elle veut croire que c’est lui qui en la prenant dans ses bras lui fera oublier son passé et son présent, qu’il lui injectera avec ses mots, le parfum et la douceur de sa peau, une adrénaline assez forte pour lui faire perdre la tête, pour la faire oublier. Finalement, elle demande juste à oublier. Elle se perd dans son travail et ses envies matérialistes, mais elle n’oublie pas. Elle voit son bon petit ami, mais elle n’oublie pas. Leurs ongles pointus percent mes yeux, du sang plutôt que de l’eau coule sous leurs doigts.
Mon téléphone vibre. C’est elle. Sa voix, ah sa voix. C’est MON amie. À moi. Rien qu’à moi. Elle ne trouve pas les mots qu’il faut, elle ne les connaît pas, mais c’est pas ce que je veux, c’est juste la mélodie de sa voix qui m’apaise. Je suis maintenant huit, elles sont toutes en moi, cherchant de la vie, dévorant ce qu’elles n’ont jamais eu.
Elle peut rester avec son gentil garçon, elle peut se perdre avec son inconnu, peu importe. Je veux juste ce que je ressens lorsque j’écoute sa voix, sa tendresse pour moi, sa compassion pour moi… je leur laisse son physique, je garde son âme. Je suis maintenant seule, elles ne pouvaient rien me voler, je leur avais déjà tout donné 13 années plus tôt. Je suis vide.
Jour 11 : Le couteau en travers de la gorge
Je me gifle une première fois. Mon miroir me renvoie une grimace. Mon dieu les maudites cernes. Pour la joue rouge ça passera. Je jette toutes les pilules dans les toilettes. Je me gifle une seconde fois. Ça fait du bien. Je DOIS me ressaisir. Je suis forte, forte, forte. Je me gifle une dernière fois. C’est comme les éternuements, les claques viennent par trois. Ne supportant pas qu’on me touche, je suis la seule autorisée à me baffer.
Courageusement je m’assieds face à mon bureau. La pile de dossiers me nargue. Au hasard je tire un rapport de synthèse. Au début du 20e siècle ce couvent accueillait les rejets de la société, des filles pas assez folles pour être internées. Malheureusement il a fallu qu’elles soient internées avant d’être jugées pas assez folles. Elles ont donc subi divers «examens» et opérations. Mon mal-aimé couvent n’a pas été un lieu de torture physique, il recevait juste les victimes de tortures physiques afin de leur infliger des tortures psychologiques.
Si aujourd’hui ils mettent des psys dans les écoles, pendant un siècle il y avait un ou deux médecins qui remplissaient ma fonction. Quand j’écris «médecin», il faut se souvenir qu’au 18e et 19e siècle on pouvait cumuler les emplois, être boucher tout en étant collecteur d’impôt, taillandier et dentiste, agrimenteur et politicien. À en juger par leurs écrits bourrés de fautes, leurs réflexions sans réflexion, ils avaient plus de chance d’exceller dans l’art du lavement que l’art de guérir ou d’apaiser les blessures psychologiques.
Rosie I a été trouvée dans la rue, monnayant des faveurs sexuelles auprès des passants. Ce n’est pas tant ses 7 ans qui l’ont fait interner. Elle eut plutôt l’inconscience de monnayer son innocence proche de la maison de Dieu. Dans toute sa bienveillance son digne représentant l’a conduite dans un hôpital où elle serait purifiée. Il faut croire que deux Notre Père et trois Ave Maria auraient été impuissants à calmer ses pulsions, surtout que ça ne pouvait être qu’une rage de faim et non de sexe.
Aucun détail est fourni sur ce qu’elle a subi, mais des cicatrices sur ses avant-bras indiquent que des saignées ont été pratiquées. Le médecin n’a pas pu les compter, trop de cicatrices se chevauchent. Ses bras sont à ce point lézardés qu’ils donnent l’impression qu’un bambin de 3 ans muni d’un couteau aiguisé a gribouillé sur sa peau comme il gribouille des dessins sans queue ni tête.
Rosie I a 11 ans lorsqu’elle intègre le couvent. Elle est réhabilitée (sic). Elle cause le désespoir du médecin du couvent. Aucun mot sort de sa bouche. Par contre, dès qu’elle voit de la nourriture, elle grogne et dévore le contenu de son assiette comme une affamée, puis elle la lèche jusqu’à ce que la moindre tache de sauce disparaisse. Il la décrit comme un petit animal, dormant sous le bureau de sa chambre, recroquevillée, caressant les quelques cheveux de son crâne jusqu’à ce que le sommeil la trouve. Il ne sait tellement pas quoi faire d’elle que trois semaines plus tard il l’envoie aux cuisines en tant que commis à l’épluchage.
Elle n’eut pas le loisir d’éplucher quoi que ce soit pour sa première journée, hormis sa peau. Le cuisinier-chef la découvre, gisant dans son sang, le couteau perçant sa pomme d’Adam pour trouver une sortie en arrière de sa tête. Le médecin note alors que l’hôpital d’où elle venait ne pratiquait pas les saignées. Tout compte fait.
Jour 12 : Miroir Ô mon beau miroir dis-moi…
Je la regarde, allongée dans mon lit. Je soupire. Le jour commence à pointer le bout de son nez et elle est nue, allongée dans mon lit. Un mal de crâne épouvantable lance des coups de poignard dans mon cerveau à chaque mouvement de tête. L’alcool bon marché, ça se paie une seconde fois, par un atroce mal de crâne. Pourtant je n’ai pas abusé sur la quantité… bon, à vrai dire, je ne me souviens pas non plus de la quantité.
Je jette un coup d’œil vers elle. Ce n’est pas une illusion. Une fille, nue, dans mon lit. Enfin bon, je ne soulève pas les draps, mais il me surprendrait qu’elle soit vêtue d’un tailleur Chanel, d’une chemisette Armani, avec accroché à son bras le sac Louis Vuitton de sa grand-mère.
Je la regarde allongée dans mon lit, je grimace de douleur. Je ne connais pas son nom. Je soupire encore. Si mon cerveau était pas réduit en compote je parviendrais bien à retrouver cette information précieuse : son maudit nom ! Caroline peut-être. Non ! Émilie. Ah non, pas Émilie. Aldeguonde ou Berthe peut-être.
Mais Dieu qu’elle est belle. Elle tient bien l’alcool. Je la regarde, endormie, elle est donc bien belle. Même saoul je conserve mon goût pour l’esthétique féminin. Je souris béatement puis cherche d’un œil amoché la porte de la salle de bains. Tiens c’est drôle. La porte de la salle de bains n’est pas à sa place habituelle. Mon autre œil moins amoché parcourt la chambre d’un regard soupçonneux. Je dois me rendre à l’évidence. Ce lit n’est pas mon lit et il se trouve dans une chambre qui n’est pas ma chambre. Il est ainsi fort probable que ladite chambre ne se trouve pas dans mon studio.
De l’eau froide, il me faut de l’eau froide. L’appartement est pas très grand, je trouve sans peine la salle de bain. Mon œil le moins amoché, celui qui semble être le meilleur analyste, découvre deux brosses à dents sur le rebord du lavabo. Ça, c’est vraiment pas bon signe.
Je me regarde dans le miroir et ô miroir mon beau miroir dis-moi donc pourquoi, moi, je suis habillée ! Je suis habillée. Ouais. Le mystère s’épaissit. Je n’ai donc peut-être pas… ah que j’aimerais n’avoir rien fait. Toute cette histoire doit avoir un sens logique et surtout très pur. Je parviens à esquisser un beau sourire à mon beau miroir ô mon beau miroir lorsque je sens une présence derrière moi. Je pourrais savoir qui vient là, mais mon visage est bien trop proche de mon beau miroir ô mon beau miroir.
Je me retourne et découvre, effectivement nue comme Ève, mais bien plus belle qu’elle, la belle brunette qui était allongée dans mon lit, ah, pardon, «son» lit. Mais moi je suis habillée et lui lance mon plus beau sourire, plein d’innocence. Elle passe alors sa main sur ma nuque, dégageant quelques cheveux dociles pour caresser ma peau. Elle m’attire vers elle et ses lèvres viennent capturer les miennes. Elles sont chaudes et douces, un soupçon humide. Elle essaie de capturer ma langue, mais je ne connais pas son nom hein. Ce fut ma dernière pensée consciente avant de capituler, la laissant jouer avec ma langue, la laissant glisser ses mains le long de mon chemisier pour emprisonner mes… ah, mais je divague !
Je la repousse à contrecœur, miroir mon beau miroir, toi qui es dans mon dos, dis-moi pourquoi je suis si coincée. «Écoute, tu vas rire… mais j’ai aucun souvenir de ce que je fais chez toi…» Elle me sourit tout en déboutonnant mon chemisier. Je veux résister, mais une de ses mains empoigne déjà un de mes seins, coinçant un mamelon entre son pouce et son index, si délicatement et pourtant avec tant de passion. Ses lèvres s’attaquent en même temps à l’autre mamelon mis à nu, ses dents faisant mine de me croquer, stoppant leur attaque juste avant le passage de la frontière entre la douleur et le plaisir.
«Fais donc de moi ce que tu veux… je suis à toi…» Mauvaise idée numéro 1. Une gifle semble vouloir emporter une moitié de joue. «Mademoiselle, c’est fini pour vous.» «Comment ça, fini pour moi ???» «Hé, je vous le dis, là, ça fait 5 minutes qu’on est arrivés ! Le terminus c’est le terminus hein. Moi j’ai une femme qui m’attend à la maison. Des marmots qui vont me réveiller à 5 heures du mat’. Je finirai pas à minuit pour vos beaux yeux ! Quand on boit on assume !»
Tel un gros sac de patates, il me bazarde par la porte du wagon. Quelle indélicatesse. L’alcool bon marché, ça se paie vraiment plus cher que le prix initial.
Jour 13 : La main de Dieu
Aujourd’hui c’est jour d’examen final, un jour considéré par les élèves comme le dernier de l’année scolaire. Bien que mon dos me fasse terriblement souffrir suite à mon débarquement du train par le contrôleur je n’ai pas pu refuser l’ordre, euh, disons, l’offre de surveiller l’épreuve de philosophie.
Je les regarde entrer dans la salle et je reconnais à peine quelques visages. J’ai un long chemin à parcourir pour espérer toutes les connaître. Il me reste encore une année avant qu’elles se lancent vers l’Université, pour la plupart, ou vers la vie active, pour celles qui sont ici parce que leurs parents voulaient plus les voir, et qui ne leur paieront certainement pas des études à leur majorité. Certaines pourraient sans doute les payer en travaillant, avec le taux de réussite qu’on connaît.
Je me demande quel sera le sujet. La philosophie nous apporte-t-elle le pain à mettre sur la table ? Meurt-on plus jeune sans avoir étudié la philosophie ? La philosophe a-t-elle meilleur goût avec de la moutarde ou de la mayonnaise ? Ouais je sonne cynique, je sais. Pour moi la psychologie devrait être détachée de la philosophie. Seul le soin de l’âme m’intéresse.
Je décachette la précieuse enveloppe, avec anxiété. Je pensais sourire ou rire, grimacer ou pleurer, et pourtant rien de tout cela. «La main en tant qu’outil.» Ouais. Ouais. Ouais. Toutes ensemble elles lèvent la feuille contenant le sujet. Toutes ensemble elles soupirent silencieusement à sa lecture. Ce n’est pas aujourd’hui que leur conscience du monde s’élèvera. De toute façon le couvent n’est pas là pour cette raison.
J’aime les regarder appréhender leur devoir. J’aime percer le mystère de leur personnalité à travers leurs mimiques et gestes inconscients.
La belle grande brune, mince comme un clou, aux cheveux droits dont elle repousse les mèches qui tombent devant ses yeux. Ses doigts ne peuvent s’empêcher de tripoter son crayon, le faisant aller à une vitesse folle. Plus elle stresse, plus son crayon tremble. Puis ses yeux s’éclairent, elle a trouvé la problématique, sa tête se penche imperceptiblement vers la droite, se rapprochant de la feuille, et de sa belle écriture scolaire le crayon noircit et noircit les pages. Plus jamais elle ne lèvera la tête. Elle a la réponse. Je ne sais pas ce qu’elle écrit, mais sa détermination semble si forte qu’elle ne peut échouer.
Une blondinette cherche l’inspiration en regardant par la baie vitrée, donnant sur la cour bordée de majestueux bouleaux. Ce n’est pas là qu’elle y trouvera l’inspiration de la main de l’homme, mais plutôt la main de Dieu. Si elle a le don d’y penser, nos bonnes sœurs seront si heureuses que des élèves aient pu penser à la main de Dieu. Malheureusement il ne semble pas se passer grand-chose dans ses yeux. Si seulement elle pouvait percevoir le visage de Dieu dans le bruissement du feuillage. Ah, non, c’est vrai, Dieu n’existe pas. Qu’il me foudroie sur place s’il existe… je compte jusqu’à trois… non ?… une dernière chance ?… non… il faut croire que la main de Dieu a d’autres chats à fouetter.
Jour 15 : La vierge et l’épluche-patates
L’école est finie. Certes, un peu plus tard que la moyenne, mais quand une école privée veut montrer aux parents que l’éducation c’est important, les élèves doivent en faire plus que les autres.
La mère de Mathilde est venue me rencontrer hier, pour finir l’année sur une fausse note. «Madame j’ai un mot ou deux à vous dire, en privé.» C’est mademoiselle, mais vu son regard noir je décide de ne pas m’aventurer sur un terrain pentu, beurré de vaseline, avec de charmantes piques acérées m’attendant en bas de la côte.
«À cause de vous ma fille a eu des relations sexuelles avec un de nos employés ! Notre meilleur employé !» Au moins c’était le meilleur, j’espère qu’il a bien fait ça. «Elle était vierge !» Adieu donc le doux rêve d’être enlevé par un prince arabe, riche de préférence. «J’ai dû lui donner deux pilules du lendemain !» C’est sûr que deux aspirines auraient pas eu le même effet.
«Madame, ne vous énervez pas. Je ne l’ai jamais encouragée à coucher avec lui. Je voulais juste lui faire prendre conscience que vivre avec des regrets pourrait l’attrister plus tard dans sa vie.» «Mais vous êtes pas sa mère nom de Dieu ! C’est mes valeurs que je lui inculque ! Ma chair, mon sang, mes idées !» Ce serait bon un slogan si un parti politique anti-zombies se constituait.
«Non seulement vous avez gâché la vie de ma fille, mais aussi celle de mon employé. Le malheureux perd son emploi et en plus il devait se marier dans un mois avec notre cuisinière.» Ah mon Dieu, la pauvre cuisinière aurait sans doute préféré être cocufié pendant son mariage. Je me retiens de ne pas lui lancer des phrases assassines. Je bouillonne. Si j’ouvre ma gueule je sais que je vais prendre la porte. Ce que les gens bornés peuvent m’énerver.
Mais que veut-elle ? Que je recouse sa fille pour qu’elle soit vierge de corps à nouveau ? Que j’amène la cuisinière et le jardinier à un show de télé-réalité où il pleurera à chaudes larmes d’avoir eu le mauvais goût de plonger sa queue dans un endroit que nous espérons ne pas être contre nature ? Puis sa cuisinière viendra sur le plateau de télévision avec son épluche-patates aiguisé comme en 14-18 pour lacérer sa queue ? Hum. Hum… il me semble qu’elle aimerait ça la vieille rombière.
«Madame, qu’attendez-vous de moi ?». «J’vais te l’dire c’que j’attends de toi ! Tu vas voir ma fille et tu vas lui dire ce que je veux que tu dises sinon tu peux te trouver un autre travail, morue !» Moi une morue ? Je déteste ça quand les gens insultent les poissons. Elle commence à me dire ce que je vais devoir raconter. Je soupire intérieurement. J’ai pas vraiment le choix d’obéir… elle veut que je la retrouve à sa ferme, demain, à 11h00.
Jour 16 : Jacqueline la barbe rousse
Il les hait du plus profond de ses circuits électroniques. S’il le pouvait il les rayerait de la carte. Mais il ne peut pas parce que je ne le veux pas. Il a aucune idée d’où se trouvent les chemins de terre qui mènent à la ferme de la mère de Mathilde. On n’appelle pas ça le «trou du cul du monde» pour rien. Allez, me dit-il, ça doit être quelque part par là… au milieu de nulle part… ah oui là ! Non. Pas là. Un peu plus loin peut-être hein ? On va essayer ? Dis ? Donne-moi une trente-troisième chance ! Dis oui !! S’il te plaît !!! Non. On va pas essayer, tu as eu trois essais et là je vais me débrouiller toute seule. En plus tu sais pas compter.
Je jetterais bien mon GPS de dépit, l’envoyant valdinguer sur la banquette arrière, mais il me sert aussi de téléphone. Je ne tiens pas à me départir de la technologie qui pourrait me sauver la vie si jamais la nuit venait à tomber, me trouvant sanglotant, perdue au milieu de nulle part, recroquevillée sur moi-même, redoutant de me faire enlever par une famille de cul-terreux qui découpe les belles jeunes femmes à la tronçonneuse. Certes, je ne suis pas au Texas, mais les gens ne semblent pas moins inquiétants.
Plusieurs kilomètres sans âme qui vive. J’aperçois de loin quelqu’un sur le bord de la route. Comme un mauvais film d’horreur. J’essaie de penser à autre chose qu’une tronçonneuse. Une faucille peut-être. Un couteau sûrement. Peut-être finirais-je attachée à un bouleau, rôtissant au-dessus d’un feu, respirant les doux effluves de ma propre chair en train de griller.
«Hé, toi ! Tu cherches quelque chose ???» Une voix féminine me sort de mon imagination morbide. Une fille qui a l’air bien normale. Une paysanne aux épaules larges, aux hanches larges, aux seins larges, mais pendouillant. Je baisse ma vitre au complet, tenant fermement dans ma main droite un aérosol de poivre de Cayenne.
Prudence est mère de sûreté, me disait mon arrière grand-père, un grand homme qui s’y connaissait en prudence. Mon arrière-grand-mère devait avoir plus de barbe que de moustache et pourtant jamais il l’a quittée. Il rêvait secrètement de la raser, son geste ayant toujours été retenu par l’horrible pensée que l’horrible poil repousserait encore plus long et sûrement plus dur. Il ne serait alors jamais parvenu à distinguer qui de son sexe ou de sa bouche était le plus velu. J’ai l’air d’exagérer. Pourtant non. Je ne souhaite qu’à mes pires ennemies d’avoir eu à embrasser arrière-grand-maman Jacqueline, chaque dimanche matin, au sortir de la messe, juste avant le déjeuner dominical, histoire de bien couper l’appétit. Bref. Passons.
«Spa compliqué. Tu r’tournes d’où tu viens jusqu’à la chapelle au toit rouge, tu tournes vers le nord, puis à ta gauche, c’est là.» Un beau sourire avec très peu de dents clôt ce guidage vocal. J’hésite à lui sourire en retour, je suis une fille de la ville moi, mais bon je sais qu’en campagne il est mieux vu d’être aimable donc je me force à la remercier et à lui rendre son sourire.
Ah, la voilà donc la ferme. Après plusieurs centaines de mètres d’une «route» caillouteuse, je découvre ce qui semble être le bâtiment principal qui sert de maison. Un «bang» jaillit alors de sous ma voiture. Je freine sec, le temps de réaliser qu’un pneu vient d’éclater. J’ai envie de pleurer. Je fouille dans le coffre, je vois rien qui ressemble à un pneu de secours. Je vais vraiment pleurer. Un homme s’avance vers moi. «Ça doit être toi la psy. Enchanté.» Il regarde ma roue en mauvais état, l’air pensif. «Il est 16h00. Tu es bonne pour passer la nuit ici. Tu trouveras jamais quelqu’un qui viendra réparer ça maintenant.» Mon Dieu non, pas moi, pas ici, pas maintenant. Pourtant oui.
Jour 17 : Et ainsi la famille se nourrit
«Appelle-moi Bob. Mon nom c’est Robert, mais tout le monde m’appelle Bob.» Ok mon Robert, compte sur moi pour t’appeler Bob. Quelle famille de cinglés. Les parents de Mathilde, Georgette et Bob, trônent chacun à un bout de table, assis dans une chaise en métal trop grande pour eux. Ils me sourient de manière béate depuis mon arrivée.
J’étais supposée me faire arracher les yeux, charcuter les orteils, poinçonner mes mille et un grains de beauté. Ben non. Pour une raison obscure que je ne tarderais sans doute pas à découvrir trop tôt ils font preuve d’une amabilité qui me rend soupçonneuse. Mathilde ne me regarde pas. Elle fixe ses yeux sur son bol de soupe, sa cuillère jouant avec les boulettes de viande qui flottent sur une eau jaunâtre qui goûte l’oignon vieilli. Pas un mot, pas un regard depuis mon arrivée.
Moi aussi je regarde les boulettes de viande flotter, elles ne veulent même pas s’enfoncer dans la soupe les maudites tellement le jus est épais. «Des boulettes maison, tu m’en diras des nouvelles ! Extra fraîches, elles viennent des pieds de la truie que j’ai tuée tout à l’heure.» Il cherche à m’écœurer, il joue avec moi. Je me souviens de la pauvre truie.
Un peu plus tôt il me fait visiter sa ferme et surtout ce cabanon où il élève quelques cochons pour les besoins familiaux. Une dizaine de petits porcelets tètent avidement les seins de leur mère, comme s’ils voulaient l’assécher. «Vas-y, approche-toi, tu peux les caresser ! Ça se sent que t’aimes ça les animaux toi !» Il sourit, puis rit. Anormalement. Quelque chose cloche. J’ai pas envie de caresser les porcelets, mais je veux me montrer comme une invitée polie. Leur peau n’est pas vraiment douce, c’est assez désagréable, mais tout de même plus doux que la peau d’arrière grand-maman Jacqueline.
La nuit tombe et l’éclairage artificiel du cabanon projette des ombres. Je caresse les oreilles d’un des porcelets lorsque l’ombre d’un couteau de boucher est dessinée sur le mur de tôle en face de moi. Je me sens paralysée, mon heure est ainsi venue. Moi qui rêvais d’une belle mort mélo dramatique, tombant du troisième étage de la Tour Eiffel, poussée par un bellâtre dont les avances auraient été repoussées. Ou encore déchiquetée par des piranhas vivant secrètement dans un étang à truites de la ville de Roquefort-la-Bédoule. Mais non, Bob veut m’écorcher et me donner à manger à ses cochons.
Pourtant non. Robert plonge son couteau dans le cou de la truie à moitié endormie. Il la cisaille, elle étouffe un cri, j’étouffe un cri, le sang se répand sous elle, coulant sous les pattes des porcelets, qui ne cessent pas de téter, ne comprenant pas que leur mère est morte maintenant. Ils tètent, mais elle est morte. J’ai envie de vomir. Bob traîne la truie égorgée sur plusieurs mètres. Plusieurs porcelets ensanglantés refusent de lâcher les tétons. Bob leur coupe le groin, les forçant ainsi à abandonner le cadavre de leur mère.
Je me sens si faible, les jambes coupées. Je m’évanouirais si seulement le sol n’était pas jonché d’une horrible mixture composée de sang, d’excréments et de paille souillée. Je jette un coup d’œil haineux à Bob, qui semble sourire de plaisir à voir une fille de la ville réaliser d’où vient son filet de porc, ses tranches de bacon, ses côtelettes, ses saucisses… mais mon pauvre Bob je suis végétarienne. Imbécile.
Je regarde les boulettes flotter dans la soupe. Mais flottez donc les boulettes, jamais je vous engloutirais ! «Mais quoi, elle est pas bonne ma soupe ?» J’en veux pas de ta soupe, Georgette. Puisses-tu être égorgée par ton époux puis transformée en farine pour animaux. «Elle a l’air délicieuse. Malheureusement je suis végétarienne…» Je viens de prononcer un mot dans une langue éteinte depuis des millions d’années si j’en juge par leur mine hébétée. Ça me tente pas de rentrer dans un tel débat avec eux. Au moins eux ils savent d’où vient leur viande.
«Ça veut dire que tu mangeras pas le tripoux du plat principal ? » Effectivement Bob, garde-les tes boyaux. «Par contre je prendrais bien du dessert…» «Ah quelle excellente idée, Georgette a créé une tarte qui a remporté beaucoup de prix dans la région. C’est une tarte aux pruneaux confits dans du gras fondu de foie de veau, puis on les caramélise avec le jus contenu dans les testicules de cochon, il a un goût assez sucré qui fait des merveilles pour caraméliser, mieux que du sucre. Y’a pas de viande, tu vas adorer ça !» Non. Je pense pas. Merci. Mais non. Je suis diabétique. Je m’en souviens de justesse. Maudite mémoire. Merci mon Dieu, ce soir je suis devenue diabétique.
Jour 18 : Du rose au rouge sang
Ils m’ont prêté la chambre de la mère de Georgette lorsqu’elle était petite fille. Oui, j’ai bien écrit ça. Ils ont conservé, intacte, la chambre de la grand-mère. Une chambre au rose dominant, quelle surprise ! Les murs sont recouverts d’un papier peint au rose délavé, strié de lignes verticales d’un bleu ciel tout aussi éthéré.
Quelque chose me chiffonne. La grand-mère, si elle est devenue une grand-mère, a bien dû évoluer psychiquement pour cesser, au moins à l’adolescence, de vouloir vivre dans une chambre toute de rose vêtue, avec des poupées en porcelaine habillées du plus grand chic. Enfin le chic tel qu’il existait au XVIIe siècle.
J’entends Mathilde sortir discrètement de sa chambre, mais pas assez pour mon ouïe fine. Mine de rien, je sors abruptement, lui souris et l’invite dans ma chambre, euh enfin la chambre de son arrière-grand-mère. Elle dégage une ou deux poupées et pose ses fesses dans un fauteuil style Louis XIII, au confort très rudimentaire comparé à un Louis XIV. Je l’interroge sur elles, la vieille et la chambre.
La vieille s’appelait Amélie. Un bien joli prénom pour une vieille. Mathilde me conte que la mère d’Amélie est morte à 13 ans, en accouchant d’elle. Le père était inconnu, sans doute le bâtard d’un autre paysan, trop jeune pour retenir sa semence de couler en Amélie. La mort de sa fille et la naissance cachée de sa petite-fille causèrent un tel chagrin dans le cœur de la mère qu’elle choisit de faire passer sa petite-fille pour sa fille et refusa de la voir grandir, jamais. Jusqu’à ses dix-sept printemps elle vécut donc dans une chambre de petite fille, vêtue comme une petite fille. Un vrai terrorisme maternel. Une fois Amélie mariée, la chambre conjugale fut sa chambre de petite fille bien qu’elle abandonna le rose pour ses habits.
C’est peut-être ce qui tua son époux, qui baignant dans le rose pendant quelques années, égorgea une servante une nuit quelconque, récoltant son sang dans un pot de chambre afin de crayonner avec ses doigts barbouillés de sang le mot «noire» en lettres rouges sur le papier peint rose. Mathilde pointe alors quelques endroits sur les murs, au rose plus pâle, là où il fallut frotter comme un diable pour effacer les mots du fou. Il eut été plus simple de remplacer le papier, mais Amélie l’a toujours refusé, c’était maman qui l’avait choisi et posé. Condamné à la mort par décapitation, la tête du fou fut retirée du caveau familial pour être cachée, selon la légende, sous le parquet de bois de la chambre rose.
Je regarde Mathilde avec mon air le plus tu-me-la-fais-pas-a-moi. Elle me répond alors avec un regard toi-tu-dormiras-pas-de-la-nuit. Les adolescentes ne sont pas très fiables en matière de vérité. Même si toute cette famille est bien bizarre, il ne faut pas pousser. Pourtant cette histoire me tracasse. J’inviterais bien Mathilde à passer la nuit ici, juste au cas où. Au cas où…
Je ne trouve pas le sommeil. Le sommeil ne me trouve pas non plus. Ce qui n’est pas surprenant. Il doit pas avoir envie de trop traîner dans une chambre aussi chargée d’émotions négatives. Je déambule alors dans les couloirs silencieux de la bâtisse. Ici les quelques employés dorment aussi. Il est 21h00 et je ne vois pas de lumière filtrer du bas des portes. Je décide d’aller faire un tour dans la cuisine, mon ventre crie famine, je rêve de radis juteux, de tomates suaves et de fruits si frais qu’ils glaceront mes lèvres.
Une faible lumière émane de la cuisine. Je m’arrête dans mon élan. J’écoute. Des chuchotements se font entendre. Adieu fruits et légumes frais. La porte est fermée, mais la serrure est assez grosse pour que je regarde à travers elle. J’hésite. J’entends des gloussements de plaisir, des bruits de succion. J’ordonne à mon imagination de se calmer. Elle rigole doucement, comme honteuse, il lui chuchote des ordres incompréhensibles. J’entends le bruit d’un vêtement déchiré, elle lâche un juron. Des gamelles tombent de la table. Puis des grincements se font entendre, lents dans un premier temps, puis plus vigoureux. Pas besoin de regarder par la serrure. Je pense à mes fruits frais perdus. Piteuse et le ventre vide je regagne ma belle chambre rose, espérant qu’une tête coupée me tiendra compagnie.
Jour 19 : L’arbre ou la blonde
La dépanneuse démarre enfin. Je regarde dans le rétroviseur et je vois les silhouettes de cette famille un peu bizarre s’éloigner. Si ce n’était pas mon métier de m’occuper de gens bizarres je dirais « bon débarras ». Ah tiens je vais le dire : « Bon débarras ! ».
Le chauffeur de la dépanneuse se tourne vers moi et m’observe avec un sourire. Il devrait me regarder avec un œil interrogateur, mais c’est un œil amusé qui me dévisage. « Une famille de tordus, hein ! » Je lui demande d’où il tient ça. « Spa compliqué, ça fait au moins 50 ans que dans not’ village on les voit jamais. J A M A I S. J’peux pas être plus clair ! » Ben si justement, force-toi. « Ok, t’as vu une auto chez eux ? Non hein. Jamais ils sortent. Ils se font tout livrer, tout. Quand leurs femmes accouchent, jamais elles vont à l’hosto. On dit qu’ils couchent ensemble, se reproduisent ensemble depuis des années. » Il m’amuse le cul-terreux à les prendre pour des culs-terreux. « J’vous jure, ma mère a déjà vu une vieille se promener en dansant avec une tête d’homme dans sa main ! » Oups, là par contre, cette tête-là me dit quelque chose…
Je ne l’écoute plus, les grésillements de sa voix se superposent aux voix nasillardes des chanteuses à voix qui passent dans son autoradio. Je regarde les arbres défiler à toute allure sur le bord de la route, goûtant à la liberté retrouvée, débarrassée de toute cette atmosphère lourde et pesante, lourde et pesante… lourde et pesante… je m’hypnotise. Les prisons physiques font mal à l’âme, mais les prisons psychologiques en font encore plus.
Si Mathilde n’atteignait pas sa majorité dans les mois qui viennent j’aurais dû m’interroger sur la conduite à suivre. Mais le problème n’est plus là. Je ne fais pas partie des gens qui aident contre la volonté de ceux qui ne veulent pas être aidés. Tu ne veux pas être aidé ? Tu ne seras pas aidé ! Rien de bien compliqué. Tout passe, et cela passera aussi.
Les gros bâtiments laids de la ville apparaissent au loin. Eux aussi en cachent plein de la misère. Mais de la misère concentrée. Partout je vois de la misère. Partout je vois du malheur et des gens malheureux. Ils se cachent où les gens heureux ? Où vivent-ils ? Derrière des murs hauts comme la Tour de Pise, comptant leurs euros, dollars ou yens assis sur une chaise de camping en sirotant un Ricard ?
Je pense à mon ni-malheur ni-bonheur, soit mon néant. Les arbres défilent encore et je me sens vide. Y’a juste le cynisme qui m’habite. Antisthène serait fier de moi. Peut-être. Les arbres défilent et ma vie stagne. Trente ans et qu’ai-je fait ? Je me bats contre des moulins. Si la dépanneuse roulait pas si lentement il serait doux de se prendre un arbre, là, maintenant, ici ! Un clic et ma ceinture se détache. Un dérapage et ma tête valdingue dans tous les sens. Un choc contre un arbre et ma tête s’écrase sur le pare-brise, le sang et la cervelle s’échappent du crâne brisé. Puis le vrai néant vient remplir mon néant artificiellement construit en moi. Enfin la douceur du rien, mes yeux se ferment définitivement alors que mon sang recouvre mes pupilles… «Mademoiselle, hé, mademoiselle !» Une voix féminine me tire de mon songe.
«S’il vous plaît, sortez de la dépanneuse, on va réparer votre véhicule.» Elle me sourit. D’un mouvement gracieux de la main elle dégage des mèches blondes. Elle me sourit encore. Je sors, je la frôle et capte le parfum de ses cheveux. Elle se tourne et me sourit. Remettons donc le néant à demain. Telle une Calamity Jane je dégaine mon portable, pitonne pour ouvrir mon carnet téléphonique. Elle a compris. Elle me sourit.
Jour 20 : Boucles d’or aimées du subconscient
Je regarde nerveusement Mélisandre. Depuis trois heures, vêtue uniquement d’un casque audio, elle lit ce que j’ai pu écrire 13 années plus tôt, puis quelques jours plus tôt. Elle ne mange pas, elle ne boit pas. Elle lit. Elle replace ses boucles blondes derrière ses oreilles, nonchalamment. Je la regarde, si belle, entièrement nue, jouant nerveusement avec un crayon, ne quittant pas sa tablette des yeux, glissant ses longs doigts sur l’écran tactile, quel chanceux que de recevoir ses caresses. Quelques heures plus tôt, la pointe de ses doigts parcourait ma peau, dessinant des figures incompréhensibles, me faisant frissonner.
Elle lit et écoute en boucle la musique d’Amberia Dawn : River of Tuoni. Je ne suis pas convaincue que ce soit la musique idéale. Moi j’écoute The silence, de 9mm parabellum bullet. Chacun est libre de ressentir des émotions que je n’ai pas ressenties en écrivant telle ou telle phrase, au gré de leur interprétation de ces textes. Leur passé et leur présent trouveront un écho, ou pas, dans mes écrits. Peut-être pleurent-ils plus qu’ils rient. Peut-être s’endorment-ils plus qu’ils sursautent d’excitation. Elle lit. Elle lit si vite. Tant de musique variée m’a influencée et elle lit à la vitesse de la lumière. J’aimerais la retenir et lui dire que, là, regarde !, ce mot, cette phrase, c’est parce que… ah, mais non… ce n’est pas un cours d’explication de texte. Elle lit pour ressentir.
J’écris ce présent texte et mes yeux veulent toujours se détourner vers elle. Ils la dévorent. Ils veulent dicter à mes mains d’aller écarter ses longues boucles blondes qui cachent ses tétons, pour les serrer entre mes lèvres, pour goûter à la saveur de sa peau, les sentir frissonner sur le bout de ma langue. Je me retiens. Je retiens aussi mon souffle. Avec anxiété. Je la vois si concentrée, parfois elle sourit, d’autres fois son regard s’assombrit. Jamais elle ne s’esclaffe. Jamais une larme ne coule sur ses joues.
Elle tourne pour la première fois la tête vers moi. Je la sens me fixer, je ne fais pas semblant d’écrire puisque j’écris vraiment. «J’ai fini.» Ah son bel accent d’étrangère lorsqu’elle parle. «C’est beau ce que tu as écrit…» Non c’est pas si beau, idiote, c’est parce que tu penses m’aimer, parce que je suis là, parce que tu lis et penses ainsi me connaître, peut-être tout savoir de moi. Oui dans un sens tu sais tout ce que je peux ressentir, mais non tu sais rien. Moi je fais la part des choses, toi tu ne peux qu’imaginer ce qu’est la part des choses.
Peut-être même penses-tu que tout est authentique. Pourtant non. Tout ce que tu lis n’est pas la vérité. Tout ce que tu lis m’est inspiré par mon subconscient qui a sa chance unique de devenir conscience lorsque j’écris. Il se défoule. Aujourd’hui plus qu’hier il se défoule. Treize années de silence ce fut long pour lui, si long. Il m’a tant fait pitié que je l’ai autorisé à m’inspirer à nouveau, à le laisser choisir les mots, construire les phrases, interpréter avec folie ce que je vis. Si jamais je lui coupe la musique que j’écoute il perd pied, retourne se noyer au fin fond de moi-même. Il me déteste secrètement de ne pas le laisser diriger ma vie, ma vraie vie, la vie dite réelle. Certaines minutes je l’ai laissé diriger ma vie réelle et il m’a juste causé des ennuis avec des êtres chers. Il ne peut pas s’empêcher d’utiliser des phrases qui dépassent ce que ma raison tolère d’être prononcé. Ma raison le déteste tellement des fois.
Je le laisse écrire, ce n’est pas moi, c’est lui. Par contre, là, maintenant, ici, je vais le quitter pour venir t’enlacer et t’embrasser… il vivra ce moment par procuration. Il ne vit que par procuration… peut-être que demain, frustré, il en parlera, ou apaisé, il divaguera vers d’autres rivages…
Jour 21 : Et ainsi va la vie…
J’aime tellement vivre d’amour et d’eau fraîche. C’est ce qui m’épanouit. C’est ce qui contente mon cerveau, c’est ce qui dissipe mes cynisme et pessimisme.
Je ne suis plus une membre de la ville où j’habite. Des papiers jonchent le sol, interdisons-nous le papier ? Le maire est corrompu, une intraveineuse de probité suffira-t-elle ? Quel film au cinéma ce soir, «Maman, ton amant est trop full cool» ? Le pack de 12 est-il plus cher que deux packs de 6, achetons plutôt 4 packs de 3 ? Visiter l’église mérovingienne du coin, croisera-t-on un Vercingétorix en peluche à 3 euros ? Je m’en fiche, je pose ma tête au creux de son cou et je ne veux plus en bouger, le parfum de sa peau est la drogue qui m’enivre.
Je ne suis plus une membre de ce pays. Une crise économique, vraiment, ma retraite à 87 ans on va me la voler ? Dissension ou scission au sein de la classe moyenne, être pauvre ou riche fais ton choix ? Éoliennes ou barrages hydrauliques, l’eau a le vent dans les voiles ? Crise dans l’industrie du porc, de la nervosité dans la saucisse de cheval ? Je m’en fiche, mes doigts jouent avec ses boucles blondes, elle est agacée, mais je ne me lasse pas de les rouler, puis les dérouler, puis les rouler, puis les dérouler, puis les rouler…
Je ne suis plus une membre de ce monde. Une crise économique, vraiment, mon kilo de caviar est-il plus cher ? 1000 morts violentes par seconde, ouvrons-nous une compagnie funéraire bon marché ? La Terre brûlera d’ici 4 milliards d’années, je parie mon kilo de caviar qu’elle brûlera dans 5, pari tenu ou pari ténu ? Je m’en fiche, la vie s’est arrêtée, j’écoute les battements de son cœur, elle, elle vit, elle, elle est la vie.
Je ne suis plus une membre de rien. On est juste deux, à se perdre réciproquement dans les yeux l’une de l’autre.
Jour 22 : La blonde à la Twingo rose
Biiiiip. Biiiiip. Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip. Voilà que mon portable s’énerve. Ah non, pas ce boulet, pas la mère de Mathilde. Mélisandre est au courant de l’histoire et me tape sur l’épaule pour que je décroche. Si elle sait lire sur mes lèvres elle comprend que je la traite de folle, elle, mais surtout Georgette. Elle a lu ce qui s’est passé lors de mes deux journées là-bas et elle trouve ça cool, trépidant. J’ai essayé de lui expliquer que c’est la vraie vie là et que ça n’a rien de magique. On est pas dans une série télé. Si tu te fais mettre un couteau sur la gorge, il est vraiment sur ta gorge, tu sens que tu vas mourir, tu sens en toi qu’à cette seconde-là tu peux y passer. Mais elle comprend pas. Son côté blonde sans doute.
«Appelle-moi Georgette voyons ! Tu fais quasiment partie de la famille maintenant ! Ça te dirait de venir passer le dimanche avec nous, on organise une grande fête avec plein d’invités et on a pensé à toi !» Une fête, vraiment ? Avec plein de gens ? Des gens normaux, genre ? «Ah ce serait pas de refus, mais je suis avec une amie ce week-end…» «Voyons donc, amène ton amie !» «En fait c’est une amie très amie… si vous voyez ce que je veux dire…» «Mais oui venez donc, moi aussi j’ai d’excellentes amies !» Bon là, à moins que je lui fasse un dessin, qui passera pas dans un magazine pour les 16 ans et moins, elle comprend pas la subtilité.
Mélisandre entend tout et me secoue un bras pour que j’accepte, l’excitation que je lis dans ses yeux m’inquiète, elle me rend nerveuse. Elle veut vraiment y aller. C’est bien mon caractère, je ne veux rien savoir de tant de choses, je sais que je veux dire non, pourtant je pèse le pour et contre et le fait que l’être aimé veuille quelque chose que je ne veux pas me fait finir par changer d’avis, je laisse faire, je dis oui. Puis je finis par le regretter. «Ok, Georgette, compte sur nous ! On viendra ce soir…»
Mélisandre ne tient pas en place. Son excitation me semble excessive. J’espère qu’elle n’a pas de sombre projet dans la tête. Je traîne les pieds alors qu’elle a déjà paqueté son sac. Quelque chose ne tourne pas rond. Je ne la connais que depuis quelques jours, mais je sens une indicible appréhension monter en moi. Mon instinct me met en garde. Je balaie pourtant cette angoisse, car même si j’aime Mélisandre d’un amour plein d’illusions je préfère que mes illusions prennent du temps à disparaître, je veux encore goûter des jours et des jours à cet amour non tranquille, irrationnel, un amour plus fondé sur la sensualité que sur le partage de choses ennuyeuses comme la vie de couple, avec sa collaboration et ses platitudes liées au métro-boulot-dodo. On a largement le temps de devenir un vieux couple de vieux cons dans une maison hypothéquée de l’entretoit aux fondations.
Mélisandre est déjà dans sa jolie twingo rose fuchsia. D’un signe rapide de la main, elle m’invite à me bouger le cul pour la rejoindre et à cesser de conserver une mine boudeuse sur mon visage. Ouais, mais je veux pas y aller !
Le voyage est atrocement court. Les arbres qui bordent la route sont terriblement familiers. Les pancartes elles-mêmes se ressemblent toutes, elles indiquent des «voies sans issue.» La Twingo rose file comme l’éclair sur les routes de la campagne. Ça m’intrigue la manière dont Mélisandre semble à peine me demander les indications routières, si j’étais parano je dirais qu’elle me demande le chemin juste pour la forme.
La Twingo twiste ses roues ridiculement petites sur le gravier, ça c’est de la conduite sportive. Robert sort tout sourire nous accueillir. «Hey salut Amethea ! Salut Mélisandre !»
Comment ça salut Mélisandre… jamais je lui ai donné son prénom… Mélisandre tourne alors sa tête en arrière, avec un sourire que je n’aime pas. Il la connaît. Elle le connaît. Non, pas possible. Ils se connaissent… j’avance machinalement, comme une zombie, puis la porte de la maison se referme derrière moi, dans un claquement dont je n’aime pas le son.
Jour 23 : Des pâquerettes au goût amer
Elle est assise en tailleur dans un jardin aménagé qui ressemble plus à un champ de patates qu’au jardin des Tuileries. Elle cueille des pâquerettes et compte. «Je t’aime… un peu… beaucoup… passionnément… à la folie… pas du tout !» Elle ne lève pas son regard vers moi. C’est la septième fois que «pas du tout» sort gagnant.
Ça doit être le destin ou alors elle fait comme lorsque j’étais petite, elle triche en retirant plus de pétales que le jeu requiert, soit une maudite pétale à la fois. Les pâquerettes commencent à former un petit tas à ses pieds. Je les lui ferais bien manger d’ailleurs. J’imagine lui enfoncer un entonnoir dans la gorge, comme pour les canards, engouffrant dans son gosier des dizaines, des centaines, des milliers de pâquerettes. Malheureusement ce serait considéré comme un meurtre. Puis un meurtre de sang-froid c’est puni plus gravement que si la passion avait mis son grain de sel là-dedans. Encore qu’infliger une mort par ingestion de fleurs ça vaudrait une irresponsabilité pénale non ? Trois petites années dans un institut psychologique où je serais tellement une patiente modèle que ce sera une douce prison.
Elle se lève subitement et je grimace. Elle me regarde froidement. Lit-elle dans mes pensées ? Pauvre enfant, elle fuirait les jambes à son cou si elle lisait dans mes pensées… «C’est quoi ton problème là ? Je ne t’ai jamais menti.» Effectivement, tu as juste passé sous silence des faits dramatiquement importants. «Allez, fais pas la gueule. Georgette voulait juste se venger de ce que tu avais dit à sa fille. Maintenant le compte est bon. Vous pouvez être amies !» Je lui décoche une méchante gifle en guise de réponse. D’un coup sec de la hanche elle se replace, évitant de se retrouver à terre.
Elle frotte sa joue douloureuse, ses yeux froncés me lancent des poignards. Je tourne les talons et retourne vers la ferme. «Allez, c’était juste une blague !» Ouais bien sûr, juste une blague, pour se moquer d’une fille intello de la ville, comme Robert m’a qualifiée hier soir. Une pauvre fille qui pense que les gens de la campagne sont des consanguins sur 30 générations, débiles, aux valeurs arriérées. Il a pas tort !!! Le coup de grâce me fut porté hier, après avoir fermé la porte, alors que je jetais un coup d’œil au salon, pour voir le gars de la dépanneuse sirotant un Get 27 tout en s’esclaffant devant une Mathilde tout sourire. Le gars de la dépanneuse ! Le même qui m’a confortée dans des histoires débiles. Le complot était vraiment gros.
Le pire c’est l’humiliation que j’ai ressentie lorsque tout le monde riait de moi. Je me suis sentie trop grande dans mes baskets, j’aurais juste voulu rapetisser pour disparaître. Je n’ai même pas eu le cœur de prendre sur moi, de rire de la si bonne blague, je me sentais tellement triste, déçue, l’humiliation en était plus forte. Et eux riaient. Mélisandre riait aussi. Peut-on vraiment rire de ceux qu’on aime ? Surtout quand je fais face à un groupe, toute seule, stigmatisée, pointée du doigt. J’étais tellement abasourdie que je ne sentais plus aucune force en moi, pas la moindre envie de me battre, ni de fuir, juste de pleurer de dépit et de déception.
J’ai juste eu la force de lancer une dernière réplique, le visage inexpressif. «C’est drôle, quand même, quand j’y pense, vous avez tous des têtes de consanguins. Sinon je pense que je ne serais pas tombée dans votre piège…» Les rires se sont tus. Remplacés par des sourires amers. Un petit feu de joie commença à grandir en moi. «Je m’en vais là ! Mélisandre, ramène-moi en ville !» Mais elle a pas voulu, au motif que je semblais trop bouleversée. J’ai pas insisté. Je me suis dit que la nuit porterait conseil. Ce que la nuit a fait : j’ai foutu une baffe mémorable à Mélisandre.
Jour 24 : Le sabre japonais
Je rôde comme une âme en peine, d’une grange vide de foin vers une maisonnette en béton rongé jusqu’à l’os. J’attends sans impatience que la fête commence. Pardon, que la fête commence ! Ah. Non. J’ai pas le cœur. Je suis bel et bien une prisonnière ici, mais je me voile la face. Je me dis qu’après cette fête Mélisandre va me ramener chez moi.
Je regarde avec désespoir mon téléphone intelligent afficher aucune barre de réseau. Des fois une pauvre barre clignote pour disparaître peu après. J’ai tenté ce matin de m’approcher du téléphone de leur maison, mais ils le verrouillent dans une armoire, comme dans le bon vieux temps où les parents empêchaient les enfants de regarder la télé. Si j’étais paranoïaque… mais non hein… je ne dois pas me laisser submerger par cet état sinon je sais ce qui va se produire. Je sais trop bien ce qui va se produire. Eux ne le savent pas. Pas encore. Je suis une fille belle, calme et tranquille. Croyez-le.
Quelques voitures remplissent maintenant le stationnement. Leurs invités me dévisagent de loin. Je perçois des sourires. Tous m’ont regardée. Assise sur une clôture, une paille dans la bouche, je leur retourne leur regard, mais sans le sourire ironique qu’ils affichent. Si j’étais paranoïaque… mais non hein… je caresse toutefois mon couteau à cran d’arrêt, du bout des doigts, lui qui gondole ma poche de jeans.
Certains invités sortent de leur voiture avec… non… ça peut pas être ça. Que feraient-ils avec des fusils de chasse ou des fusils à canon scié ? Peut-être un jeu macabre. Si j’étais paranoïaque… je serais idiote de penser que mon couteau fait le poids. Un sentiment d’angoisse monte en moi. Mon instinct de survie me dicte de partir. Ma raison me dit qu’on n’est pas dans un trou perdu au Texas, que je dois rester zen, que je SUIS zen. Mon imagination fertile voit le mal là où il n’y a que quelques quidams qui viennent fêter avec des fusils à la main, des couteaux de boucher ou des katanas. Quoi de plus normal ? Hein ? Rien d’extravagant là pour ma belle et bonne raison.
Mélisandre vient me perturber dans mes rêveries morbides. «Ça commence dans quelques minutes. Tu es notre invitée d’honneur. Notre attraction principale. Viens !» Son sourire malicieux affole ma paranoïa, mais laisse de marbre ma raison. Je caresse mon couteau, dont la corne et le métal seront impuissants à me défendre. «Tu peux prendre ton couteau ma belle. Il se peut qu’il te soit utile…» Elle me sourit et me pousse dans le dos pour que j’avance. Dans ma tête il est déjà trop tard, qu’on en finisse.
Ils sont tous là, une trentaine, derrière la maison, habillés en tenue paramilitaire, tous munis d’une arme, à feu ou à lame froide. Ils se taisent à mon arrivée. Je reste parfaitement zen. Extérieurement. Robert prend la parole. Il est tellement ridicule dans sa tenue de chasseur à l’éléphant de l’Inde du 19e siècle. «Messieurs, pendant que nos femmes préparent les accompagnements, nous allons préparer le plat principal.» Il marque une pause et me jette un regard. Ils me jettent tous un regard. «Comme vous le savez tous, ça se mérite de déguster de la chair fraîche. Il faut suer. Il faut que ce soit difficile. Il faut ressentir l’adrénaline monter en nous. Il faut que l’odeur du sang nous rende ivre !» Tous crient. Je retiens des larmes de peur. Je caresse mon couteau qui ne sert plus à rien.
Je ferme les yeux. Trois secondes. «La chasse est ouverte !» J’ouvre les yeux et aucun ne se dirige vers moi. Bob vient d’ouvrir le hangar des cochons, une dizaine de porcelets crient et courent dans tous les sens. Une dizaine de pauvres types tentent de couper les porcelets qui fuient pour leur salut. Des sabres et des couteaux s’abattent sur eux. Certains marchent à trois pattes avant de s’écrouler sur le sol, dans une mare de sang. D’autres, plus chanceux, dépassent le cercle des hommes qui ont des armes blanches. C’est alors à ceux qui ont un fusil d’exploser tantôt des têtes, tantôt des cuisses. Des porcelets déjà morts par le couteau sont criblés de balles. Robert tente de hurler de pas trop tirer de balles, c’est dur sous la dent quand on mange le cochon après.
Ce carnage me donne envie de vomir. Je caresse mon autre poche, celle qui contient les clés de la Twingo. Je m’éloigne en courant du plus vite que mes petites jambes peuvent avancer, je glisse dans la gravelle, mais c’est pas grave, la Twingo est là. Je tremble tellement que la foutue clé de contact rentre pas. «Foutue clé de merde !»
L’auto démarre. Un coup de feu éclate pas loin de moi. Une moitié de tête de cochon vient s’écraser sur le pare-brise. Les essuie-glaces sont impuissants à la faire partir, ils font juste décrocher les yeux de leurs orbites, ils pendouillent entre les lames de plastique ensanglantées. Jamais une Twingo n’aura passé du 0 à 100 km/h aussi vite. Je pourrais regarder dans le rétroviseur intérieur, mais je fixe la route le plus loin que mes yeux peuvent voir. Au passage j’envoie se faire foutre ma raison. C’est la dernière fois que je ne fais pas confiance à mon instinct.
Jour 26 : L’hôtesse qui pensait être pilote
Encore un message d’elle… et hop, poubelle ! Ça doit être le troisième que je reçois. Aucun amour propre cette fille-là. Elle m’ordonne de revenir avec elle. Ouais compte donc sur ma faiblesse. Si tu savais ce que je peux être bornée, têtue pire qu’une mule, trouve donc ton dictionnaire des synonymes et je suis tout ça.
Personne me donne d’ordres. Personne. Enfin, presque. Des fois je suis faible, je ne sais pas dire non… je ne veux pas dire non… des gens profitent de mes faiblesses. Ils savent me désarçonner. J’aime penser que personne me comprend vraiment, que je suis compliquée. Je ne dois pas l’être autant que je le pense.
Trois ans plus tôt j’ai choisi de rompre avec une fille qui a trop compris comment je fonctionne. Si je boudais elle me posait les questions qu’il fallait, jouant sur ce que je ressentais pour elle, mon impossible volonté de lui faire du mal. Elle savait que j’étais sous son emprise. Le jour où j’en ai pris conscience j’ai paniqué, je me suis arrangée pour qu’elle me déteste. Ce fut un échec. Elle savait que je l’aimais, je luttais pour la détester, mais dès que je voyais son sourire je craquais.
Moi si forte, moi si meneuse, moi si intrépide, je devenais une larve docile face à elle. Je me suis toujours plainte de ne trouver que des gens sans initiative et lorsque je suis tombée sur elle je me suis rendu compte que l’excès inverse me culpabilisait. Je me sentais comme une moins que rien, écrasée par sa logique implacable. Sous ses dehors de discrétion, de réserve et d’indécision se cachait une volonté ferme, déterminée. Plus forte que moi. J’étais une enfant de chœur de la fermeté comparée à elle.
Pourtant j’étais amoureuse de sa force cachée dans un corps si frêle. Plus maigrichonne que moi, mais si belle, si fine. Dès qu’elle posait son regard pénétrant sur moi je me sentais petite fille, impuissante à lui mentir. Si je devais lui mentir elle le saurait. Elle me regardait et j’essayais de cacher mes pensées les plus intimes. Elle semblait toujours les lire. Pourtant elle devait pas lire si bien que ça, je ne suis pas certaine qu’elle ait vraiment su à quel point j’étais attirée par elle.
Un jour, j’ai compris que je devais couper tout lien. Elle n’a jamais compris pourquoi j’ai cessé de lui parler. Jamais je le lui ai expliqué. J’ai usé de mensonges. Elle les a crus. C’était enfin fini.
Ce jour-là j’ai compris que ce serait difficile de trouver le compromis, que je me sentirais mieux dominante que dominée. Dans un avion, tu as un pilote et un copilote. Si tu as deux pilotes tu te crashes. Si tu as deux copilotes, tu te crashes. Un avion, c’est un pilote. Un copilote. Et plein d’hôtesses de l’air…
Jour 28 : De l’asticot à la limace
Les vacances scolaires servent à faire le point sur ce qui s’est passé l’année précédente, sur ce qui est à améliorer pour l’année qui suit. Ce qui veut dire que je me tape réunion sur réunion depuis le début de la semaine. Aujourd’hui la belle Sophie vient de se faire ramasser comme il faut.
Travailler dans un milieu de filles c’est déjà pas facile. Une fille en tant que telle, qu’elle soit vieille bique, jeune louve, nonne frustrée, bonne sœur moustachue ou harpie trentenaire mal baisée, c’est jaloux. Sophie est belle à sa façon, les hommes la regardent et la désirent. Elle a une maîtrise en enseignement, mon Dieu elle a un cerveau ! Elle est jeune et gravit vite les échelons, haïssons-là ! Exactement. Une femme ne peut que la détester.
Sophie a le malheur de passer la journée avec son ordinateur portable en réunion. La plupart du monde pense qu’elle prend des notes alors qu’elle prend en fait de l’avance pour rédiger un projet que la sous-directrice nous a commandé. Ok, ça va, admettons qu’elle a triché. Mais c’est une hyperactive qui doit toujours faire 3 choses en même temps. Je la soupçonne même de pratiquer certaines relations à trois, elle est vraiment multitâche. Bref, sa voisine d’à côté, une vieille bique qui lui tient rancune pour l’avoir un jour dénoncé de s’être assoupi lors d’une surveillance d’examen s’en donne à cœur joie de la stigmatiser à voix haute devant la dizaine de personnes assistant à la réunion.
Tout le monde se met alors sur son dos. Elles n’attendent que ça, un faux pas de sa part. Elles se jettent sur elle comme des limaces sur une feuille de laitue fraîche, comme des asticots sur une pomme rose au goût acidulé. Je suis tellement surprise par cette attaque disproportionnée que mon sens de la répartie légendaire en est annihilé. Mon cœur se serre, je la considère comme mon amie. Dieu soit loué, elle ne manque pas de répartie et malgré sa faute elle se défend brillamment contre les mégères. Elle garde son calme, son sourire, mais je sais qu’à l’intérieur d’elle le feu brûle et s’étend, ne demandant qu’à exploser.
Elle referme alors son portable. Je ne sais toujours pas comment faire diversion. C’est mon amie et je suis impuissante à la tirer d’embarras. C’est le directeur qui la sauve, il entre subitement dans la salle de réunion. Tout est alors oublié, tant les mégères veulent faire bonne figure. Je n’ose plus jeter un coup d’œil à la belle Sophie qui doit rager intérieurement…
Je la raccompagne jusqu’à son bureau après la réunion. Elle fulmine. J’essaie de trouver des mots, mais je ne les trouve pas. Je ne parviens pas à calmer ce volcan. Elle n’écoute pas, prise dans le tourbillon de sa fureur. Je me sens impuissante. Elle compose alors un numéro sur son téléphone portable. Je me sens de trop. Je la quitte… la laissant trouver meilleure compagnie pour décharger son mécontentement… y’a des jours comme ça où je me sens nulle comme amie.
Jour 29 : Panser les pensées
Ses larmes coulent dans sa purée de pois cassés. C’est assez laid à regarder. La purée je veux dire. Chaque larme reste à la surface de la purée compacte, creusant un petit cratère. La larme stagne là, attendant je ne sais quoi, désespérant de rendre plus liquide cet amas.
Nicolas me regarde avec un soupir dans les yeux. Il me reproche d’avoir invité mon amie à notre dîner de retrouvailles. Il déteste ce genre de filles là. Elles ont le droit de pleurer, de soulager leurs maux, mais elles ne doivent pas être stupides. Karine est, il faut l’avouer, un peu bébête. Soit un mélange de bébé et de bête. Elle ne fait aucun effort pour essuyer ses larmes, qui coulent tout le long de ses joues, et si elle ne penchait pas la tête en avant elles continueraient de couler dans son cou et s’arrêteraient sans doute proche de son décolleté, asséchées par ce long chemin.
Je donne un coup de pied à Nicolas sous la table. Je le sens proche de ne pas être diplomate avec elle. Je le connais mon jumeau maléfique amical. Karine continue à hoqueter. «Il m’a juré qu’il ne recommencerait pas hein, hein, il a juré.» «Et d’habitude il tient ses promesses ?…» Je lui donne un second coup de pied ! Il fronce les sourcils, mais il a compris, là ! «C’est la faute à cette fille-là, elle l’a séduite avec ses belles paroles. Il m’a dit qu’il voulait dire non, mais il pouvait pas résister, elle était trop gentille, trop fragile il m’a dit.» Allez Nicolas, vas-y, tu meurs d’envie de lui dire qu’il lui a dit la vérité, il a vraiment couché avec elle par pitié… et il couchera avec d’autres par pitié. Toi aussi Karine tu fais pitié et il couche avec toi.
Je le crois pas, il lui dit vraiment ça. «Karine, on se connaît pas plus que ça, mais s’il couche avec toutes les filles qui font pitié, tu ferais mieux de ne plus faire pitié.» Mon pauvre Nicolas, tu es trop subtil, elle ne comprendra pas le message subliminal. «Ce que Nico essaie de te dire…» Il déteste qu’on l’appelle Nico ou Nic, je le fais exprès, il n’y a que «Nicoco» qui lui fait plaisir, mais à ne pas dire en public.
«Écoute, qu’il soit beau, gentil, intelligent, tout ce que tu veux, c’est pas ça qui est important. La seule chose importante est ce que tu ressens. Il te rend heureuse, suffisamment ?» Mon ami cynique en ajoute une couche. «Tu peux aussi aimer qu’il te rende malheureuse. Personne te jugera mal pour ça. Sauf moi parce que je trouve ça stupide, mais y’a des gens qui aiment ça se sentir malheureux parce que ça peut que s’améliorer leur situation. Être heureux c’est effrayant, parce que ça peut disparaître alors que le malheur c’est pas mal toujours là.»
Aïe, si tu connaissais Karine, tu ferais pas de la contre-psychologie. Ça mérite un troisième coup de pied sous la table mon Nicoco. Cette fois je vois sa mine défaite, il n’est pas prêt de remettre son grain de poivre dans cette conversation. Laisse donc faire la professionnelle. «Karine, il t’a trompée une fois.» Nicoco ajouterait que c’est lorsqu’il couche avec toi qu’il en trompe d’autres… mais je peux pas te dire ça. «Il a rompu une barrière psychologique.» À mon avis c’est pas la première. «Il recommencera. C’est comme quand tu épouses un homme divorcé, ou une femme divorcée, il a divorcé une fois, il le refera…» Ou pas si tu lui conviens, mais pour toi Karine, c’est pas gagné d’avance, je ne veux pas te donner un espoir vain.
Les larmes ne coulent plus. Je me demande si c’est grâce à nous ou à son assiette de pétoncles flambées au Grand-Marnier et sa tombée de poireaux caramélisés nappés d’une crème à l’aneth. Certains jours l’estomac panse mieux les plaies que les mots…
Jour 30 : Le palais des non-délices
Elle le regarde avec amour, ses yeux pétillent. Jamais il sera autant aimé. Elle pose sa tête sur son épaule et ferme les yeux tout en caressant machinalement le dos de sa main. C’est certain, elle est idiote. Pardon ! «Amoureuse» je voulais dire.
Nicolas me jette un coup d’œil complice. Elle court vers sa perte. Assurément. «Sylvain tu prendras bien quelque chose à boire, un café peut-être ?» «Une bière si t’as ça, ma beauté.» Son large sourire pourrait être moins large et ainsi ne pas laisser découvrir une partie de ses dents rongées par des taches noires, le reste de la bouche, qu’on croirait beurrée à la Nutella, est truffé de plombages type acier. Une invitation à y penser trois ou quatre cents fois avant d’engouffrer sa langue dans ce truc-là. Lisant dans mes pensées, Nicolas s’approche de mes oreilles. «Verse donc du Palmolive dans sa bière…» C’est pas du Palmolive dont il a besoin, mais de peinture blanche ultra cachante et résistante à la moisissure.
Karine le regarde quand même toute transie d’amour, frissonnant lorsqu’il lui tapote le haut de la cuisse, sourde à sa manière de m’avoir appelée sa beauté. Ils s’embrassent maintenant à pleine bouche. Ça fait du bruit. Ça semble récurer la Nutella avec vigueur. Nicolas regarde ailleurs, se réfugiant mentalement avec son idéal féminin, Charlize Theron. Il m’a déjà dit qu’il faisait toujours ça en situation de malaise. Je ne sais pas ce qu’il imagine faire avec Charlize, mais je doute qu’ils jouent aux dominos ou fassent du scrapbooking. Sur fond de bruits de succion je cherche désespérément une bière dans mon frigo. Je dois me dépêcher avant que l’un des deux meure étouffé pour cause de langue trop enfournée profondément dans la gorge. Il y a «passion» et «passion» hein !
Je trouve juste une Hoegaarden. Zut une bière de fille. J’espère que ça va passer. Mais je crains que non. Il retire sa langue qui dégouline de bave, en ravale ce qu’il peut, le reste tombant sur son short, puis regarde ma bière avec une moue déçue. «Une bière de gonzesse ça !» Nicolas pense toujours à Charlize et me laisse me dépatouiller seule. «Pour les gonzesses et les pédés ! Moi je bois pas ça !» Il verse sa bière sur le tapis, me regardant droit dans les yeux. Karine prend un air gêné et défend son Sylvain. «C’est vrai que c’est une bière de fille…» «Ta gueule toi, arrête de répéter tout c’que j’dis !»
Nicolas ne pense plus à Charlize. «Bon, je pense qu’on s’est tout dit, viens Sylvain on va aller se boire une vraie bière au bistrot en bas !» Il lui sourit de son plus beau sourire. Un sourire que je reconnais. Un sourire de la dernière chance qui convainc même les idiots. Sylvain lui rend son sourire et passe la porte, appuyé sur sa Karine, lui tenant une fesse avec sa main droite. La porte claque. Nicolas et moi d’un côté, Sylvain et Karine de l’autre. Pas un mot perce le silence. Il me regarde. Je le regarde. On tend l’oreille. Un faible murmure. Oui c’est bien ça. Ils ont recommencé à se nettoyer le palais.
Jour 31 : Le feu, la flamme et la braise.
À chaque fois qu’on se quitte, c’est une tradition, Nicolas m’emmène dans un endroit isolé, souvent un champ, à défaut un parc. On s’allonge tous les deux, les bras le long du corps. On se touche juste du bout de notre tête, on forme une ligne imparfaite et on regarde les nuages… jamais en silence. Encore moins aujourd’hui. En temps normal on joue à contredire l’autre. Si je vois un dragon crachant du feu, la queue balayant des nuages de fumée, Nicolas doit y voir absolument autre chose, mais qui a du sens visuellement. Mon dragon se transforme alors en un chien tout mignon qui éternue et balaie de la queue des mouches qui lui tournent autour. Ma poésie contre son cynisme. Puis à son tour, une envolée lyrique, il croit deviner un navire dont il ne reste plus que le mât, un père tient son nourrisson dans ses bras et crie à l’aide… moi je vois alors un enfant tenant son cornet géant de crème glacée, hurlant au monde entier qu’il est l’enfant le plus heureux du monde et que tout peut s’écrouler autour de lui, peu importe, il léchera avidement son dernier cornet. Son nihilisme contre mon éternelle soif de plaisirs fugitifs.
Cette après-midi il n’a pas le cœur à jouer. «Qu’est-ce qui va pas Nicoco ?» «M’appelle pas Nicoco j’ai l’impression d’être un enfant.» «Qu’est-ce qui va pas mon petit Nicoco…» J’aime ça le titiller. Je suis sa petite sœur si on considère nos âges respectifs, mais des fois on inverse les rôles, il a besoin des conseils, qu’il ne suivra bien entendu pas, d’une grande sœur. Depuis que trois médecins lui ont successivement dit il y a trois ans qu’il a failli mourir il n’est plus le même au fond de lui. Il n’a jamais pensé une seconde qu’il mourrait. Il sait… en tout cas le croit-il, qu’il ne mourra pas de sitôt, que la vie lui en réserve des vertes et des pas mûres. Depuis il rêve de fruits mûrs. Il ne mourra pas, mais ne veut pas souffrir au fond de lui. Depuis aussi longtemps que je le connais je vois toujours en lui une flamme. Dès qu’elle commence à faiblir il ne va plus bien. Une fois il a essayé de se donner la mort, le résultat fut pathétique – il n’est pas mort –, mais la flamme est devenue un feu le jour suivant.
Puis le feu est redevenu flamme et il a épousé une étrangère sur un coup de tête. La flamme est redevenue feu. Son étrangère, un jour s’est sentie mal. Son feu est redevenu flamme, il a donc quitté son pays pour elle. Puis il est tombé malade et le feu est devenu une flammèche. Depuis il cherche à attiser des braises. Il est tombé si bas. Il hait sa province, sa ville, son quartier, son travail. Il a beaucoup entrepris ces derniers mois pour que tout évolue, mais le destin veut rien savoir de sa requête, il a des projets pour lui qu’il ne connaît pas. Pendant ce temps-là les braises rougissent à peine. «Amethéa, j’ai pris une décision.» «Oui ?…» «J’ai choisi le moindre mal. Mercredi je vais démissionner.» Je m’attendais à pire. «Pourquoi mercredi ?» «Je rencontre mon patron. Il y a deux possibilités, une opportunité d’effectuer un nouveau travail qui me donnera assez de nouveautés pour que je tienne quelques mois supplémentaires ou alors… il me rencontre pour me remotiver… et je me doute que c’est pour ça qu’il veut me voir. Alors je démissionnerai juste après. Je dois partir…»
On continue à observer les nuages bien que le mauvais temps tende à ne former plus qu’une grande masse grisâtre. Il attend de moi un conseil. Il sait qu’il ne le suivra pas. Il aime juste entendre des contre-arguments qui ne font que conforter son choix. Je ne peux pas me battre intellectuellement contre la mauvaise foi. Il est trop brillant à ce jeu-là. «Nicolas, quitte demain ton emploi, à ton retour au pays. N’attends pas mercredi. Tu veux partir…» Mais il ne veut pas partir… il veut juste contrarier le destin, le pousser à bout. Pourtant tout est écrit mon Nicoco, tu devrais pas te stresser. Mais les braises vont s’éteindre, il le sent. Il doit faire quelque chose… pour l’instant il choisit la voie la plus simple. Quitter un boulot, avec le talent qu’il a, c’est rien… une chose m’intrigue toutefois… s’il le voulait vraiment il l’aurait déjà fait. J’ai deviné ce qui le retenait. Mercredi il va démissionner. Il sait ce qu’il veut vraiment. Mercredi il le comprendra.
Jour 32 : La mort a la frousse
Trois heures du matin. Mon portable vibre. Il vibre encore. Il vibre tellement qu’il chute de la table de nuit et le fracas qu’il cause me réveille. Je devrais me choisir une sonnerie de portable qui éclate par terre, ça me réveillerait assurément.
«Êtes-vous Améthéa A. ?» De quoi je me mêle, il est trois heures du mat’.
«Oui… c’est moi…» Un numéro d’hôpital, bizarre.
«Connaissez-vous un Nicolas N. ?» Ca alors, tu travailles pour la police ?!
«Je fais partie de la police, je vous demande de répondre.» La police, mais qu’a fait cet idiot ?
«Je… je… je suis juste une amie…» Il veut ma perte…
«Nous avons besoin de vous ici, pour une identification…» Il n’en dit pas plus. Rien ne peut être dit par téléphone. Ma main tremble nerveusement. La seule association de mots qui traverse mon esprit est Nicolas et Identification.
À l’accueil des urgences je vois un policier. «On m’a demandé de venir ici pour une identification…» «Oui, suivez-moi. J’ai des questions à vous poser.» Je le suis docilement. Trois pas derrière. Je déteste les hôpitaux. La mort semble rôder ici. Je veux toujours me retenir de respirer, mes poumons refusent d’inhaler cet air d’hôpital rempli de virus, de microbes, de toutes sortes de germes dont je ne peux même pas prononcer le nom scientifique. Je regarde avec méfiance les malades me croiser dans les couloirs, je rase les murs. J’ai l’air d’une criminelle, regardant nerveusement à droite, regardant nerveusement à gauche.
La porte d’une petite pièce sans fenêtre se referme sur moi, automatiquement. Elle claque comme une porte de prison. Le policier triture un portefeuille entre ses mains. «Il a votre numéro de téléphone sur ce bout de papier.» «Oui c’est mon ami. Où est-il ?» «Il n’y a pas de bonne manière de vous le dire vous savez. Il est actuellement à la morgue. La procédure de routine veut que quelqu’un l’identifie, il est trop amoché pour être reconnu sur carte d’identité.» Il me tend son portefeuille et son téléphone portable. Des larmes coulent sur mes joues, mais ce sont des larmes froides, un mélange de colère et de douleur. «Comment c’est arrivé ?»
«C’est pour ça qu’on a besoin de vous. Était-il dépressif ?» «Comment ça dépressif ?» «Ben il devait rouler à près de 150 km/h sur l’autoroute, sa ceinture non attachée et il s’est pris un poteau électrique en ligne droite… et le résultat d’alcoolémie est négatif. Ce sont des signes de suicide en temps normal.» Alors c’est ça, il a décidé de mourir. Laissant veuve son idiote d’épouse belge. Laissant orpheline son idiote d’adolescente. Laissant sans esclave son entreprise de merde. Il avait le sourire en me quittant hier soir. Lorsqu’il a embrassé mes joues, c’était plus appuyé que d’habitude, plus passionné. Un dernier baiser sans doute. Je le déteste tellement de m’avoir fait ça. Tellement.
«Mademoiselle, suivez-moi, il faut identifier le corps.» Ah oui le corps, il doit pas être beau après un crash à 150 sur un poteau, sans ceinture de sécurité. Ce crétin aurait pu penser que ce serait la dernière image que j’aurais de lui. Imbécile égoïste. Le policier reste derrière moi, un drap bleu recouvre son corps. Dans les films il est blanc. Dans les films ils commencent par découvrir le haut du drap. Je le tire vers moi. Il est tellement laid, je me retiens de vomir. Le crâne est défoncé, il manque un œil, le nez est coupé en deux, ses cheveux sont cachés sous des plaques de croûtes de sang séché. Voulais-tu tellement que ce soit la dernière image que j’aie de toi… pourtant je sais pas. Quelque chose me perturbe dans ce visage. «Mademoiselle, c’est lui ?» Quelque chose me chagrine dans ce visage. Quelque chose cloche.
Mon portable vibre dans la poche de mon jean, comme si c’était un moment opportun. Je décroche machinalement, regardant le visage décomposé de Nicolas. «Hey, Améthéa, c’est moi !» Si mes bras étaient pas si bien accrochés à mon corps ils tomberaient. Je vois son visage, là, et j’entends sa voix au téléphone ! «Mais… tu es là!» «Comment ça je suis là ? Allez bouge-toi je suis sur une maudite aire d’autoroute de merde. Je me suis fait piquer mon auto et toutes mes affaires ! Viens me chercher, fissa, je crève de froid et je meurs de sommeil !»
«Espèce de crétin tu es supposé être mort en face de moi ! L’imbécile qui t’a volé s’est crashé sur l’autoroute !» «Cool, ça veut dire que tu as mon Nexus 4, il fonctionne bien ?» Ton Nexus 4… tu te fous de ma gueule. «Viens me chercher et n’oublie surtout pas mon téléphone !» Mais quel imbécile… il pense juste à son maudit téléphone. Je le serre bien fort dans ma main droite. Maladroitement je le laisse tomber par terre. Maladroitement mon talon vient l’écraser. Maladroitement je le récupère et le plonge dans une eau bleue qui traînait par là. Je te l’apporte ton téléphone si important mon beau crétin…
Jour 34 : Amouritié
Je le regarde dormir dans mon lit, bien vivant. Des fois je prends son pouls pour en être sûre. Des fois je m’approche de sa bouche pour sentir son souffle. Des fois je pose ma main sur son cœur pour être sûre qu’il bat toujours. Je le regarde et je l’aime.
L’amitié c’est pas comme l’amour, tu peux pas avoir d’illusions. L’amour c’est de la tension, de la sensualité, de la possessivité. L’amitié c’est des vagues régulières sur un moniteur d’hôpital et non de furieuses piques vers le haut, puis vers le bas.
Je le regarde dormir et je l’aime sereinement. Il m’apporte une chaleur dont je ne doute pas, qui ne cessera jamais. Pas au bout de 13 années. Combien ai-je eu d’amourettes ? De prétendus amours éternels ? Combien de fois m’a-t-on promis que j’étais la seule et unique ? Combien de fois ai-je promis qu’elle était la seule et l’unique ? Jusqu’à ce que la passion s’émousse… jusqu’à ce que la vue d’une seconde brosse à dents sur mon lavabo m’horripile… jusqu’à ce que le parfum de sa peau hérisse mon poil.
Je veux juste me coller contre lui sans sentir sa peau contre la mienne. Je veux juste qu’il me serre dans ses bras pour me protéger de tout, même de moi-même. Je veux juste sa chaleur réconfortante pour oublier la froideur de ma solitude amoureuse.
J’aimerais tant me contenter d’amitié, m’en nourrir, dépasser l’absurdité de l’amour, de la sensualité. Mais je les sens ces maudites pulsions battre en moi, cogner mes artères, exciter mon cœur. Je ne veux plus aimer. Comme si je pouvais le décider. Faut-il que j’atteigne 70 ans, pour devenir un légume, sans pulsion, sans instinct de reproduction pour me passer d’amour ? C’est pas gagné. Mélisandre me harcèle. Je rêve alors à ses seins fermes et ses boucles blondes les caressant. Maudites pulsions.
Je le regarde puis m’allonge devant lui. Instinctivement il me serre dans ses bras, même endormi. Je me sens… juste… bien…
Jour 36 : Un mokaccino pour la petite dame
Suite à ses tourments, il a pris sa décision. Je l’écoute d’une oreille distraite. Je le savais qu’il quitterait son boulot. Il exulte au téléphone pendant que je joue avec la crème de mon mokaccino. Ou plutôt le duo de crèmes, celle du lait et celle de l’expresso. J’aurais quasiment envie qu’il raccroche, mes crèmes démoussent à vue d’œil.
Oui c’est ça… il vante sa liberté professionnelle. Tout ça pour redevenir l’esclave d’un autre employeur, bravo.
Il adore l’idée de mettre son employeur dans la merde parce qu’il s’en va. C’est justement parce que son employeur se fout éperdument de ce qu’il fait qu’il le quitte… il se foutait de son travail avant, il s’en foutra pendant et s’en foutra après. Bravo.
Ah, surprise, un autre directeur sorti de nulle part lui a fait miroiter une promotion. Sortie de nulle part, la promotion ne serait effective que dans 6 mois… et il doit pendant ce temps poursuivre le travail qu’il hait. Un meilleur salaire, plus de prestige. Il a dit non. C’est logique. Bravo.
Tant pis si ça fait du bruit, je ne résiste pas à tremper le bout de ma langue dans la mousse. Hummmm. La vie a un sens quand je déguste mon mokaccino. Je devrais lui conseiller d’en prendre un. Il continue à m’ennuyer avec ses raisonnements A + B qui prouvent qu’il fait le bon choix.
Tant qu’à faire il va m’annoncer qu’il quitte sa femme, vend sa maison, euthanasie son chien et met en pension son adolescente. «Hé, Améthéa, j’ai décidé de vendre ma femme, euthanasier ma fille, quitter ma maison et mettre en pension mon chien !» Ok, il a pas vraiment dit ça, mais c’aurait été drôle. Il met en vente sa maison pour partir au Canada. Au fin fond du Canada. Plus proche du Japon que de l’Irlande. Il emmène son ado et sa femme. Il aurait mieux fait de quitter sa femme, son ado et son chien et prendre le nouveau boulot, se trouver une vingtaine d’amantes, voyager de continent en continent en patins à roulettes, mais que veux-tu, on a le sens d’avoir une vie exaltante ou pas. On vit à 100 à l’heure où on vit avec sa bobonne et sa fiffille et son chienchien.
Hum je me relis et je me trouve bien sombre ce soir. Pourtant je trouve que j’ai tellement raison. Je suis seule dans mon appart. Seule à boire mon mokaccino. Seule hier, seule aujourd’hui, vraisemblablement seule demain. Je dois avoir raison. Ou pas.
Jour 38 : Le danger par la purée
Jamais j’aurais dû avoir un double de ses clés. Jamais. Mais Karine a une tête de linotte, elle oublie tout. Ses clés par-dessus tout. Quand elle les perd, jour et nuit, je dois les apporter ou elle vient les chercher. Sa voix tremble au téléphone. Je comprends juste les mots urgence, vite et puanteur. Je me demande un instant ce que «puanteur» vient faire là. Je vais le savoir bien assez tôt. Trop tôt.
Quelle idée d’habiter au 3e étage sans ascenseur, mais avec 3 entresols. Son immeuble du début 1900 tient plus du 6e étage. J’imagine facilement devenir un monstre de muscle en habitant ici, juste en emportant les courses jusqu’au 3e, une fois par semaine. De quoi donner envie de manger juste du papier toilette, des essuie-tout et des kleenex. Surtout penser à éviter de boire trop d’eau avec un tel régime.
Karine est recroquevillée devant la porte trop grande de son appartement. Elle semble punie la petite fille. Sa main droite tient un mouchoir fermement appuyé sur son nez. Ça fait tilt dans ma tête. C’est vrai que ça pue là.
«J’t'en supplie, ouvre la porte, vite !» Elle est donc bien stressée. Elle a toujours été stressée à vrai dire. Bébé, puis fillette, puis adolescente, sa mère n’a eu de cesse de la castrer, la faire sentir misérable. Jamais elle a fait quelque chose de bien. Jamais. Munie d’une règle en fer, elle l’abat sur les doigts de sa fillette de 6 ans, les lettres qu’elle forme dans son cahier ne sont jamais de son goût. Adolescente, la règle s’abat sur ses épaules ou ses bras lorsqu’elle est prise à lui subtiliser son rouge à lèvres, son seul dessein étant juste d’être une fille comme les autres, pour se sentir plus belle. À 20 ans elle la bat encore.
Un jour je suis invitée à souper chez elles et je vois sa mère passer dans son dos en prenant soin de glisser le tranchant de ses ongles dans son cou ou le haut de son dos, à chacun de ses passages. Ce fut l’avant-avant-avant dernière fois de ma vie que je me suis dit que la violence ne résout rien. Je suis passée derrière sa mère, copieusement occupée à déguster sa purée de patates.
Assiette de purée. Tête de sa mère. Main d’Améthéa. Le trio est prêt. Il suffit d’appuyer et de tenir. La pauvre vieille lutte pour dégager ma main qui n’a jamais été aussi ferme et implacablement forte. Des bulles d’air forment des bulles de purée qui éclatent à la surface de son assiette. Elle étouffe. Quelle mort non héroïque : étouffée par des patates. J’imagine la bouillie de purée fondre dans ses poumons. Mais pas longtemps. Karine me sauve de la prison à vie, de la tête tranchée, de l’institutionnalisation, ou des trois à la fois. Une assiette fracasse ma tête. «Chic ‘n’ stu» cesse de jouer dans ma tête. Karine me pousse violemment sur le côté. Elle se jette sur sa maman, en larmes, toutes les deux en larmes, l’une crachant de la bouillie jaunasse, l’autre bavant son amour dans les oreilles de sa tendre et douce mère. Si j’avais vu traîner une règle en fer sur un meuble je l’aurais donnée à sa mère.
Mais bon, le passé est le passé. Tu ne peux pas sauver quelqu’un qui ne veut pas être sauvé.
«Améthéa…» Elle sanglote. «Maman… maman est chez moi…» Elle sanglote et la puanteur monte à mon nez, plus forte qu’avant que je sache que la mère à la règle de fer est sans doute là. Ça pue et ça doit signifier une bonne nouvelle.
Jour 39 : Ainsi va la folie de l’amour
Je suis juste autorisée à regarder Karine à travers la minuscule vitre de la porte. Interdiction de lui parler. Interdiction de la réconforter. De toute façon, vu son état, je ne peux pas faire grand-chose pour elle. C’est mieux pour elle qu’elle soit ici, protégée d’elle-même.
Pourtant j’ai mal de la voir entourée de tout ce tissu d’un blanc immaculé, des lanières de cuir la contenant. Au début ils l’avaient mise dans une chambre où juste les murs étaient recouverts d’une mousse épaisse. Elle a trouvé le moyen de fracasser son front répétitivement sur la porte de la chambre. Lorsqu’un gardien l’a trouvée, son nez était brisé et le sang ruisselait au travers de ses lèvres, elle le léchait avec avidité. Ils m’ont montré la vidéo et elle me levait le cœur.
J’imagine que beaucoup m’imagineraient à sa place. Pourtant dimanche, quand j’ai ouvert la porte de l’appartement, je me suis comme revêtue d’une armure de demoiselle de fer. Rien n’aurait pu m’ébranler. À moins de viser les jointures de mon armure.
Karine sanglote à côté de la porte de chez elle. Ma main droite ne tremble pas. Un tour de clé, je saisis la poignée, et en ouvrant la porte une odeur de poisson crevé agresse mes narines. Karine me bouscule et court comme une poule sans tête dans chaque pièce. J’entends son cri. Un cri étouffé, un cri de quelqu’un qui le retient. Mon armure de fer devient une armure de porcelaine et je la sens se fendiller.
J’avance vers la cuisine. Puis je vois Karine accrochée à une jambe de son Sylvain. Ce dernier est lui-même accroché à la mère de Karine. Accroché à deux mains. Accroché à son cou aussi maigre que celui d’un poulet déplumé. Karine a toujours été fière de son superbe comptoir en marbre de Carrare. Souvent elle s’est plainte qu’il n’a jamais bien été utilisé. Pour le coup il l’est. Sylvain est raide mort entre les cuisses de la raide morte mère de Karine. Un couteau de boucher en travers de la gorge, Sylvain fixe de ses yeux devenus blancs un point indéfini au plafond. Un léger filet de sang, de couleur noire, coule encore le long du couteau, puis sur le main de la mère raide morte, gouttant sur le sol comme une perfusion.
C’est une scène surréaliste. Je ne sais pas quel peintre peut imaginer un tel tableau. Plein de scénarios s’entrechoquent dans ma tête. L’abject Sylvain a-t-il voulu posséder contre son gré la mère de sa mal-aimée ? L’abjecte mère a-t-elle voulu se faire besogner par son mal-aimant gendre, puis regrettant, lui a tranché le cou ? Peu importe, je téléphone aux urgences. «Madame, j’appelle pour signaler la mort de deux personnes dans l’appartement de mon amie.» «Mademoiselle, comment savez-vous qu’ils sont morts ? Êtes-vous médecin ? Vous devez essayer de les réanimer !» Maudite folle ! Ça pue le rat crevé, leur corps est aussi dur qu’un comptoir en marbre de Carrare, leurs yeux sont décolorés. S’ils sont encore vivants alors moi je suis dans un épisode de The Walking Dead. Hein.
La police ne tarde pas à arriver. Karine est toujours accrochée à une jambe de son Sylvain comme une punaise à son lit. Un policier tente de la décrocher, mais parvient juste à faire tomber sur elle Sylvain et sa mère. La pauvre Karine hurle alors comme jamais j’ai entendu hurler. Bravo la police. Je m’éloigne vers la porte d’entrée. Je ne peux plus rien pour elle. Ainsi va la folie de l’amour.
Jour 40 : La vipère, la morue et le bœuf
Une infirmière patibulaire m’accueille avec un sourire de bœuf. C’est pas gentil pour les bœufs ce que je viens d’écrire. Mais bon. Je pourrais aussi ne pas être gentille avec les vipères, les morues ou les thons. Va pour les pauvres bœufs !
Oui il est 16h55. Je la regarde observer sa montre avec fébrilité. Elle doit finir dans 5 minutes, mais une visiteuse a des questions à lui poser. «Je viens voir Karine K., est-ce possible ?» «Non c’est pas possible.» Elle me fixe avec un œil de bœuf inexpressif. Je m’énerve, là ! «Comment ça pas possible ? On m’a téléphoné pour que je vienne la voir ! Je VEUX la voir !! Maintenant !!!»
Son regard de bœuf laisse échapper un sourire maigrichon sur ses lèvres grisâtres. «Je plaisantais.» Comment ça elle plaisantait… «Ici on prend la vie avec détachement.» Elle regarde par la fenêtre avec une certaine mélancolie. «Si tu ris 30 secondes par jour c’est comme si tu mangeais un steak.» Mais moi je suis plutôt végé. Végé-chiante je devine. «Le jour où mon mari m’a laissée il m’a dit que j’étais triste. Alors depuis je mange 3 steaks par jour.» Je dirais bien à l’infirmière patibulaire, philosophe et pas très drôle que je me fous de sa vie, mais je ne voudrais pas la priver d’un éventuel quatrième steak d’ici la fin de soirée. «Super, c’est noté. Où est-elle ?» Elle pointe d’un doigt l’étage supérieur.
C’est bien sécurisé ici. J’ai dû passer 3 portes grillagées. Les fous devraient être bien lucides pour passer tous ces barrages. Karine m’attend dans une cellule, assise sur une chaise d’école, les poignets maintenus à la chaise par des sangles de cuir. Son regard est plutôt inexpressif, je ne vois aucune lueur animer son regard lorsque je le croise. «Sors-moi de là. Toi seule le peux. Je vais devenir folle si je reste ici.» Ma pauvre ils te considèrent comme folle… «Karine. Écoute-moi. Attentivement. Si tu veux sortir de là, tu dois retirer de ton visage cette moue de fille qui va tuer le premier quidam. Il faut que tu souries, il faut que le désir de vivre se lise en toi. Tu dois parler calmement et intelligemment. Sinon tu vas pourrir ici.»
«Détache mes poignets, maintenant !» Son ordre souffre aucune discussion. Pourtant je dois refuser. «Non.» Je détourne mon regard vers la porte, elle ne comprend rien aux enjeux. Au moment où je m’apprête à le regarder de nouveau je sens la table s’enfoncer sous ma poitrine, elle me coupe le souffle. Je regarde avec horreur une Karine enragée, renversant la table sur moi, pesant de tout son poids pour m’étouffer. Elle veut ma mort ! Sa dernière amie l’a trahie. Son unique amie l’a trahie. Elle saute comme une malade sur un côté de la table, à chaque saut je sens mon corps se scinder en deux. Je crierais si mon souffle était pas coupé. Je tape alors la table avec mes genoux, la redressant suffisamment pour qu’à son prochain saut Karine glisse dessus, sa gorge frottant une arrête de la table. Elle s’écroule. Un gardien arrive. D’un coup de pistolet il envoie une décharge électrique qui fait onduler son corps comme une possédée. Reprenant mon souffle, massant mon torse, je regarde ma pauvre Karine gigoter sur le sol, un filet de bave coulant de la commissure de ses lèvres. Je comprends alors qu’elle ne sortira pas aujourd’hui. Ni demain. Ni après-demain.
Jour 41 : Le spirituel, à remettre au lendemain
Mélisandre dort comme un bébé. Dans mon lit. Oui, dans mon lit. Oui, la Mélisandre. Que veux-tu cher journal, je suis si faible. Enfin non, pas vraiment faible, peut-être désespérée. Depuis deux semaines je vis trop d’émotions négatives. Je ne parviens plus à supporter sur mes épaules le poids des souffrances de trop de monde.
Mélisandre est pas parfaite, sans doute un peu folle, mais le parfum de sa peau, la douceur de sa peau, ses boucles blondes qui caressent mon corps me font tant de bien. Je suis l’esclave de ces sensations, j’oublie tout. La quiétude coule dans mes veines, elle navigue sur mes globules rouges pour apporter de la tranquillité dans toutes les parties de mon corps. Je me sens complètement molle, à l’abandon, je la colle comme un chat affectueux, frottant mon museau contre son cou.
Certains jours je comprends plus pourquoi la vie doit être plus compliquée que cela. Seule la vie spirituelle serait importante, il faudrait se détacher du monde matériel parce que la matériel est créé puis s’use et enfin disparaît. Tu peux pas t’attacher à du matériel, le jour où il n’existe plus c’est le malheur qui arrive avec ses gros sabots. Mélisandre est un objet matériel. Même si elle m’apporte du spirituel, c’est un objet qui me fait du bien. Il suffit que ses boucles ne bouclent plus, que sa peau flétrisse, que ses beaux yeux s’éteignent, que sa peau sente la vieille femme et tout est fini. J’ai aucun amour pour elle qui transcende le matériel qu’elle représente. Mes doigts jouent sur sa peau, la griffant légèrement, mon objet est donc doux et amusant. Pourquoi suis-je incapable de dépasser ce stade ?
J’ai essayé. Mais c’est tellement difficile quand tu es toi-même un objet dans un monde rempli d’objets de te détacher du matériel. Je n’arrive pas à la cheville du moindre moine bouddhiste. La communion spirituelle, pour moi, passe par les yeux, les caresses… ah Dieu, ah Diable, vous nous soumettez donc à la tentation.
Chaque homme que je croise, chaque femme que je croise, je ne peux m’empêcher de les juger sexuellement. Je les catégorise. Tous. Toutes. Ceci prend d’une fraction de seconde à de nombreux jours. La plupart du temps c’est instantané, ce je-ne-sais-quoi qui se dégage d’eux me repousse, m’indiffère ou m’attire. Trois choix possibles, c’est pas compliqué. Ce que Mélisandre a dégagé la première fois que je l’ai vue et frôlée m’a mise en déroute, j’aurais pu m’évanouir immédiatement dans ses bras et ne plus la lâcher, pour dormir éternellement contre son corps.
Le problème… c’est qu’il faut bien vivre… soit manger, boire, dormir et travailler pour se permettre de manger, boire, dormir. La vie réelle quoi. Souvent quand j’ai la chance de ressentir un tel bien-être, j’ai juste envie de mourir, immédiatement, pour ne jamais plus vivre quelque chose de moins bien. Mais toujours la vie reprend le dessus, en moins bien. C’est insoluble.
Jour 43 : Hello Kitty la pas si innocente
Elle me tend ses clés. Je fais semblant de l’ignorer, je déteste conduire. Son bras s’allonge et à moins d’avoir l’air de le faire exprès je ne peux pas faire semblant plus longtemps de ne pas voir la maudite clé noire. Elle pendouille dans un porte-clés Hello Kitty.
Mélisandre a 23 ans. Je pensais que pour être une fan d’Hello Kitty il fallait être une petite japonaise de 7 ans et demi. Il semble que non. Une fille qui a une Twingo rose fuchsia doit aimer la petite chatte nipponne. Hier soir je suis même tombée sur un vibromasseur Hello Kitty, sous son lit. «Hé Mélisandre ! C’est quoi ça ?» À noter qu’avant que je donne sa réponse, ne jamais poser une question dont on connaît la réponse. «Ca, Améthéa, c’est un vibromasseur. Comme son nom l’indique, il masse, il vibre, tu le mets où tu veux, mais après tu le nettoies soigneusement. De plus le nez protubérant d’Hello Kitty permet de…» OUAIS CA VA !!!!! Merci pour les détails. Je dois être trop traditionaliste.
Bref, je prends à contrecœur la clé. J’ai une sainte horreur de passer pour une débile peureuse dans une situation de la vie quotidienne. Je prends donc sur moi. Le moteur faiblard de la Twingo démarre. Au volant du bonbon rose, je décolle comme un escargot sur sa piste pleine de bave. Zut, un feu rouge en sortant du centre commercial.
Une vieille dame dans la voiture devant moi me dévisage depuis son rétroviseur extérieur. Bon chic bon genre, les cheveux gris tirés en arrière, le visage un brin noble, un brin chic, elle me regarde toujours et je la vois tenir une banane dans sa main gauche. Elle me regarde encore. Je regarde ailleurs. Pas assez. Je la vois peler lentement sa banane. Putain de feu rouge qui passe pas encore au vert. Sa banane est pelée et elle me regarde toujours. Je prie secrètement pour que mon imagination fertile ait tort. La vieille dame me regarde toujours. Le bout de sa langue remonte lentement la partie concave de la banane. Je t’en supplie, ne fais pas ça. Mais elle persiste à ne pas écouter ma voix intérieure. Je ne peux détacher mes yeux de son rétroviseur. Elle ne croque toujours pas, elle remonte encore la langue sur sa banane, plus lentement, avec plus de langue. Si je n’étais pas assise je m’évanouirais de dégoût. Je préfère tomber dans les pommes que dans les bananes.
Elle la lèche encore une fois, puis la croque, enfin. Elle mâchouille laborieusement. Je vois une tête bouger sur le siège passager. Le feu passe au vert, yeah ! Allez la vieille, avance ! Et zut… encore un feu rouge, cette fois nos voitures sont l’une à côté de l’autre, chacune dans sa file. Je devrais ne pas tourner ma tête vers la droite, mais c’est plus fort que moi, je dois savoir.
Je ne suis pas déçue. Une tête se relève du siège conducteur. C’est son petit vieux sans doute. Il semble gêné par des trucs collés sur sa langue. La petite vieille me lance un sourire complice. Elle m’envoie un clin d’œil. Pourquoi moi Seigneur… ?
Jour 45 : Ceci n’est pas de l’amour
Je regarde Mélisandre regarder la télé qui regarde elle-même Mélisandre. Je ne peux rien lui reprocher physiquement. Son corps est parfait pour moi. C’est un plaisir intense de la regarder et un plaisir absolu de la toucher. Mais. Je ne l’aime pas. Je la regarde, parfaite physiquement.
Sa personnalité n’a rien d’exceptionnel. Je me demande si c’est ce qui me chagrine. Elle m’écoute poliment, elle réagit parfois à ce que je dis, mais toujours de manière concise et sans saveur. Je n’ai aucune discussion enflammée sur rien. Rien. Mes traits d’humour la font sourire puis c’est tout, aucune réaction, elle ne rebondit pas. J’ai aucun plaisir intellectuel avec elle, à mon grand désarroi. Je me sens frustrée par l’absence de joutes verbales, par une personne qui me pousserait dans mes derniers retranchements, qui me rendrait épuisée, ne sachant plus quoi penser.
Je me sens ainsi seule avec moi-même. Je ne suis pas une mauvaise compagnie pour moi-même, mais jouer avec soi-même c’est pas très stimulant. Je ne veux pas devenir folle non plus. J’ai déjà rencontré des filles avec lesquelles j’étais vraiment stimulée intellectuellement, mais malheureusement ça n’a jamais rien donné physiquement alors qu’elles étaient plutôt bien faites physiquement. C’était de l’amour intellectuel. À chaque fois ça se terminait mal. À trop réfléchir tu fais plus rien. À trop réfléchir tu es tourmentée. Les filles tourmentées font de piètres amantes et amoureuses. C’est elles que les gars appellent des filles chiantes.
Je regarde Mélisandre, je me sens bien contre elle, mais je sais que ceci passera. Elle me regarde, me sourit, mais ne comprend rien à mes tourments. Elle est simple, baignée de la vie quotidienne, un parfait robot exécutant ce que la société a programmé pour elle. Elle travaille, elle a un appart, consomme les biens qu’il faut consommer pour que l’économie tourne. Ses seuls projets d’avenir consistent à vouloir tout en mieux, une meilleure auto, un meilleur travail, un meilleur appartement. Petit, moyen, grand. Trois étapes dans sa vie. Le grand avant de mourir. Si possible. Un moyen la contenterait au bout du compte.
Moi il me faut plus. Je ne parviens pas toujours à mettre des mots dessus. Je me sers du matériel pour atteindre du spirituel. C’est compliqué dans ma tête, on peut me trouver matérialiste si on voit pas plus loin que le bout du nez. Je cherche dans le matériel un sens à ma vie, je cherche un endroit où je me sentirais juste bien, en harmonie avec tout ce qui m’entoure… montagnes, océan, peu importe… me sentir dans l’endroit où je suis destinée à vivre. Dans cet endroit-là je pourrais enfin me consacrer à mon amélioration spirituelle… seule… peut-être…
Jour 47 : Je te quitte un peu, beaucoup…
Ce qui devait arriver est arrivé. Je me sens petite dans mes souliers trop grands. Je déteste causer de la peine. Mélisandre pleure et je ne sais pas où regarder. J’aurais préféré qu’elle m’insulte comme du poisson pourri, qu’elle me frappe de rage, mais elle se contente d’être mollement triste, de pleurer, comme si je l’abandonnais. Je l’abandonne. Comme si j’étais la coupable. Je suis la coupable. Comme si j’étais celle qui l’avait portée aux cieux comme une déesse puis jetée violemment par terre comme un misérable ver de terre. Vrai, vrai et vrai.
J’aimerais avoir le beau rôle, mais je suis l’ingrate qui met fin à une relation sans avenir. J’aimerais ne plus la voir en face de moi pour passer à autre chose, mais je dois l’endurer. Je peux au moins faire l’effort pour son deuil. Elle semble vraiment souffrir… pourtant c’était juste quelques jours… au regard de sa beauté, elle est blessée que quelqu’un puisse la laisser tomber. Elle m’a souvent répété que personne ne l’a jamais trouvée peu séduisante, trop souvent, comme pour me convaincre, mais elle s’est plus convaincue qu’elle m’a convaincue.
Elle était tellement belle et là je ne vois plus qu’une fille agenouillée, les yeux rougis, les boucles blondes toutes mêlées. Ses bras se lèvent juste pour éponger ses yeux et son nez, alternativement, puis retombent vers le sol, comme trop lourds. La pitié a aucun effet sur moi. Je ne veux même pas la toucher, pour pas l’encourager. Je la pensais vraiment plus forte que ça. Elle se disait plus forte qu’elle l’était.
Que faire ? Elle est prostrée, chez moi, sur mon tapis. Je ne peux pas l’aspirer pour la vider ailleurs. Je la regarde pleurer, hoqueter et je ne perds pas patience. «Mélisandre je vais te reconduire chez toi… allez… viens…» Elle lève ses yeux vers moi, avec bonheur je les vois se plisser, comme pour me régler mon compte, son souffle devient plus régulier, comme pour lui donner le courage de me dire la vérité vraie de notre vraie histoire. La coupable ne sait pas la vérité sans doute.
«J’ai toujours su au fond de moi que tu valais rien. Tu es juste capable de te servir des gens et de les jeter quand ils te servent plus. Tu finiras comme une vieille fille, seule avec une dizaine de chats qui te boufferont lorsque tu crèveras en regardant ta télé, parce que ça prendra 3 mois à ce quelqu’un s’inquiète pour toi !» Bah c’est une mort comme une autre, au moins je vais passer dans le journal, un dernier moment de gloire. Ça me fait plaisir qu’elle reprenne le dessus, je lui sourirais si j’étais convaincue qu’elle ne prendrait pas ça pour du cynisme.
Elle claque la porte. C’est la dernière fois que je vois ses belles boucles blondes. J’aurais aimé ça une dernière étreinte… j’aurais aimé ça que son caractère vindicatif ne se réveille pas juste parce que je la quitte, juste pour quelques brèves minutes…
Jour 49 : Le train des bandits
Le silence des trains à grande vitesse m’oppresse. Les wagons sont trop bien isolés de l’extérieur, je déteste pouvoir entendre les soupirs des passagers, leurs chuchotements, le bruit de leurs doigts frapper les touches de leur portable. Ils grignotent une pomme qui craque trop, j’entends le jus gicler et la gorge peiner à avaler le surplus de liquide. Ils se mouchent et j’entends le mouchoir récurer le nez en profondeur. Quand je ne les entends pas je les vois, les plus énervants abaissent leur siège et je peux compter les pellicules enfouies dans leurs cheveux. Les sièges sont tellement rapprochés que tous ces gens m’effleurent, je hais le contact de mes vêtements aux leurs. Je voudrais leur hurler d’aller ailleurs. Ils me hurleraient de payer un billet première classe. Enfin bon, même en première classe ce n’est que légèrement mieux.
Si j’ai le choix je prends le train qui va moins vite, celui qui s’arrête plus souvent. Mais pour que la fille ingrate rende visite à ses parents ingrats je dois prendre le train le plus rapide puis le moins rapide.
Je vois le monde s’entasser sur le quai et je soupire intérieurement. Quand c’est les vacances y’a vraiment trop de monde, je fais mon deuil de n’avoir personne à côté de moi. Souvent je me prends à espérer que le destin placera à côté de moi la personne idéale, celle avec laquelle je passerais le reste de ma vie, ou au pire le reste de la nuit qui suit. Aujourd’hui le destin a décidé de placer à côté de moi un géant de près de deux mètres. Pauvre gars, il devrait être gymnaste et entortiller ses jambes autour de son cou, il a vraiment aucune place pour elles devant son siège. Il décide de s’enfoncer et lever ses grandes guiboles sur le dossier arrière du siège avant. Il doit savoir ce qu’il fait, mais ce sera pas long avec ses jambes soient ankylosées.
Pour un gars il est pas laid, il a des traits doux à la limite de la féminité. Il ne semble toutefois pas gay, autant qu’on puisse juger de ces choses-là a priori. Il sent le déodorant bon marché, ce qui n’est pas un mal en soi, je ne supporte plus l’odeur commune des parfums haut de gamme, ces gens-là sentent tous la même chose. Comme si quand tu as de l’argent tu dois te payer du Chanel et sentir comme tous les autres riches qui puent le Chanel. Pourtant en tant que tel du Chanel sent bon, sentait bon, jusqu’au moment où la clique qui en porte est tellement insupportable qu’ils en font de la contre-publicité. Mon père met du Chanel pour homme depuis tant d’années. Je déteste l’odeur de mon père. Je déteste donc ce Chanel-là et je déteste tous ceux qui s’en parfument. Si je créais mon parfum je déciderais qui a le droit d’en porter. Ce serait une nouvelle forme d’élitisme. Ouais. Mauvaise idée pour moi. À suggérer à d’autres.
Le grand gringalet à côté de moi ferme les yeux et écoute de la musique. Elle m’est étrangement familière. J’hésite à lui donner un coup de coude pour le dérouter de ses pensées. Je ne voudrais pas qu’il pense que je suis intéressée par lui. Je déteste affirmer que je suis jolie, mais bien souvent je dois fuir les regards masculins pour les décourager. Dès que tu as le malheur de rendre un sourire à un mâle il pense qu’il t’intéresse et la cour commence. Pourtant je veux savoir qui c’est, je tente le coup de coude. Il ouvre ses yeux et tourne un regard interrogateur vers mon humble personne. Je lui fais signe de retirer ses écouteurs. C’est pas lui qui me fera la cour il semble retenir un soupir d’agacement. «Hé tu écoutes quoi ? Ça me rappelle quelque chose.» «Ca me surprendrait que tu connaisses c’est un obscur groupe de rock américain.» Je te demande juste le nom, pas de deviner ce que je connais ou pas ! «Je sais que je l’ai déjà écouté je me souviens juste plus du nom.» «Les Rx Bandits, l’album c’est Mandala.» Hum, bon, ok, ça me dit rien finalement. Il lit ma déception et essaie de ne pas me faire sentir cruche. «Mais ils ont repris une chanson du groupe The Police sur leur dernier mini-album c’est sans doute ça…» Il me sourit avec compréhension, mais non je ne connais vraiment pas. Il replace ses écouteurs et retourne à ses rêveries. Moi je regarde le paysage qui défile trop vite sous mes yeux… je déteste les trains rapides.
Jour 50 : Confort et rail
Mon train corail arrive en gare. Enfin un train comme je les aime. J’en ai passé des heures dans ces trains-là pendant ma fin d’adolescence, rendant visite à mes parents chaque week-end. Les études cool la semaine… les parents pas cool les samedis et dimanches.
J’aime leur vrai-faux cuir où je m’enfonce, j’aime entendre les bruits des roues sur les rails. Fini le silence oppressant de l’insonorisation supérieure des TGV. Les paysages peuvent enfin défiler à un rythme humain pour mes yeux et mon cerveau, découvrant les campagnes françaises et leurs champs à perte de vue. Parfois on traverse des villes crasseuses, les murs sont noirs, les graffitis de couleur apportent encore plus de noirceur à ce portrait. Je prends mon temps. Jamais pressée de voir mes vieux. Jamais pressée de retourner étudier.
Aujourd’hui je le prends vraiment peu, il faut bien que je me sente ingrate pour daigner rendre visite à mes parents qui croupissent dans leur bâtisse-prison dorée. Je profite de l’arrivée prochaine de la rentrée pour m’enquérir de leur état de santé. Pas pour savoir s’ils vont bien. Plutôt pour déterminer combien de générations de vers de terre devront mourir avant de pouvoir goûter à leur chair. À moins qu’ils choisissent la crémation. Chose qui me décevrait. J’ai investi un beau montant en actions de la plus grande entreprise de production de vers à bouffer des humains, ou plutôt à servir de bouffe aux poissons. Pauvres vers, ils saliveraient à l’idée de percer le gras de mes parents pour se baigner dans leur sang asséché, remontant lentement à travers leurs artères pour rejoindre un cœur qui n’a pas attendu leur mort pour être sec.
Le tangage du Corail se fait maintenant plus doux, il signale l’arrivée en gare. Je me demande encore pourquoi la station n’a pas été fermée. Je suis la seule à descendre. Il n’y a que moi, ici, sur le quai. Il y a juste lui, là-bas, droit comme un «i» minuscule, le ventre bedonnant comme un «Q» majuscule, la tête penchée vers la droite pour former un triangle isocèle. C’est mon oncle, le prêtre du coin. L’oncle aux mains qui traînent là où son désir le pousse. Quel merveilleux comité d’accueil.
Jour 52 : Concassons
C’est toujours des émotions mêlées qui revivent en moi lorsque je franchis le portail d’entrée de leur maison. Leur maison. Pas ma maison. J’y suis née, j’y ai vécu des années, mais je n’y mourrai pas. Attendez donc de mourir et je la ferai démonter pierre après pierre, puis je les concasserai moi-même, les unes après les autres.
Ce n’est pas une si grosse maison. Mes ascendants ont été moqués pendant quelques générations au sujet de la petite maison de pierres toutefois haute comme un immeuble de trois étages, contenant une bonne quinzaine de pièces donc sept chambres. Il eut fallu qu’elle soit deux fois plus grosse pour pouvoir entrer dans le club des qui a la plus grosse. Ceci sans être pour autant certain d’avoir la plus grosse du club.
De toute façon ils l’ont dit tant de fois, ce n’est pas ma maison. Elle ne sera mienne qu’à leur mort et, si je suis une bonne fifille qui ne mérite pas d’être déshéritée. Le matériel les aveugle, la possession les obnubile. Ce ne sont pas des égocentriques : moi, moi et moi. Ce sont des matérialistes : à moi, à moi et à moi. Ben ouais, crevez donc avec vos biens.
Au fil des années la fortune ancestrale a bien diminué, j’ai fouiné dans assez de documents pas suffisamment cachés pour découvrir que si je devais hériter un jour je serais bien avisée d’accepter après inventaire. Il est fort probable que les fonctionnaires du ministère des impôts me fassent payer pour avoir le doux plaisir de concasser les pierres de la bâtisse. Y’a des jours je me demande combien on voit de gens qui vivent comme des riches tout en étant criblés de dettes, d’hypothèques et de découverts.
Le lendemain de mes 18 ans mon père m’a convoqué dans son bureau. Il tenait une grosse masse de feuilles entre ses mains. Je n’étais pas naïve, je sentais venir qu’il allait me faire signer je ne sais quel document. Il s’est avéré que je devais signer un document indiquant que j’accepte qu’à la mort de mon père ou de ma mère, tous les biens vont au survivant et non à leur unique enfant. J’ai hésité à un moment à lui lancer en pleine face que je m’en foutais de ses dettes, pardon, de ses biens, mais bon, j’ai appris à ne plus lutter et j’ai signé le maudit papier. Il pensait ainsi se protéger. Si seulement il savait que si je le voyais assis comme un clochard sur un bord de rue, sa bouteille de vin à 1 euro cachée dans un sac en papier, je n’aurais qu’une seule envie… cracher sur lui…
J’écris ceci, mais je ne sais même pas si j’en serais capable. Je pense plutôt que je lui donnerais un billet de 500 pour qu’il s’achète une drogue bien forte et qu’il fasse une overdose.
Jour 55 : Et le sang du cochon…
Oh la semaine est longue. Tellement longue. Dans ce trou paumé y’a rien à faire, un village mort de lui-même, merci la désertification.
Je n’ai plus 5 ou 10 ans, courir comme une folle dans le bois après les écureuils armée d’un bâton ne me fait plus envie. Assassiner des branches d’arbres à coup de marteau en pensant à mes parents est une folie qui est passée. C’est fini aussi de percer les vêtements de ma mère dans sa garde-robe avec un tout petit couteau pour faire croire que des mites bouffent ses vêtements. Fini de glisser un grain de poivre dans les chaussures de mon père. Juste un grain. Juste pour que ça prenne du temps pour qu’il s’en rende compte.
La télévision on n’en a jamais eu. J’écoutais mes amies parler de toutes leurs émissions favorites, des acteurs qui leur causaient des caresses nocturnes interminables, à noter au passage que dans «interminable» il y a le mot minable. Tout ceci ne faisait rien résonner en moi. J’étais juste exclue. Je ne pouvais même pas hocher de la tête, faire semblant de connaître. Je pouvais juste discuter de livres de philosophie, de romans historiques, tout un tas de choses dont les adolescentes se foutent éperdument.
Aujourd’hui ils l’aiment tant leur télévision. Ils la regardent toutefois uniquement au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner. Plutôt que de pas se parler un bruit de fond les informe de ce qui se passe dans la vraie vie. Heureusement sinon comment justifieraient-ils voter pour la droite voire son extrême, il se passe tellement rien ici. Heureusement que la télé existe sinon certains partis existeraient pas.
Marie-Rose, la gouvernante, interrompt le fil de mes pensées et apporte une soupe aux patates douces et gingembre, ma préférée, sucrée et épicée. Si même l’ambiance est détestable, on mange toujours bien. Marie-Rose sait toujours préparer mes plats préférés lorsque je viens leur rendre visite. Au grand dam de mon père. Lui rêve juste de son steak saignant, cuit dans 3 centimètres de hauteur de beurre, le sang formant des petites bulles sur son steak, tout de suite carbonisées par le beurre. Je hais la viande rouge et Marie-Rose essaie de faire une cuisine plus méditerranéenne pour moi. La bidoche il doit s’en passer pour une semaine. Il fait la gueule et ça lui donne une raison de plus de me détester.
Plus petite il me forçait à ingurgiter de la viande. Je la mâchouillais tant et tant dans ma bouche, chaque morceau, j’en ai encore un goût de vomi. Souvent, discrètement, je cachais ces morceaux mâchouillés dans mes poches, pour les jeter ensuite dans les toilettes. Un jour, trop fatiguée, trop confiante, je les ai juste cachés sous mon oreiller. Marie-Rose a rien pu faire pour moi. Il l’a découvert et m’a ensuite forcée à manger du boudin noir, froid, sans parfum hormis celui du sang coagulé du cochon qui a servi à faire le boudin. Ça a pris une heure pour le manger. J’étais en larmes toute cette heure. Au bout d’une heure plus une larme ne sortait. C’était la dernière bouchée. Je me suis levée et je lui ai craché du sang coagulé au visage. Ce fut les plus belles secondes de mon enfance, son visage ensanglanté, des morceaux de boudins mêlés à ma bave, dégoulinant sur ses paupières, le long de son nez… il semble que la gifle qu’il m’infligea me fit perdre connaissance, mais je n’en ai plus aucun souvenir. Le plaisir que j’ai eu valait bien un millier de ces gifles.
Jour 57 : Un vent couvert vers la Victoire
Marie-Rose caresse affectueusement mes cheveux noirs aux reflets d’un bleu très foncé, à peine visible. Toute petite elle aimait déjà traîner ses longs doigts dans ma chevelure. C’est la seule marque d’affection dont je me souviens. Que personne ne pleure sur mon sort ! Jamais ô grand jamais j’ai laissé mon père ou ma mère me toucher, m’enlacer, m’embrasser. Pour être rigoureuse, je devrais dire qu’ils me forçaient à les embrasser sur la joue le matin au lever puis juste avant de me coucher. J’en avais une sainte horreur.
Ça doit faire 18 ans que je n’ai pas embrassé mon père et rien qu’à le regarder je me souviens de sa peau rugueuse, alvéolée, suintant la graisse. Je devais poser mes douces lèvres sur «ça». Comment veux-tu que je puisse être attirée par un homme, mon père m’en a copieusement dégoûté. Même l’instinct de reproduction est impuissant à m’en faire désirer un. Encore que… lors de mes 16 à 18 ans j’ai connu un Fabrice au lycée. Il était plus ou moins un ami, sa peau semblait douce, les traits de son visage et de son corps étaient très fins. Il avait l’élégance et le charme des chats. Plusieurs années plus tard une amie m’a appris qu’il est… homosexuel. Le seul mâle pour lequel j’avais un semblant d’intérêt n’aime pas le physique des femmes ! Quelle ironie. Surtout décourageant pour mes parents.
À 30 ans ils me voient comme ménopausée, parce que j’ai pas encore d’enfants. Mon père n’attribue même pas mon célibat à mon aversion pour le corps masculin, il me dit juste qu’avec mon caractère de merde c’est pas étonnant que je sois seule. J’avoue avoir un caractère de merde, mais il a bien fallu que je surmonte mon enfance insipide et mon adolescence transparente. Je pense à mes 0 à 20 ans et je ne me souviens pas avoir «vécu». Ce n’est que ces dix dernières années, pendant lesquelles j’ai repris mon destin en main que je me sens vivre, que je peux mettre des mots sur des souvenirs.
Mon destin parlons-en… je me sens comme une petite fille ce soir. Pourtant je devrais pas avoir peur de leur dire que ce sera sans doute la dernière fois que je passe une semaine avec eux. Il faut croire que malgré les défenses que je me suis construites je reste craintive face aux réactions de mes parents. Je ne sais pas comment je vais leur annoncer que je vais quitter le vieux continent dans à peu près un mois.
Ce soir la soupe est aux légumes frais du jardin. Marie-Rose a cueilli quelques haricots d’un haricot grimpant que je fais pousser chaque année sur des tiges de bambou. Je joue avec les haricots qui flottent dans leur bouillon. «Père, mère, j’ai quelque chose à vous dire…» La petite fille a 7 ans. «J’ai décidé il y un an de demander à émigrer au Canada.» Je fixe mon bouillon. J’entends pas de réaction. Je lève un œil inquiet. Ils ne lèvent pas leurs yeux vers moi. Mon père éclaircit sa voix. «C’est pas si loin que ça le Québec.» Ouais ouais mon vieux sauf que je vais pas au Québec. «Je vais en Colombie Britannique.» Cette fois il me regarde, hagard. «Depuis quand la Colombie c’est au Canada ?» Ah mon Dieu sa culture dépasse pas la France. Déjà qu’il a des difficultés à situer le Luxembourg. «La Colombie britannique, à l’Ouest complet du Canada.» Il recrache une gorgée de soupe. «Mais qu’est-ce que tu vas foutre aussi loin ?!» Respirer mon cher papa. Respirer. Loin de vous, loin de tout le monde. Regarder les vagues de l’océan s’échouer sur les plages de rocaille. Enlacer les séquoias géants. Admirer les sommets enneigés au loin. Retrouver l’inspiration d’écrire. Me reposer. Surtout reposer mon âme. Apaiser mon âme.
Jour 60 : Un placebo pour la souffrance
Mon train corail me ramène vers la SGV pour prendre son TGV.
La Si Grande Ville est vraiment laide.
Je me demande pourquoi ses locataires et propriétaires la vénèrent tant. Je me demande pourquoi ils paient des prix de fous pour se faire polluer les poumons et griller le cerveau par les millions d’ondes qui circulent partout. Le pire c’est l’insupportable proximité, ils s’entassent les uns sur les autres, les autres sous les uns, les uns à côté des autres. Le tout sans devenir zinzin.
La seule ville aussi dense que j’ai visitée est Venise. Je voulais la haïr et pourtant je suis tombée sous son charme. J’aimais pouvoir jouer à cache-cache dans ses ruelles, fuyant la foule en prenant une rue transversale. J’adorais pouvoir passer de l’oppression touristique à la parfaite quiétude des ruelles où y’a rien à visiter. Dans la Si Grande Ville, c’est pas comme ça. Tu dois prendre un métro pour trouver de la quiétude.
C’est long, tellement long pour arriver à la gare, depuis des kilomètres je vois les paysages de cette capitale défiler devant moi. Les passagers sont déjà tous debout depuis de longues minutes. Ils doivent avoir peur de se retrouver emprisonnés dans ces wagons ? Une légende raconte-t-elle que des enfants suicidaires broyés sur les rails reviennent en fantômes dévorer les passagers assoupis ?
Moi j’aime ça être la dernière à sortir du train, pressée par un contrôleur. J’aime les trains vides. Je me sens comme une voyageuse millionnaire, voyageant dans mon train juste à moi. Si jamais le fantôme d’un enfant aux os broyés venait se dresser devant moi, je lui prendrais sa main fantomatique pour l’asseoir à côté de moi. J’écouterais son histoire, ce qui l’a poussé à vouloir se jeter sous un train, trouvant le courage de sentir les roues de métal acérées s’enfoncer dans sa chair et scier ses membres d’un coup net et plein de bavures. Sentir son sang se vider comme le bain se vide de son eau.
Le destin les a autorisés à mourir, ainsi. Pourtant il m’a déjà chuchoté que personne reçoit plus d’épreuves qu’il peut en supporter. Que le suicide ne doit pas exister. Pourtant il se trompe. Quand il ne se trompe pas les gens ratent leur suicide et vivent avec leurs séquelles. Je me souviens de nuits sans courage où les larmes coulaient sur mes joues avant de m’endormir et je priais le destin qu’il m’accorde la grâce de ne pas me réveiller. Jamais il l’a autorisé. Chaque matin je me suis toujours réveillée. Avec toujours plus de marques rouges. Celles que mon père traçait pendant la nuit.
Mais ce matin le train m’emmène loin de lui. Jamais il me fera revenir. Je n’ai plus de raison. Dimanche matin il ne s’est pas réveillé. Le destin a décidé qu’il était temps que son argent ne puisse repousser le cancer qui l’affectait. Jamais j’ai pensé qu’un jour je pourrais aimer cette maladie. Elle seule est parvenue à me venger, lui infligeant une douleur constante, tout en lenteur, sur des années. Puis mes jours de visite j’appréciais encore plus les ravages causés par cette maladie. Il faut dire aussi que malheureusement pour lui, ces jours-là, ses pilules étaient remplacées par des placebos. Ces jours-là son visage grimaçait encore plus. Ces jours-là je regardais son corps se tordre de douleur.
J’ai pleuré ce dimanche matin quand je l’ai vu raidi dans son lit, les lèvres bleues. Marie-Rose m’a tapoté l’épaule pour me réconforter. Les larmes de déception coulent encore. Une mort arrivée trop vite. Si seulement le destin avait eu la bonté de le laisser souffrir encore quelques années.
Jour 62 : Ma seule amie solitaire
C’est la rentrée. La maudite rentrée. Elles crient comme les filles crient. Elles racontent tout ce qu’elles ont bien pu faire pendant tout l’été, forcément trop court. Pour moi tout ça est juste un brouhaha. Je regarde Sophie avec inquiétude.
Je la regarde du coin de l’œil. Ça va pas bien. Ça va pas mieux. Ça ira plus mal encore demain. Les pilules ne font plus effet. Sa psy ne fait pas effet. Je trouve ça triste des fois, je me dis qu’une personne qui souffre ne peut pas être raisonnée, que seules les pilules peuvent rétablir un semblant d’ordre dans leur cerveau. Pourtant ma raison d’être est d’influencer l’esprit, sans médicaments.
Sophie est venue s’asseoir près de moi alors que je petit-déjeunais. Je suis toujours à l’écart c’est facile de pouvoir parler intimement. Comme n’importe quel autre jour elle est habillée on ne peut plus chic, maquillée on ne peut plus travestie. Je ne l’ai jamais vue au naturel et je préfère ne jamais la voir ainsi. Elle ressemblerait à une zombie sans la couleur rouge flamboyant qui éclaire ses lèvres, sans le noir sombre qui décore ses cils et sourcils, sans la poudre dorée qui dévore ses joues et son front. Je me demande si j’oublie une partie de son visage qui serait tout simplement nue.
Son art de déguiser son corps cache parfaitement ses états d’âme. Seules ses phrases laissent deviner sa souffrance. Ce matin est pire que les autres matins. Elle me conte que son corps entier la fait souffrir. La peau de son visage, la peau de ses mains se tendent au point d’exploser. Chacun de ses organes tremble de douleur. Pourtant elle a aucune maladie physique. C’est de sa tête que les signaux de douleur partent vers tous ses organes… puis reviennent vers elle en ayant oublié que c’est elle qui a envoyé par erreurs ces messages, ainsi elle souffre.
Ce midi elle a vu son médecin. Elle ne reviendra pas. Elle va rester chez elle, avec son amoureux bourré de complexes, sa petite fille de 7 ans hystérique et insuffisamment médicamentée. Quelle merveilleuse idée pour aller mieux. Elle l’aime dit-elle. Elle aime sentir qu’elle n’est pas seule à souffrir. Ils ont passé plusieurs jours à pleurer, à se vider le cœur, à imaginer comment s’en sortir, à haïr leur ex. Puis ils ont trouvé une solution : attendre de voir ce qui va se passer. Hum. Elle ne reviendra vraiment pas. My lonesome only friend.
Jour 68 : Riquiqui est la marque des blondinets
Une semaine sans écrire. C’est une souffrance pour mon cerveau de ne pas pouvoir se vider quasi quotidiennement. Ceci arrive peu dans ma vie, mais cette dernière semaine un événement pas vraiment attendu s’est chargé de me vider, de m’épuiser. Jour après jour j’ai affronté la paperasse administrative française.
Vendredi dernier mon téléphone a produit la pire sonnerie personnalisée pour me réveiller à 5 heures du matin. La sonnerie qui indique que le numéro appelant vient de la maison de mes parents : l’intro de «Killing me» du groupe Sim. Là je sais que ça va pas être drôle. Surtout quand on me réveille en plein cauchemar, un horrible cauchemar. J’étais allongée nue sur un matelas flottant à la paroi rugueuse, je tournoyais lentement dans la piscine d’un bleu limpide d’une maison de Beverly Hills ou dans le genre. Le soleil trop fort venait me brûler les yeux, mes larmes ne cessaient pas de remplir la piscine. J’étais paralysée, deux mains deux pieds trempant dans l’eau…mon regard vide percevait à chaque tour un blondinet au corps sculptural et au slip de bain riquiqui. Les mains posées sur ses hanches il souriait comme n’importe quel vendeur de voitures d’occasion avec un sourire bien blanc. Alors que je devais en être à mon trentième tour sur moi-même, j’ai aperçu un couteau fermement tenu dans sa main gauche. Il traçait sur son torse des lettres de sang, tout en souriant : je te hais. Sympathique hein ? Je suis surprise qu’il ait écrit sans fautes d’orthographe ni de grammaire. Pour un blondinet c’est excellent.
Je déteste qu’on me réveille en plein cauchemar. Je me sens alors toute bizarre, la bouche sèche, engourdie. Mes cheveux sont semblables à des fils d’électricité statique. Marie-Rose est hystérique au téléphone. Moi je pense juste à mon blondinet qui me hait. «Ta… ta mère… ta mère est…» Elle étouffe mal ses sanglots. Je me demande si mon blondinet est un pauvre type auquel j’aurais refusé l’envie de me baiser comme un animal. «Tu es sourde ?! Morte j’te dis, morte !» Pourtant c’est pas avec son petit morceau de saucisse molle qu’il devait espérer me satisfaire. «Hé ! Tu es là ?!» Ah, oui, ma mère aura donc survécu une semaine à mon père. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de chagrin. Il semble que oui. Dieu merci je n’étais pas sur place. Si seulement j’avais eu les coordonnées de mon blondinet, si seulement je n’avais pas eu ce cauchemar trop tard. Il aurait fait un merveilleux compagnon de vie pour ma douce mère. Les saucisses molles elle a connu ça 30 ans au moins.
Jour 69 : Le notaire et la lettre secrète
Elle doit pas aimer ça que je lui raccroche au nez, mais elle me fatigue. Deux semaines de congés quasiment successives pour la mort d’un parent, je comprends qu’elle trouve ceci un peu suspect. Comme si mes parents bien-aimés n’avaient pas le droit de foncer à bras raccourcis vers la mort à une semaine d’intervalle. Pour une fois qu’ils ont pensé à quelqu’un d’autre qu’à eux-mêmes, libérant leur fille docile et aimante préférée de deux vieux cons. Si seulement ils étaient décédés d’une mort violente avec genre des morceaux de corps éparpillés un peu partout j’aurais pu en envoyer à ma directrice pour qu’elle mène une analyse ADN afin de trouver justifié mon congé. Des fois les patrons peuvent être tellement stupides. Je ne sais pas si j’ai déjà sauvé des vies grâce aux thérapies que je prodigue, mais deux semaines d’absence feront juste augmenter la cotisation de mes collègues, elles provoqueront pas de décès.
Ce matin je vois encore le notaire de mes parents. Je l’imaginais comme un vieux monsieur aux cheveux gris, lunettes noires sur nez rabougri, costume grisâtre sur corps voûté. Il est exactement ainsi, un vrai cliché. Encore que pour beaucoup de professions tu dois avoir l’air exactement comme les gens t’imaginent, ça fait partie de la confiance que tu inspires. Un banquier portera un costume chic, mais un peu vieillot. Un croque-mort sera vêtu d’un sobre costume noir. Un vendeur de voitures d’occasion enfilera un costume vraiment laid qu’il pense être du meilleur goût. Une danseuse nue portera un costume… ah… non, mauvais exemple.
C’est la troisième fois que je le rencontre cette semaine. Il aurait été bien inutile que je parle de lui avant aujourd’hui. À la première rencontre, sa secrétaire s’est platement excusée de m’avoir convoquée à un mauvais rendez-vous. Je l’aurais mangée toute crue si seulement elle pesait pas trois fois mon poids. Je prends la peine de lui téléphoner la veille et elle m’oublie, prétendant que ma mémoire a dû me jouer des tours.
À la seconde rencontre, le notaire m’accueille, souriant avec ce qu’il lui reste de dents, ma foi toutes blanches pour le peu qu’il en reste. Puis je le vois fouiller dans ses papiers. Puis fouiller dans ses papiers. Puis fouiller un peu partout sur son bureau et divers tiroirs de divers meubles. Au bout de longues minutes. Au bout de très longues minutes il finit par me renvoyer chez moi, enfin chez mes feu-parents, il ne trouve pas le testament. Je l’aurais bouffé je pense. Malheureusement il pèse trois fois moins que moi et je digère assez mal les os, la peau sèche et ridée et les poils frisottés.
Aujourd’hui c’est la bonne. «Toutes mes excuses, hum, Mademoiselle Améthéa, hum, j’ai trouvé leur testament, hum, vous savez, il y a beaucoup de décès dans notre bon village ces derniers temps, hum, je ne suis plus tout jeune et, hum, enfin bref.» Exactement soyons bref. «Alors Mademoiselle Améthéa, j’ai des bonnes et des moins bonnes, hum, nouvelles à vous donner. La bonne nouvelle c’est que vous êtes l’unique bénéficiaire. L’autre bonne nouvelle est que chacun de vos parents avait souscrit une assurance-vie, hum.» Je sais pas pourquoi, mais je sens que les mauvaises nouvelles vont surpasser haut la main les bonnes.
«Maintenant, les, hum, mauvaises. La maison est hypothéquée à hauteur de 90%. La banque est en voie de saisir ce qu’il reste sur leurs deux comptes bancaires. Puis si je me fie aux montants des assurances-vie, ils devraient couvrir le montant de certaines dettes, mais la banque devra vendre la maison… » Je pense que j’ai dû dormir lorsqu’il a annoncé les bonnes nouvelles ! «Vous aviez parlé de bonnes nouvelles non ?!» «Ah, ça, hum. Comment dire. Hum. Il y a une lettre qui vous est destinée et qui révèle, hum, certains secrets de famille. Oui je sais, j’aurais pas dû la lire, hum. Mais vous savez… quand vous l’aurez lue… je pense que ça compensera, disons, hum, tout l’argent qui vous échappe…» Mais donne-la-moi la maudite lettre !
Jour 71 : Le secret du père de la célibataire
Quand j’étais petite j’aimais glisser mes doigts le long des morceaux de pierre qui dépassaient de la façade de la maison. Je suis très tactile, j’aime toucher, tripoter. Pas n’importe quoi hein. Ni n’importe qui.
Au lycée lorsque j’ai étudié le latin j’ai découvert de vieilles manières de vénérer les dieux. Je me suis sentie pendant longtemps, et encore aujourd’hui, un peu animiste. J’aime penser que les objets sont dotés d’une conscience. Des fois je parle à ma voiture lorsque je veux qu’elle démarre du premier coup, je parle à mon tiramisu en lui disant qu’il sent bon, qu’il est beau et que je vais l’engloutir sans la moindre pitié. Je remercie mes draps d’être aussi doux, mon matelas d’être si moelleux.
J’insulte mon lit, les portes et les tiroirs lorsque mes doigts de pied ou doigts de main les cognent, je suis assez maladroite. Je pense pourtant être assez habile pour les frôler sans me blesser. Malheureusement les «aïe!» et les «ouille !» font partie des mots les plus prononcés dans mon vocabulaire. Le revers d’être animiste est que si j’aime l’idée que des êtres inanimés aient une conscience, j’essaie d’oublier que certains êtres animés en ont une. Si je pouvais je ne mangerais ni chair constituée de vaisseaux sanguins, ni végétal constitué de sève ou autre substance nourricière. Bref, mieux vaut pas penser à tout ça sinon la folie nous guette.
Je caresse les pierres de la maison pour l’amadouer, pour lui faire dire les secrets qu’elle connaît. Je vois Marie-Rose attablée dans la cuisine, sa tête engouffrée dans ses deux mains. La lettre manuscrite de mon père ressemble à une boule de papier froissée. Je l’ai convoquée à cette table. Je lui ai imposée d’être assise. Je lui ai imposée de se taire. J’ai jeté la lettre devant ses mains, un regard sombre affiché sur mon visage. Moi aussi je suis théâtrale. Je tiens de mon père hein.
Je comprends pas quel a pu être son plaisir d’imaginer ma réaction à la lecture de sa lettre. Ah sans doute un dernier coup d’éclat. Pas forcément une vengeance. J’ai pourtant rêvé secrètement que mon père n’a jamais été mon vrai père, pendant des années si ce n’est toute ma vie. J’aurais tant voulu être la fille du boulanger, du boucher voire du gardien du cimetière. Malheureusement nous partageons certains traits physiques. Malheureusement ma mère aime autant le sexe qu’une fille facile aime garder sa culotte au sec en regardant un pompier tripoter sa lance à incendie.
Ce qui me déçoit est d’avoir appris que mon père est bien mon père. Ma mère, par contre… la voilà la bonne nouvelle du notaire. Ma mère n’est pas morte. Ma mère est actuellement assise à la table de la cuisine, se recueillant dans le creux de ses mains.
Je caresse les pierres de la maison en me demandant pourquoi elle ne m’a rien dit. La maison.
Jour 72 : Connaître son A,B,C.
«Tu as fait vœu de silence ?» Elle répond pas. Elle a jamais été très causante. Sans doute pour ça que mon père devait prendre plaisir à la tringler. «C’était comment baiser avec lui ?» Elle répond pas non plus à la provocation. Je suis bien peu fine psychologue, c’est assez honteux quand j’y pense. Je suis bien plus habile à aider autrui qu’à m’aider moi-même. Je suis comme le cordonnier mal chaussé, le boucher au couteau mal aiguisé, la prostituée aux préservatifs bon marché qui éclatent, le chef cuisinier d’un 3 étoiles qui se goinfre de Big Mac à la fin de sa soirée. Nous sommes tous dans le même bateau.
«Je n’ai pas besoin d’excuses.» Menteuse ! «Je n’ai pas besoin d’explications.» J’en meurs d’envie ! «Je n’ai pas besoin de toi…» Pourtant, au fond de moi, quelqu’un a mal.
«Améthéa. J’ai choisi ton prénom tu sais. Pour moi cela signifiait Dieu et Amour. C’est Dieu qui a mis ton père sur ma route.» Elle regarde sa soupe, incapable de soutenir mon regard, trouvant l’inspiration dans un bouillon de légumes où flottent des pâtes en forme de lettres d’alphabet. Plus petite je la mangeais très lentement, si lentement. Je choisissais les lettres dans l’ordre d’écriture des mots ou phrases que je voulais composer. Le silence des déjeuners et dîners n’était jamais perturbé par mon lyrisme. Je te hais cher père fut ma phrase composée préférée. Le destin a voulu ce jour-là que je batte mon record. En temps normal, je peinais à composer des mots. J’ai toujours été mauvaise au scrabble.
«Comment tu l’as connu ?» Je viens de manger les lettres p, a, t, i, e, n, c, e. «Ton père et moi avons passé notre enfance ensemble. Nous étions amoureux dès l’âge de 5 ans. Adolescents aussi. Je me souviens des folles virées en bicyclette que nous faisions après l’école, qu’il pleuve ou qu’il vente. Un jour, pourtant, il est devenu comme fou. Je suis issue d’une famille qui a toujours eu peu d’argent, sans toutefois être pauvre. J’ai toujours refusé les avances de ton père. Je lui aurais donné ce qu’il voulait que si on se mariait. Il m’a alors giflée, me traitant de folle. Que jamais un homme avec sa descendance épouserait une fille comme moi. Que j’étais juste une putain bonne à écarter les cuisses. Je te laisse deviner ce qui s’est passé lorsqu’avec ses mains il a écarté mes cuisses. Bien sûr je suis tombée enceinte de toi, à 18 ans imagines-tu. Mon père est alors allé voir son père. Il voulait le forcer à m’épouser. Il lui a ri au nez. Mon père lui alors coupé un doigt avec la clé de sa voiture. Il n’a plus ri. Ils ont trouvé un arrangement. Je suis venue travailler dans cette maison comme servante. Ton père a épousé une fille de 20 ans, de bonne famille, mais qui ne pouvait plus enfanter suite à un avortement qui s’était mal passé. Tout le monde était ainsi content. Je pouvais t’élever décemment. Ton père avait la vie sauve. Son père avait la vie sauve et un joli partenariat d’affaires avec le père de ta fausse mère. Elle-même lavait son honneur par ce mariage. Voilà, la vérité tu l’as. Maintenant sois malheureuse…»
Malheureuse, moi ? Si seulement je les avais aimés. Je me sens juste… terriblement… seule…
Jour 74 : Dans les pensées de la banquière…
C’est une banquière, pas un banquier. J’ai jamais eu assez d’argent pour me permettre d’avoir le luxe de traîner régulièrement dans une banque. Une banque pour moi est un endroit aseptisé qui ne sent même pas l’argent. Ici ça sent pas l’argent. C’est propre, très propre. Le mobilier est fade. Les couleurs sont pâles, si pâles. Le personnel est habillé de manière stricte, mais je n’ai pas l’œil pour reconnaître si ça vaut cher ou si ça sent le contrat de travail qui impose un accoutrement. On achète alors ce qui est le meilleur rapport prix et allure.
La banquière est une grande maigre. Je suis une moyenne maigre quand je me mesure à elle. Marketing en veux-tu en voilà je suis assise sur une banquette en face d’elle, mes épaules arrivant à hauteur de ses hanches. Ils veulent dominer leurs clients. Je déteste ce sentiment et je gigote sur la banquette comme pour me redresser, mais c’est peine perdue, elle remonte discrètement son fauteuil. Elle doit me dominer.
Elle n’est pas laide pour son âge, une femme bon chic bon genre proche de la cinquantaine. Ses seins sont parfaitement moulés sous un pull rouge en laine qui les sert juste ce qu’il faut pour donner envie de les recueillir entre nos mains. Sa jupe bon chic bon genre laisse deviner une bonne longueur de jambes non meurtries par des varices ou des bourrelets. Elle doit être fière de ses jambes, elle les croise exagérément. C’est sûr que je l’imagine mal écarter les cuisses tout en léchant avidement son index. Enfin si je l’imagine, mais je préfère saisir une bouteille d’eau et la vider dans ma gorge asséchée.
Elle me sourit. Un air amical irradie son visage. Elle me donne envie de me blottir contre sa poitrine, ses longs bras enlaçant ma tête remplie d’idées sombres. Son sourire bienveillant se prolonge. «Mademoiselle, la maison de vos parents nous appartient. Elle est actuellement vendue. Voici le document à signer. Vous devez quitter les lieux demain au plus tard.» Un sourire bienveillant est toujours là. Dans une ancienne vie elle devait annoncer aux gens qu’ils avaient un cancer et qu’ils mourraient dans les trois prochains mois. Je suis sûr qu’ils devaient être heureux d’apprendre leur mort de sa bouche. Je lui serrerais bien très fort un de ses mamelons pour ensuite dévorer sa langue, histoire de lui faire perdre son sourire bienveillant, et mécanique. Bienveillant, et professionnel.
Je signe le cœur gai l’acte de vente qui cède pour la moitié de sa valeur le terrain et la maison de mes parents à un promoteur. Elle me sourit. Je me lève. «Est-on quitte ?» Son sourire bienveillant s’efface pour laisser place à une moue interrogative. «Oui Mademoiselle, on peut dire ceci, ainsi.» Je jette alors le stylo sur son bureau. Alors que je quitte son bureau elle me retient. «Mademoiselle… je… euh… vous savez… comment dire…» Je la regarde avec dureté. Elle baisse les yeux. «J’ai vu la manière dont vous me regardiez, et, ah… excusez-moi, je ne sais plus ce que je dis… bonne journée…» Je hausse les épaules et file comme une étoile vers la porte d’entrée de la banque.
Mon téléphone vibre. Je jette un regard vers le bureau de la conseillère. Elle pose son portable. Je lis le message. Juste un prénom et un numéro de téléphone. Son prénom.
Jour 77 : Une Myriam peut en cacher une autre
Ma dernière soirée dans cette grande maison bien vide. Il ne reste plus qu’un matelas posé sur le parquet du salon. Demain le promoteur vient prendre possession de son nouveau bien. Mon cœur est partagé entre le désir de voir cette maison réduite en poussière, elle et tous ses souvenirs, et la déception de voir cette belle construction mise à terre pour laisser la place à l’érection d’un multilogement extrêmement rentable.
Mon téléphone vibre encore. C’est la troisième fois que la banquière essaie de me faire décrocher. Mon troisième verre de champagne aidant je ne réfléchis pas et je prends son appel. Ah mon dieu. Elle est un brin pathétique. Elle veut se taper une jeunette. Je sirote tranquillement mon champagne, la laissant pagayer pour ne pas avouer ce dont elle rêve secrètement. Il semble qu’elle aurait une bonne nouvelle pour moi et serait prête à se déplacer avant que je reparte définitivement. Pourquoi pas. Le champagne me fait tourner la tête.
Quelques minutes plus tard, j’entends des pneus écraser le gravier devant la porte de la maison. C’est elle. Pas seule par contre. Bizarre. Une fille tout aussi grande qu’elle l’accompagne. Lui ressemblant étrangement.
«Mademoiselle Améthéa, je ne vous avais pas tout dit lors de notre rencontre, je tenais à vous rencontrer dans un endroit plus discret. Oui, ah, elle, c’est ma sœur jumelle, Miriam… je… euh… nous faisons des courses dans le coin.» Je les regarde avec un sourire complice. Le champagne aide à me déniaiser. Ses bulles semblent transporter des idées farfelues dans mon esprit. Un trip à trois avec deux vieilles cinquantenaires bien conservées, à quel point je perds ma lucidité. Ma conscience est assoupie à cette heure-là. Je ferais des folies juste… pour… oublier…
Elle s’appelle Myriam. L’autre s’appelle Miriam. C’est l’évidence, encore des parents débiles, ou manquant terriblement d’imagination, pour prénommer leurs jumelles de la même manière. La banquière c’est Myriam. Je leur tends une coupe de champagne, ma seconde bouteille, qu’elles s’empressent d’accepter. Je me demande ce que l’une attend pour me bousculer et me jeter sur le matelas et ce que l’autre attend pour déchirer mes vêtements, engloutir mes menus seins et enfouir ses mains entre mes cuisses. Je veux sentir la chaleur de leurs corps tout contre le mien, je ne veux pas qu’un seul espace de ma peau y échappe. Je veux être entourée, cernée, prisonnière, par leurs jambes, leurs bras, étouffée par leurs seins, leur cou, leurs cheveux flagellant mon cou. La tête me tourne. Myriam parle, mais je comprends un mot sur deux. J’essaie d’appuyer mon regard sur Miriam, mais elle regarde sa sœur avec admiration, souriant comme seule une jumelle peut sourire à sa sœur.
Myriam parle de coffre je pense. Je ne sais plus. Ma tête tourne. J’engloutis le reste de ma coupe comme si ça pouvait m’aider. Mes jambes semblent molles. Les deux Myriam agissent comme si j’étais parfaitement lucide. Et pourtant. Et pourtant. Ma coupe médiévale en étain glisse de ma main. Mes jambes se dérobent. Puis. Le. Néant.
Jour 127 : Retour case départ
Des fois ça rapporte d’être gentille avec le monde qui m’entoure, une fille bien polie, à l’écoute, souriante. Ça paie. Les deux gars me laissent dans mon appartement avec un beau grand sourire. De beaux grands ambulanciers bien musclés qui doivent provoquer des frissons en toute femme normalement constituée. Je suis anormalement constituée.
Ils me quittent après avoir eu la délicatesse de me porter au second étage. Un chauffeur de taxi, lui, m’aurait regardé avec l’œil vitreux des gens qui travaillent trop, se demandant pourquoi je prends tant de temps à sortir de son taxi.
Ma jambe gauche est encore bien enflée. Je marche quelques pas, je monte quelques marches et je suis essoufflée, trop de pression sanguine vers mon petit cœur. C’est la deuxième fois en trois ans que je dois séjourner à l’hôpital pour cette maladie, cette anomalie sanguine. Un mois et demi à l’hôpital c’est bien long, mais n’ayant pas été sage ils voulaient cette fois être certains que je n’en ferais pas à ma tête. Il fallait que mon INR augmente. Puis stabilise. Un peu de temps. Plus de temps. Suffisamment de temps.
À la première hospitalisation le monsieur docteur éminent voulait me proposait un traitement expérimental. Si seulement je ne lui avais pas demandé ce qui était arrivé au précédent cobaye, soit une hémorragie interne, peut-être y aurais-je pensé. Je suis très visuelle et il a suffi que mon courage imagine les flots de sang submergeant mes organes internes pour que ma moue dégoûtée donne à M. l’éminent docteur une réponse décevante. Cette fois le traitement expérimental n’a pas été proposé. Il semble que suffisamment de personnes aient trépassé ces trois dernières années pour que l’expérimentation prenne fin.
J’ai eu le traitement classique. Certains jours je peux tellement paraître sage et tout promettre comme une petite fille sage. Oui je prendrais mes pilules tant qu’il faut, oui je vais suivre mon INR scrupuleusement. Non bien sûr ne pas ingurgiter d’alcool sans modération. Bien. Oui. Il en sera ainsi.
Il en a été ainsi la première année. J’avais peur. Puis j’ai pris confiance. Alors mon anomalie sanguine a décidé de frapper à nouveau. Après une dose d’alcool de trop, un suivi négligent, les Myriam et Miriam m’ont ramassé à la petite cuillère. Le caillot était trop près du cœur. Le sang n’affluait plus. Bang ! Perte de connaissance. Mais la mort n’a pas voulu de moi.
C’est une étrange sensation de tapoter à nouveau ces phrases sur les touches de ce clavier après autant de jours. Je me sens vivre à nouveau, prête à noter des pensées ou des faits qui font que ma vie n’est pas qu’un long chemin de platitudes. Que ce chemin me mène vers un quelque part. Qu’il y a un sens…
Jour 128 : Parfumatorium
Ce matin encore je trouve qu’une odeur désagréable flotte dans mon appartement. Il faut le dire : ça pue. Ça sent la poussière, le pas frais. À chaque fois que je sors de l’hôpital je trouve que le monde sent mauvais. À chaque fois que quelqu’un de l’extérieur me rend visite je trouve qu’il sent mauvais, ou tout simplement : il sent autre chose que la pureté, que l’air aseptisé de l’hôpital. C’est difficile de leur dire qu’ils sentent mauvais, c’est pas de leur faute. L’idée que moi aussi je peux provoquer un tel dégoût me fait horreur. Les gens qui puent sont habitués à leurs mauvaises odeurs, il ne leur vient pas à l’esprit que leur transpiration ou leur assouplissant peuvent indisposer.
Pourtant mes infirmières et infirmiers parvenaient à ne rien sentir. J’ai du mal à définir le parfum du rien. Ils sentaient rien, contrairement à mon faible nombre de visiteurs. Myriam m’a visité deux semaines après mon hospitalisation. Son parfum de femme cinquantenaire qui était subtil lorsque j’étais dans son bureau agressait alors mon nez dans ma chambre d’hôpital. Elle me rappelait les petites vieilles qui prenaient le métro, déversant dans leur cou des centilitres et des centilitres de parfum. Plusieurs bancs en arrière d’elles mon nez piquait. Si jamais une de ces petites vieilles m’avait rendu visite, j’aurais sauté par la fenêtre ou écrit des signes cabalistiques avec mon sang sur la porte pour les empêcher d’entrer. Non je n’exagère pas. Mon odorat a toujours été sensible et l’air recyclé de l’hôpital lui donne des bonbons, du sucre d’orge qui scintille comme des milliers de paillettes. Mon odorat est amoureux de l’air hospitalier.
Seules mes belles infirmières à la tenue immaculée blanche ou bleue, sans aucun parfum émanant de leurs corps, ni synthétique ni naturel, pouvaient s’asseoir à mon chevet sans que mes lèvres miment un dégoût. Pourtant je revendique souvent que le parfum de la peau peut être le plus envoûtant des parfums, mais l’hôpital éduque mes sens autrement. Tout doit être aseptisé. L’odeur des gens, du linge, et même la nourriture.
Mes belles infirmières n’en demeurent pas moins désirables, syndrome de Stockholm oblige, je suis à leur merci, dépendante d’elles. Même celles dont mon regard ne resterait pas une seconde lors d’un croisement sur un trottoir quelconque deviennent désirables. J’ai besoin d’elles, elles et leurs tenues de couleurs pures, leurs cheveux strictement attachés, leurs sourires mécaniques et polis, leur poitrine qui tend à vouloir exploser leur veste de coton bien mince. Cloîtrée avec toujours les mêmes individus, la beauté finit toujours par apparaître plus subtile, plus nuancée. Ce n’est pas souvent la beauté qui frappe comme une hache de pompier, c’est de la beauté qui vient cogner mes sens avec le pinceau des archéologues.
Jour 129 : Technique de drague si années 70
Il habite au 1er étage. Je dois donc forcément passer devant la porte de chez lui pour accéder au second étage de l’immeuble. Une porte qu’il laisse constamment entrouverte, ou alors je suis assez malchanceuse pour qu’elle soit ouverte uniquement lors de mes passages quotidiens.
Je voudrais ne pas avoir la curiosité de jeter un coup d’œil chez lui, mais la maudite porte est ouverte. Comment résister à ne pas assouvir ma soif de curiosité mal placée ? Pour espionner le milieu de vie des gens j’aurais été prête à sacrifier mon avenir professionnel. Si j’avais eu les habiletés manuelles suffisantes j’aurais épousé la profession de plombière, si j’avais su maîtriser l’art du mensonge j’aurais vendu au porte-à-porte des encyclopédies en 13 volumes disponibles gratuitement sur internet ou encore illuminée par Jéhovah j’aurais témoigné de mon amour pour Jéhovah aux tristes catholiques, aux zinzins animistes ou pires, aux imperturbables athéistes, les pires des pires à convaincre au porte-à-porte. Encore qu’en 2013 je pourrais être moins années 90 et devenir une coach de vie pour les no life, ou encore aider la ménagère de 30-40 ans à redéfinir l’agencement intérieur de son chez elle afin qu’elle vante à ses copines son brillant manque d’imagination et d’idées en tout genre. Le home-staging, c’est si 2012.
Il m’explique sans que je demande rien, j’ai juste eu le malheur de me reposer avant de poursuivre jusqu’au second étage, d’où vient sa phobie de ne pas laisser la porte d’entrée ouverte. Sa mère était concierge dans un immeuble de 7 étages, ils habitaient au 3e étage. Elle laissait toujours la porte ouverte pour qu’il la voie travailler, pour qu’il ne se sente pas seul. Elle faisait l’école à la maison et entre différents ménages dans l’immeuble elle lui enseignait à lire, écrire et compter. Munie d’une cloche, elle la faisait sonner à chaque nouvel étage qu’elle gravissait, il devait alors additionner ou soustraire selon qu’elle montait ou descendait. Si jamais lorsqu’elle arrivait au 3e palier il donnait le mauvais résultat elle le faisait alors sortir et compter tous les barreaux des étages 3 à 7. Les partisanes de l’école à la maison ont souvent l’imagination fertile, mais peuvent l’utiliser cruellement aussi.
Un jour, écœuré d’être puni, parce qu’il était bien mauvais, il a fermé la porte, la bloquant avec le verrou. Sa mère a alors tellement frappé contre la porte, de rage, de désespoir, qu’il s’est bouché les oreilles avec ses mains, fermant les yeux pour bloquer des larmes de peur. Lorsqu’elle parvint à ouvrir la porte il sentit son corps se lever. Une poigne vigoureuse lui plaqua alors une joue contre la porte, si fortement que le motif d’une des plaques de métal décorant la porte resta imprimée quelques heures sur sa joue. «Ne t’avise j-a-m-a-i-s de fermer cette porte ! J-a-m-a-i-s !» La leçon fut ainsi retenue. Jamais plus il n’a fermé la porte d’entrée de chez lui. Il a 37 ans aujourd’hui.
Il me sourit. «Je milite maintenant contre l’école à la maison !» Il rit, mais le cœur ne semble pas y être. Moi je pense à ma pauvre jambe qui se gonfle en position statique. Si jamais son histoire est vraie et ne sert pas à susciter la pitié, il faudrait déjà qu’il évite de me raconter son enfance sur un palier, vêtu d’une robe de chambre en duvet jaune moisi, des pantoufles Homer Simpson aux pieds, quelques longs poils frisottés dépassant de l’encolure. Si années 70.
Jour 130 : Tom Cruise se cache aux toilettes
«Ça, c’est parce que t’as jamais rencontré un vrai mâle…»
Sa voix aimerait imiter celle d’un italien séducteur, aux cheveux ébène artificiellement aplatis, aux lunettes noires Armani posées sur un nez orangé victime d’un sérieux abus de lampe à bronzer, tout comme le reste du visage, qui suinte plus la sueur que les reflets graisseux d’une quelconque crème antifatigue, ou gommante, ou hydratante, ou nettoyante, ou anti-âge et… et, je dois en oublier…
Lui il ressemble plus à un italien séducteur qui n’a plus le budget suffisant depuis plusieurs mois. Avachi sur sa chaise d’ordinateur, ses pieds prennent appui sur le bureau, laissant pendouiller un pan de sa robe de chambre par terre. Si j’étais bien placée je pourrais sans doute apercevoir quelque attribut de sa virilité, caché, j’ose espérer, derrière des boxers un brin sexy. Ah mon Dieu, il abaisse ses jambes et mes yeux ne peuvent s’empêcher de suivre ce mouvement, mais pourquoi ?! Non seulement il porte des pantoufles Homer Simpson, mais de surcroît un slip Bart Simpson trop large, laissant découvrir, ah, ça, non, vite, je dois rebooter mon cerveau, vite ! Au secours !
«Dis, Jean-Christophe…» Une mise au point s’impose. «Oh non ! Appelle-moi Jicé, pas Jean-Christophe, toutes mes amies m’appellent Jicé !» «Ok, Jean-Christophe. Si je ne me trompe pas, tu as dit avoir besoin de mes conseils. Je ne peux pas être ton amie. Si je dois te faire payer mes conseils, ou plutôt mon écoute, sois certain que je le ferai !» La mise au point a été imposée.
«Ah, allez, tu peux bien m’appeler Jicé ! Je me sens vraiment comme un ami pour toi !» La mise au point a échoué ce me semble. Je suis bien trop faible pour me battre contre les gens qui n’ont pas les pieds sur terre. «Ok, Jicé, sers-moi un Bloody Mary, je sens que je vais en avoir besoin…» Jicé s’exécute alors, il possède un véritable arsenal pour préparer des cocktails. «T’as l’air d’avoir tout ce qu’il faut pour ouvrir un bar ici.» «Ouais Améthéa, exactement ! Si tu vas faire un tour dans mes toilettes tu verras un poster de Tom Cruise dans le film Cocktail. Tom dans ce film, c’est un peu mon héros. Moi aussi j’ai été barman, avec les filles à mes pieds, le monde au bout des doigts. Puis voilà où j’en suis maintenant. Un célibataire endurci.»
«Pourquoi, les filles qui étaient à tes pieds étaient pas bonnes à marier ?» «C’est pas ça… c’est que… c’est que…» Il avale cul sec ce qui semble être un verre de vodka. «Aucune était à la hauteur de maman. Je te dis ça à toi, mais ne ris pas de moi.» Vas-y Jicé, descends un autre verre de vodka. «Je sais bien que la psycho dit qu’un homme cherche sa mère dans une future épouse, mais moi c’est pas ça, je cherchais juste quelqu’un qui veille sur moi comme maman le faisait. Je veux pouvoir rentrer chez moi et que ce soit le paradis, que je sois comme un roi qui rentre dans son palais, que je lise dans les yeux de ma femme que je suis un héros, je veux voir briller ses yeux en me regardant…» Ouais, puis que ton plancher brille autant, que le cassoulet trône au milieu de la table, qu’elle t’astique le poireau lorsque tu regardes des Chiffres et des Lettres, que ton ‘tit linge sente bon la soupline que ta maman utilisait quand tu étais tout ‘tit, et sans doute tout grand.
«Jicé. Écoute-moi. Tu es en 2013. Ça fait 20 ans que ça existe plus une femme comme tu la décris. Je ne vois qu’une seule solution… en y pensant bien…» Il est suspendu à mes lèvres. «As-tu pensé à demander à ta mère de te présenter ses copines ?» Conseil : ne jamais manier l’ironie avec ceux qui savent l’apprécier. «J’y ai bien pensé Améthéa, surtout qu’elles ont plus de dents. Malheureusement, ça m’a coûté trop cher en vaseline pour les huiler correctement !»
Je recrache de stupeur quelques gouttes de mon cocktail. Il est temps que j’aille voir le poster de Tom Cruise.
Jour 131 : Les aiguilles amies
L’heure est venue. Ou plutôt la minute est venue. J’insère l’aiguille partiellement recouverte de plastique dans le stylo. Il est réglé sur la puissance 3 : ça veut dire que l’aiguille percera sans trop de mal la couche supérieure de ma peau. Aussi longtemps que je me souvienne j’ai toujours été incapable de me blesser physiquement, volontairement. Voir le sang d’autrui gicler me dégoûte, mais voir mon propre sang couler, c’est une pire histoire !
Je suis tellement une mauvaise patiente, je déteste me faire du mal et je déteste que les infirmières me piquent, que ce soit pour des prises de sang ou des vaccins. Je tourne la tête… priant pour qu’elles ratent pas leur coup, je suis alors la parfaite élève, le bras immobile, priant n’importe quel Dieu à l’écoute pour que le premier essai soit le dernier.
À l’école, encore adolescente, ils voulaient faire un test en classe pour déterminer notre groupe sanguin. Je ne suis même plus sûre que c’était pour cette raison, c’est un si mauvais souvenir que je fais un black-out quasiment total, mais je vois mal pour quelle autre raison ils auraient fait ça. Peut-être même que ce souvenir dérive d’un cauchemar que j’ai transformé en réalité.
Le prof de sciences a empilé sur son bureau quelques boîtes d’aiguilles médicales. Alors qu’il explique l’existence des groupes sanguins, des rhésus et de leurs divers intérêts, j’écoute rien de son discours. Je fixe, imperturbable, la pile de boîtes. À bien y penser les aiguilles semblent danser dans leur boîte, les faisant tressauter imperceptiblement. Moi je les vois bien tressauter. Je les imagine impatientes de venir transpercer notre peau, s’enfonçant toujours plus profondément, pour faire gicler le plus de sang possible, pour causer le plus de douleur possible, pour nous faire toutes pleurer, se réjouissant de toute cette boucherie.
Moi j’ai pas peur… parce que je sais que je vais dire non. Je suis plus torturée par la manière dont je vais parvenir à me tirer de ce test, à trouver l’astuce qui me permettra de refuser cette expérience… tout en ne passant pas pour une peureuse, une lâche, une couille molle. Je me concentre de toutes mes forces pour faire fondre leur métal juste par la pensée. Malheureusement sans succès, j’en déduis alors qu’il est temps de cesser de croire aux charlatans qui modifient le métal.
Je sursaute intérieurement de joie à l’idée qu’il peut y avoir insuffisamment d’aiguilles ! Nouvelle douche froide. «Mesdemoiselles, nous avons assez de tests pour chacune de vous.» Des soupirs de soulagement se font alors entendre. Je regarde autour de moi mes copines, avec effroi. Je guette un regard pouvant laisser passer la frayeur… mais non, elles sont toutes aussi zens que le bouddha en terre cuite de chez mamie Charlotte, un bouddha qui ne cesse jamais de sourire. Elles se font percer l’oreille… le nombril… la langue… comment peut-on attendre d’elles une quelconque frayeur à l’idée d’enfoncer volontairement du métal glacé dans un corps bien chaud, avec des veines remplies de sang bouillant…
La distribution des aiguilles débute. Elles n’ont rien à voir avec le stylo automatique que je possède actuellement pour tester mon INR. J’ai un stylo pour les lâches, il suffit que je vide mon esprit, puis j’appuie sur le bouton et l’aiguille s’enfonce toute seule… là j’ai une vraie aiguille, je la tourne et retourne entre mes doigts tandis que Clarisse, à côté de moi, triture avec délectation le bout de son index pour en faire perler des gouttes de sang.
Le prof s’approche de moi. «Améthea, si tu as peur, ne le fais pas.» J’essaie de lire dans son regard de la provocation, mais non. Je le regarde, puis je regarde l’aiguille. Je jette alors un regard vers l’horloge. Des aiguilles amies qui tournent en ma faveur. Je lance un sourire courageux vers mon prof. Je serre l’aiguille fortement, prête à transpercer la peau de mon majeur gauche. Quelques secondes… Améthéa… quelques secondes encore… puis la sonnerie retentit. La petite et la grande aiguille tout en plastique noire viennent de déjouer la fine aiguille métallisée. Elles me sauvent. Je jette alors avec négligence le ridicule morceau de métal, le sourire dans le cœur. Le corps et l’honneur sont saufs.
Jour 135 : Le lapin a cassé la lampe à huile
Je déteste l’été et ses journées avec trop de clarté, je déteste également les nuits trop longues de l’hiver. Les ténèbres m’angoissent. J’imagine des violeurs, des voleurs, des assassins derrière chaque porte, ou cachés sous la cage d’escalier.
Par contre j’ai vaincu mes phobies de monstres dans les placards ou de créatures vivant sous mon lit et attendant le moment propice pour attraper avec leurs dents pointues mes chevilles. Elles ont toujours les dents pointues, jamais j’ai imaginé que des Bisounours pouvaient vivre sous mon lit, bizarre, tiens. C’est pour cette raison que j’ai toujours eu des sommiers reposant directement sur le plancher de la chambre. Puis quand je dors chez des gens normaux ou pas assez pauvres pour avoir un sommier posé directement sur le sol, mes angoisses remontent un instant. Pas si longtemps. Je me console en me disant que mourir sous les assauts d’une bête enragée, assoiffée de sang et de viscères, est une mort comme une autre. Certes, je souffrirais un peu, mais mourrais vite. En tout cas dans les films les gens meurent vite. Il faut croire que ces monstres n’ont pas le sens du plaisir à torturer.
Ce soir je me sens pas bien. J’ai raté mon bus et il en passe si peu souvent que me voici en train de rentrer alors que le soleil paresseux vient de se coucher. Le rétroéclairage du clavier qui sert à ouvrir la porte de l’immeuble ne fonctionne plus. Encore un irritant. «Aaaa! Putain !!!» Un idiot me fait sursauter ! La lumière de sa lampe de poche rase mon épaule pour éclairer le digicode. Je le repousse violemment de quelques pas, il manque s’effondrer par terre. «Mademoiselle, je voulais vous faire peur, mais je ne pensais pas que vous auriez si peur.» Ben non, j’allais te sauter au cou et t’embrasser à pleine bouche. «Ce n’est pas très habile je sais, mais j’ai saisi cette occasion pour vous parler et…» La porte d’entrée claque. Lui d’un bord, moi de l’autre. Si seulement il ne m’avait pas adressé la parole en regardant ses pieds il saurait que maintenant il parle dans le vide.
C’est un gars que j’ai déjà croisé, du genre pas sûr de lui, portant des lunettes trop grandes pour son nez, menaçant de tomber tellement il baisse les yeux lorsque quelqu’un le croise. Autant ça m’énerve les gens trop sûrs d’eux, autant les trop timides qui te regardent pas, te parlent pas, te sourient pas ça m’énerve aussi. Enfin bon, c’est pas avec mon comportement des dernières secondes que ça va s’améliorer dans sa tête. Je lui laisserais ma carte pour venir consulter chez moi, avec un -25% de rabais pour la quinzième séance.
Les marches sont de moins en moins pénibles à gravir, l’exercice améliore la condition de ma jambe. Je croise l’appart de Jicé et la porte est fermée. Bizarre. Je croyais être sa seule vie sociale. Hormis la fille de la Poste lorsqu’il sort pour aller chercher ses colis de figurines japonaises commandées en Chine. Je me moque de son hobby, mais je suis un peu rancunière qu’il n’ait pas voulu me céder pour une modique somme sa figurine de Totoro où Satsuki et Mei dorment sur lui. Trop mignon.
Oh. Oh. La porte de mon appartement est ouverte. Ceci est anormal. J’ai bien perdu mes clés il y a quelques jours. Non non faut que j’arrête la paranoïa. J’ai dû oublier de fermer la porte… ça doit forcément être ça… ou pas. J’aventure courageusement ma main sur le rebord du mur pour allumer le couloir de l’entrée… mais j’ai beau faire aller et venir le petit bouton, rien s’allume. Je me sens mal d’un coup. La Grande Fille en moi, je la cherche et elle semble partie faire quelque chose de plus intéressant que m’apporter son courage. J’avance fermement sur le plancher de bois, qui craque. J’essaie d’allumer une autre lampe, mais il semble bien que les plombs ont sauté.
La lumière de la Lune éclaire le bout du couloir, un liquide qui doit forcément être rouge coule lentement de sous la porte du salon. Un bruit de livre qui tombe par terre résonne. Fuir ou mourir, tel est mon dilemme. Non je ne fuirai pas. Je lève ma jambe droite et j’assène un violent coup à la porte du salon, qui déclenche un vague cri de douleur. «AHHH ! Mon nez, putain !» Je prends une lampe et l’enfonce dans ce que je pense être le bras, mais c’est vraiment trop mou, je ne parviens pas à sentir le moindre ossement. Mais le monstre hurle. «Mais arrête donc, merde…» Un truc tout en fourrure se dirige vers la boîte à fusible. Je crois voir un gros lapin dont la petite queue se trémousse. Et la lumière fut. Je manque de tomber par terre en mettant le pied dans une flaque d’huile produite par ma belle lampe à huile brisée.
«Voyeux Hallovinne…» Jicé essuie avec sa manche de lapin les gouttes de sang qui sortent de ses narines. «Halloween ?! Mais t’es vraiment un imbécile Jicé ! Déjà on est pas en Amérique du Nord. Ensuite on est pas supposé faire vraiment peur pour Halloween !» Quand je le vois dans son costume du lapin d’Alice au pays des merveilles je me dis qu’il a bien fait d’éteindre toutes les lumières, c’est plus ridicule qu’effrayant. «En fait je te rapporte tes clés que t’as oubliées chez moi. Comme j’ai vu qu’une de tes ampoules marchait plus j’ai coupé le courant pour la changer. Je m’en souviendrais de plus t’aider ! Je ne t’invite donc pas à ma soirée Halloween !» Il part fâché. Je suis sans mot. Sa petite queue de lapin se trémousse vers la sortie, je ne peux retenir un rire. Je penserai plus tard à réparer ce litige. De toute façon je n’ai pas de déguisement. Puis si je m’habille en cuir moulant et que je viens avec mon fouet et mes menottes dans une soirée avec plein de geeks… hum, mauvaise idée…
Jour 136 : La Belle et le Bête
Jicé fête son âge très avancé, proche de 40 ans. Je déteste les réunions sociales, mais pour le remercier de ses bons services de ces derniers jours – il porte mes courses jusqu’à mon appartement – j’ai accepté son invitation. Du bout des lèvres. La fête commence entre 18h00 et 19h30 et je prends soin d’arriver pour 19h30. Je me fonds ainsi plus dans la masse et maximise mes chances de trouver de visu une personne qui pourrait m’intéresser.
J’imagine sa fête plus bruyante, mais tout le monde est bon chic bon genre, sirotant un faux champagne, dévorant des feuilletés aux mini-saucisses et aux, argh, escargots. Ça me lève le cœur de voir cette limace noire et dure recroquevillée sur elle-même, enveloppée dans de la pâte feuilletée, quelques tâches de persil et ail sur sa peau. C’est tellement dégueulasse de manger des escargots qu’ils prennent soin de les noyer dans du beurre, du persil, de l’ail, pour être bien certain que ça goûtera tout sauf la bave de limace et la vase nauséeuse des marais.
Je cherche désespérément un vague truc végétarien, mais non, même pas de l’horrible bâton de céleri cru. Mon estomac doit se contenter de boire du champagne bon marché et du vin rouge vinaigré. Ce qui produit toujours un effet néfaste sur mes pensées et mon humeur.
Jicé est un bien bon hôte, il me prend par le bras et me présente à deux couples discutant ensemble. Un vieux avec une jeunette. Une vieille avec un jeunot. Je calme mon imagination perverse, tourmentée par les bulles du mousseux. Elle regarde l’autre mâle du couple trop intensément, et puis, il faut le dire, ils se regardent tous avec trop de sourires complices. Quand Jicé me pousse dans le dos vers eux, ils ne me dévisagent pas, leurs regards semblent s’attarder sur mes seins et mes hanches. J’aimerais prendre la place de n’importe quel escargot dans son feuilleté en ce moment.
«Améthéa, je te présente Julie, la copine de Maxime.» Julie est un prénom bien banal et la fille qui le porte est une petite brune un peu potelée aux yeux noirs perçants. Elle aspire une bouffée de cigarette pour la rejeter de biais avec une belle élégance très années 60 hollywoodiennes. Son Maxime la dépasse de deux têtes, une tête de plus et Julie devrait emprunter un escabeau pour poser ses lèvres sur les siennes. Il paraît 5 ans de moins qu’elle bien que sa peau semble ravagée par quelques crevasses et que des cernes pouvant abriter un bébé béluga déforment ses joues. Sans trop m’avancer, leur jeunesse n’a pas été préservée par leurs excès de cigarette, alcool et sexe intense. J’ai pas de preuves hein, juste une supposition.
«Améthéa voici Mélissa, la copine de Yannick.» Ouh, Mélissa, mon genre de fille. Puis généralement une fille qui a un prénom se terminant avec un «a» est rarement une fille inintéressante physiquement. De longs cheveux noirs parfaitement lisses tombent sur ses épaules, je les glisserais bien entre mes doigts pour confirmer qu’ils sont aussi doux et fins qu’ils semblent l’être. Les traits de son visage sont très fins, il y a un quelque chose de félin dans sa beauté. Un félin qui tient plus du chat que du lion. Elle parle avec douceur, tout en limitant le mouvement de ses bras. Ses vêtements sont trop amples pour que je puisse discerner si ses seins sont menus ou extravagants, mais peu importe, le magnétisme qui se dégage de son regard suffit à assouvir ma curiosité.
Toutefois, la seule chose qui me laisse songeuse est son Yannick. Je les regarde tous les deux et même si je les comparais à la Belle et la Bête, j’insulterais la Bête. Des fois ça arrive de tomber sur un couple improbable. Elle doit avoir 23 ans et lui dans les 35 ans, elle prend soin de son apparence et lui est habillé en survêtement, son crâne est dégarni, sa barbe laisse apparaître des poils blancs, son regard respire plus la bêtise que le génie. Pourtant elle est là, plantée à côté de lui, le regardant amoureusement, caressant son bras poilu comme elle devait caressait son nounours de petite fille, elle boit ses paroles tout en souriant, alors qu’il tient un discours très extrême droite, critiquant les immigrés pour je ne sais quelle raison. Je ne m’attarde plus à écouter ce genre de paroles, je me contente d’observer ses tics lorsqu’il parle, sa bouche qui se déforme avec laideur, ses yeux qui se plissent en guise d’affrontement. Bref, il est vraiment laid. Stupide de surcroît.
La pauvre Mélissa tente de prendre sa place dans la conversation, mais elle n’existe pas pour lui, il parle encore et encore, insensible à ses désirs de s’exprimer, insensible aux caresses qu’elle lui prodigue. Elle me fait pitié. Je les connais les filles comme ça. Si peu sûres d’elles qu’elles choisissent un mâle d’apparence dominant, sûr de lui, droit dans ses bottes, implacablement égoïste et égocentrique. Tout ce qu’elle n’a pas il l’a. Elle est le meilleur, il est le pire, ils se complètent.
Oh, zut, sans vraiment, vraiment, vraiment vouloir le faire exprès je renverse un peu de vin rouge qui tient du vinaigre sur le t-shirt de Yannick. Il me foudroie du regard. J’affiche un air innocent. Pendant qu’il va nettoyer cette tache qui ne partira jamais et qui défigurera à jamais son t-shirt de Spiderman, je glisse un papier contenant mon numéro de portable dans la poche du veston de Mélissa… sait-on jamais.
Jour 139 : L’enceinte infranchissable
Je plonge sans conviction ma fourchette dans une masse jaunâtre qui a une texture gluante que Jicé appelle une «purée de patates». Ouais. Pourquoi pas. J’aurais préféré qu’elle provienne d’une boîte qui contient juste des flocons déshydratés. Quand tu sais pas cuisiner, fais du déjà-prêt. Il est un peu tard pour devenir un cordon bleu. Toutefois je l’encourage et tout en piochant laborieusement je lui souris.
Mon téléphone vibre alors que je mastique une bouchée de sa purée depuis une dizaine de secondes. Je jette un coup d’œil négligent sur l’affichage, c’est Sophie ! Mon ex-collègue. Ex, parce que je me suis finalement fait virer du pensionnat pour absence injustifiée. Bah de toute façon je déprimais trop là-bas. «Salut Améthéa, je t’appelle pour prendre des nouvelles…». Et malheureusement m’en donner.
«Je sais pas si tu sais… mais Caroline est enceinte de 13 semaines !» Je recrache une bouchée de purée infecte, au grand désespoir de Jicé. Caroline… enceinte… «Sophie, tu parles bien de Caroline, la maigrichonne ?» «Oui celle qui était ton amie.» Bon, mon amie, c’est vite dit. Je ne l’ai jamais mentionnée dans ce journal. Trop honteuse de mon comportement.
Caroline m’a accueillie dès mon arrivée, avec le sourire, m’aidant pour toutes les paperasses. On a sympathisé puis peu de jours plus tard on savait tout l’une de l’autre. En temps normal je suis assez secrète, mais elle m’a tant fait de confidences que je me sentais coupable de ne pas lui en faire. Elle m’a même fait promettre qu’on serait amies toute la vie. Je hais tellement les promesses. Je hais que quelqu’un me pousse à m’engager pour la vie. N’osant pas blesser l’autre je finis par promettre, croisant mes doigts mentalement. Je sais pourtant que rien ne dure pour la vie. Aux dernières nouvelles.
Je lui ai alors promis qu’on serait amies pour la vie. Pourtant peu après elle a joué à la plus fine. Elle pouvait me croiser dans un couloir sans m’adresser la parole. J’ai jamais compris si c’était un test pour vérifier si j’étais si attachée à elle. J’aurais pu le lui demander, mais des fois ça m’amuse de jouer à la plus fine, pensant souvent être la plus fine.
Lorsque je suis partie en France pour l’enterrement de mon père, jamais elle a essayé de me parler. Rien. Malheureusement pour elle, bien que je me sois grandement confié à elle je m’attache très peu aux gens, profondément. Je pourrais raconter ma vie au gardien qui ferme le grillage du métro et ne plus jamais le revoir. C’est sûr que j’inscris avec regret son prénom sur la liste des personnes dont j’ai jamais réussi à en faire des amies véritables.
C’est un choc d’apprendre qu’elle est enceinte et surtout c’est une nouvelle très ironique. Elle ne trouvait jamais de mot assez dur pour critiquer son fiancé. Lui avait un gros ego, elle aussi et les luttes étaient fréquentes. Depuis plus d’un an ils essayaient d’avoir un enfant, mais à vrai dire elle n’en voulait pas, seule son ascension sociale avait de l’importance à ses yeux. Puis son enfance et son adolescence ont été si catastrophiques qu’elle devait redouter de devenir mère.
«De toute façon, si elle voulait pas d’enfant elle avait qu’à pas coucher avec lui !» Sophie oublie que c’est son fiancé tout de même. Chacun a des besoins à assouvir. Elle devait tellement être convaincue qu’elle était stérile que jamais elle se serait doutée pouvoir tomber enceinte. «Au fait… elle m’a dit qu’elle a essayé de te contacter dernièrement…» Oups. Ah oui c’est vrai, je suis extrêmement rancunière. Cela fait quelques mois que j’ai blacklisté toutes ses coordonnées. Comment être amie avec quelqu’un qui joue à la plus fine avec moi ? Est-ce ceci l’amitié ? Je préfère encore manger la purée de Jicé jusqu’à mon trépas plutôt que lui reparler.
«Je pensais que cette nouvelle te rendrait triste…» «Absolument pas. Je t’avoue même que je savoure cette nouvelle comme une vengeance…» Ce n’est pas très charitable comme pensée, mais je ne me sens pas très charitable ces derniers temps. Aujourd’hui je sais que je suis débarrassée d’elle pour toujours. Loin des yeux, loin de tout moyen de communication.
Alors que je savoure mentalement l’idée de sa détresse mon téléphone signale un double appel. «Oui, Améthéa.» «Salut Améthéa… c’est Mélissa…» Ah ! Cool. La superbe Mélissa. Elle, je ne cherche pas à l’avoir comme amie, j’ai un dessein plus sombre en tête. Plus voluptueux que sombre à vrai dire. Je manque cruellement de passion ces derniers mois.
Jour 143 : La vérité que je mens
Je me ronge les ongles nerveusement sur son canapé. Je jette de temps en temps un regard inquiet vers Jicé, qui lit mon journal. Ok, bon, pas mon vrai journal. Je prends soin de publier sur internet une version expurgée. Il ne lira jamais que sa purée est une infection sans nom, il ne lira pas non plus toutes les péripéties que j’ai pu vivre ces derniers mois ni mes scènes d’amour les plus torrides.
Quelque chose en moi aime partager des scènes de ma vie avec des inconnu(e)s, le pire de mes états d’âme, de ce que je ressens. Mais j’aime aussi pouvoir communiquer sur ce que j’écris et j’envoie donc mes ami(e)s vers une version édulcorée de ce journal. J’y suis plus positive, moins sensuelle, plus consensuelle. Je ne veux pas passer pour une jeune trentenaire chaudasse et dépravée, impitoyable dans ses jugements d’autrui.
Des fois je me dis que je manque d’honnêteté en procédant ainsi. Pourtant toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? Sûrement pas, sinon ma vie sociale serait proche du néant, je vivrais dans une grotte isolée du massif du Vercors, les ours et autres bêtes sauvages me snobant tout autant. Je serais la plus seule des personnes seules. C’est impossible, j’ai besoin des gens. J’aime secrètement sentir qu’on admire mon écriture, ce que j’exprime, que quelque part en moi vit une sorte de génie, que les gens qui m’admirent se trouvent inférieurs. Je leur réponds d’une manière faussement modeste qu’il y a rien là, que je n’ai pas la pensée révolutionnaire d’un Sartre, le talent d’écriture d’un Goncourt, l’imagination d’un R.R. Martin. D’ailleurs quand j’y pense ça me donne envie de verser une larme, je me sens nulle si je me juge. Heureusement que j’ai autrui pour flatter mon ego.
«Améthéa ! C’est cool ce que tu écris !» Jicé est tout sourire. Je maugrée dans ma barbe. «Ouais bon, y’a rien là. Je fais aucun effort.» Ce qui est bien vrai. «C’est dommage que tu aimes pas les hommes, quand je lis ce que tu fais avec les femmes ça me donne…» Il me lance un clin d’œil tout en se grattant quelques poils qui sortent du t-shirt. Très sexy. Hum. Ça me fait penser que j’ai pas assez censuré ! «Tu sais, c’est romancé… prends pas tout au pied de la lettre…» Mon pauvre Jicé, si tu savais à quel point ce que je vis et ressens est bien plus profond que ce que tu as lu.
«Je suis déçu que tu parles pas de moi. Je suis pas très intéressant alors.» Il me sort une moue faussement triste tout en grattant cette fois les poils dressés sur un de ses genoux. Je vais bientôt envisager de lui acheter un antipuces. Ah, mon cher Jicé, que penserais-tu si tu lisais ça ? Me détesterais-tu ? Sans aucun doute. Pourtant j’ai besoin d’exprimer mon dégoût de te voir trop souvent grattouiller telle ou telle partie de ton corps, ou encore jouer constamment avec tes slips trop grands dont j’imagine que les élastiques trop élastiques doivent ceinturer constamment tes attributs masculins. «Mais achète-toi donc des slips à ta taille !» Ah mon Dieu, je rougis. Est-ce que je l’ai pensé ou je viens vraiment de lui dire de s’acheter de nouveaux slips ? Je l’ai vraiment dit… son regard semble figé… son cerveau est encore en train d’analyser quelle réaction il va lui suggérer. Il éclate de rire. «Bien vu ma belle Améthéa ! Je compte d’ailleurs t’emmener au Monoprix les choisir avec moi !» Je frémis d’horreur.
Jour 147 : Ma bonne demoiselle ou ma petite dame
Mélissa devait passer aujourd’hui, mais je l’ai appelée pour repousser le rendez-vous.
Je ne sais plus ce qui se passe avec moi depuis plusieurs semaines. Je me sens éteinte. Depuis tant d’années je cherche l’âme sœur. Je cherche l’Amour, avec un grand A et il semble que je gagnerais du temps à rejoindre le fleuve du même nom qui traverse la Sibérie et à ainsi me noyer dans l’Amour. Ironiquement il est aussi nommé le fleuve noir… boueux… ceci est un signe ?
Je confonds souvent le sexe, la chaleur humaine, à de l’amour. Puis quand mes désirs et mes envies sont assouvis, je réalise que je n’aime pas, j’ai juste des besoins à assouvir… comme manger, boire… ça me rend mélancolique quand je finis par croire que l’amour existe pas. Je devrais fonder mes derniers espoirs d’amour en un Dieu, espérant qu’il m’illumine. Et pourtant… pourtant…
Lorsque j’étais petite je priais souvent Dieu dans les ténèbres de ma chambre, mon drap remonté jusque sous le nez, en bonne petite fille voulant susciter la pitié. Des larmes coulaient sur mes joues et je le suppliais d’emporter mes parents dans la nuit pour qu’au petit jour aucun bruit familier signale qu’ils sont toujours vivants. Dieu ne m’a jamais exaucée. Chaque matin ils étaient là. Chaque matin je les regardais engloutir leur tranche de pain uniquement tartinée de beurre, espérant secrètement qu’une bouchée coincerait fatalement leur gorge. Leur nez plongerait dans leur bol de café au lait, en parfaite synchronisation, les dernières bulles de l’air s’évadant de leur corps en formant quelques petites bulles à la surface du café bon marché. Plus de 20 ans avant d’être exaucée, je ferais plus de prosélytisme pour Mlle la Fatalité que pour M. Dieu.
Bref, tout ça pour dire que je me sens bien, juste occupée par un vide serein. J’en viens même à haïr les jolies filles que je croise et qui pourraient réveiller en moi un quelconque sentiment amoureux. Comme Mélissa, genre. Je l’aimerais pour les promesses qu’elle suscite et je la haïs parce que je sais parfaitement que ça ne durera pas. Non. C’est moi que je déteste, pas elle. Je connais ce genre de fille pour les avoir beaucoup croisées. Plus tôt que tard je m’ennuierai dans ses bras. Au bout de l’aventure il n’aura existé qu’une simple aventure.
Alors que je rage nerveusement sur mon clavier, la sonnette d’entrée rugit. Je cesse à regret de répandre mon fiel dans ce journal. J’enfile rapidement un pull et un bas de survêtement, il y a des limites à accueillir le monde en petite culotte. Je regrette une nouvelle fois de ne pas avoir un œil de judas sur cette porte, il y a des limites à observer quelqu’un par le trou de la serrure.
«Bonjour ma petite dame, connaissez-vous ce produit révolutionnaire qui… ?» Vlan ! La porte lui claque au nez. Je vivrai avec l’éternel regret de ne pas connaître ce produit révolutionnaire. Il y a des jours où il ne faut vraiment pas m’appeler ma petite dame. Oh non.
Jour 153 : Le paradis des maillots
Je vois ma peau blanchâtre dans le miroir et j’ai quasiment envie de pleurer lorsque je pense que dans quelques heures elle risque de prendre des couleurs, comme on dit. Je risque de, ô horreur, j’ose à peine écrire le mot, bronzer. Finie ma belle peau teintée mort-vivante, laiteuse, maladive. Je prends le risque d’avoir l’air gai, optimiste, ou pire encore, en bonne santé.
Je m’étais promis de ne jamais céder aux appels des mers turquoises, à la chaleur des rayons du soleil brûlant la peau, à la contemplation de mes compatriotes en short, tatanes et… ah bah non, sans t-shirt. J’aimerais consoler mon ego mal placé en me disant que je vais analyser psychologiquement, sociologiquement les individus qui partent en vacances vers les plages de sable fin et doré, mais il en est rien. Je suis lâche, faible. Jicé a eu l’idée de partir deux semaines au soleil, comme il dit. Entre amis… pardon… avec une amie très spéciale…
Comment refuser ? J’ai repris ma collection en 10 volumes sur «Je sais dire non», mais Jicé m’a même pas laissée le temps d’y penser, il a surgi chez moi avec le sourire d’un gamin fier de son coup, faisant tournoyer en l’air deux feuilles de papier A4. «J’ai réservé deux semaines de vacances au soleil pour nous !» Il doit pas savoir que je coucherai pas pour rembourser ce cadeau. «Et rassure-toi, je te demande pas de coucher avec moi pour me rembourser !» Il lit dans mes pensées ou me connaît très bien !
«Tu sais, Améthéa, depuis que tu es entrée dans ma vie je me sens mieux dans mes baskets…» J’aurais plutôt parlé de pantoufles Homer Simpson, mais je ne voudrais pas briser la magie du moment. J’ai un cœur sous mon air cynique. «Ça m’aurait coûté bien plus cher que ce voyage si tu m’avais fait payer toutes ces séances de thérapie que tu m’as données…» C’est vrai que je serais sans doute rendue à payer la dernière mensualité d’un BMW X5. «Mais Jicé, je hais les voyages où on fait rien que manger, boire, dormir, le tout au soleil, sous une chaleur écrasante !» «Oui, mais…» Il me lance un clin d’œil complice qui me glace d’effroi. «Mélissa et Yannick seront là…» Et voilà, la messe est dite. J’essaie de me sentir forte et ne pas déjà imaginer les seins voluptueux de Mélissa débordant de son haut de maillot de bain. Maudites hormones.
Jour 154 : Lunettes fumées pour aéroport de jour
Je tire une valise trop lourde pour moi. Si j’étais parano je penserais que ce groupe d’adolescents boutonneux et vraisemblablement attardés rit de me voir peiner à savoir comment la tirer, une main, non, deux, pourquoi pas, mais j’ai l’air de traîner un cadavre. Je peine, peine, peine. Un coup de pied bien placé, mais où ?, la ferait sans doute avancer, ou pas. C’est à ce moment qu’un éclair de génie fusille mes cellules grises bientôt teintées d’orange. Je vais prendre un chariot ! Oui ! Je peux le faire ! Sauf que mon regard s’attarde toujours sur la bande d’adolescents prépubères qui sentent le sperme séché à 3 mètres à la ronde. Je leur souhaiterais bien du porno à vie et une tonne de Kleenex en papier recyclé pour que ça gratte bien, mais bon, je dois penser à ma retraite et souhaiter avec mansuétude qu’ils répandent leur substance au sein de pauvres femmes aveuglées par leur instinct de reproduction.
Jicé surgit derrière moi, dérivant mes pensées de kleenex collants vers sur le superbe et magnifique chariot tout en chrome bon marché, promettant juste à le contempler qu’il sauvera mes muscles atrophiés. Ça se paie toujours un jour d’être trop mince, le gras et les muscles étant amassés à des endroits stratégiques, mais tristement inutiles pour porter des charges lourdes. J’ai encore jamais vu quelqu’un porter une valise avec sa poitrine ou sur ses fesses. Ok, bon, je dois pas regarder les bons postes de télé.
«Jicé, tu es mon sauveur !» Un homme est utile parfois. Même si j’en dis du mal, il faut savoir en prendre et en laisser. Ok, là, je serais incapable de donner plus d’une raison à leur utilité, mais je me promets d’y penser et de parvenir à trouver au moins trois raisons, un jour où j’aurais rien de mieux à faire. Un jour à rien faire sur une plage de sable fin, genre. Ah mon Dieu, ce jour va bientôt arriver !
Tandis que je me complais à me moquer d’adolescents innocents et d’hommes ingénus, une silhouette familière s’approche de nous. Je la regarde et je me sens comme une petite fille intimidée, je ne parviens pas à soutenir son regard. Je me sens paralysée à l’idée que mes minauderies se lisent sur mon visage, dans mes gestes, que ça se voit que je faiblis sous les assauts de ses yeux. Elle s’approche de moi, me sourit, repousse ses longs cheveux noirs derrière ses oreilles avec une élégance féline. C’est tellement dur pour mon ego de se sentir si fort tout le temps et si faible en présence d’une extrêmement jolie fille. Lâchement je sors mes lunettes de soleil. Dans un aéroport, oui. Je sais. Je me protège. Tout de suite je me sens plus forte. Je vois sans être vue. Je me cache.
Une voix féminine standardisée réveille alors les adolescents attardés, accrochés à leur iPad. Mon regard se détourne vers la source de la voix. Il faut embarquer, c’est maintenant. Maintenant ! Je me souviens trop tard que j’ai une sainte horreur des avions. Mais je fais quoi là…
Jour 155 : Turbulences en plein vol
Yannick commence à avoir le sourire facile. Il ne perd pas sa tête de cochon parce que la douce Mélissa glisse tendrement sa main sur sa jambe poilue. Non, il en est juste à sa troisième bière en 30 minutes. Il harcèle chaque hôtesse de l’air qui passe. Il est tellement près de son argent qu’il choisit soigneusement une hôtesse différente afin d’avoir sa bière gratuite. Il passe ainsi d’une bière gratuite par vol à une bière gratuite par hôtesse différente. Je n’ai même pas le cœur à m’attarder sur lui, mon cœur est occupé à gérer les soubresauts de l’avion. Plus l’avion est petit plus je ressens ses tremblements, ses subtiles montées et descentes.
Je suis deux rangées, en biais, derrière le couple Y et M, combattant la nausée qui envahit ma gorge, mon estomac puis mes entrailles. Un jour j’ai demandé à un médecin ce qu’ils mettaient dans les pilules pour contrer le mal de mer ou de l’air. Il m’a répondu. «Rien. C’est juste ta tête qui pense que ça ira mieux avec une pilule.» Depuis cette révélation, les pilules ne font plus aucun effet sur ma nausée. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Puis y’a Jicé qui parle. Qui parle. Encore. Tout le temps. Bâillonnez-le ! Laissez-moi me concentrer sur ma nausée pour la maîtriser. Je regarde avec fébrilité le sac à vomi qui semble me narguer dans la pochette du siège de devant.
Il sort de son sac à dos un sac de pop-corn. Ah non, pitié. Je déteste l’odeur des grains de maïs soufflé. J’ai déjà quitté des séances de films trop commerciaux où les dévoreurs de pop-corn préfèrent combler l’ennui du film en entendant les bruits de leur mâchoire résonner entre leurs deux oreilles. Même la vue de Mélissa est incapable de compenser mon mal intérieur. Ça doit être ça le remède à l’amour : la maladie. Quand je me sens malade je veux rien d’autre que de la solitude. Ni câlins ni mots doux. Qu’on me laisse souffrir en silence, en petite boule.
Je m’enfuis au fond de l’avion… je ferme les yeux, j’essaie de rêver pour oublier mon mal. Je rêve que je ne suis plus emprisonnée dans un corps qui vieillit, qui s’effrite au fil des années, qui révèle des douleurs qui n’existaient pas quelques années plus tôt. C’est tellement inutile un corps quand j’y pense, ça se brise, ça doit s’entretenir, c’est un objet comme un autre. Certes il peut s’autosoigner, mais je préférerais être juste une âme, sans enveloppe fragile qui la recouvre. Pourtant au fond de moi je l’aime mon enveloppe corporelle, mais juste lorsqu’elle m’apporte des sensations de plaisir… j’aimerais pouvoir me passer de cette sensualité, ça éviterait toutes les souffrances annexes… comme le manque…
Je sens des doigts effleurer ma main. Mélissa peut-être… Mélissa sans doute, mais non. C’est Yannick, avec un sourire imbibé d’alcool. «Tu sais Améthéa, c’est moi qui ai suggéré qu’on parte ensemble en vacances, loin de tout.» Il prend une gorgée de bière bien méritée après cette phrase prononcée dans un français très correct. Je m’attends au pire. «J’ai remarqué comme tu dévorais des yeux Mélissa. Elle, elle voit pas ça, mais moi je vois clair en toi. Tu as un instinct masculin, ça se sent. Tu la regardes comme une proie. Elle, elle voit rien. Moi oui. Puis tu sais quoi ?» Non je sais pas, mais je sens que ma nausée pousse ma main vers le sac à vomi. Il me sourit avec un sourire que j’aime pas. Prends donc une autre gorgée de bière et évanouis-toi avant de dire une connerie mon loulou. «Moi ça me dérangerait pas de la partager… je sais que tu aimes pas les hommes… mais je pourrais me contenter de regarder…»
«Cool, je te passerai mon portable et tu pourras nous filmer ?» Les yeux de Yannick pétillent. Il s’y voit déjà. «Par contre, Yannick, j’ai juste une condition. Je veux ensuite te filmer en train de faire des trucs avec Jicé. Ok ?» Les yeux de Yannick ne pétillent plus. Il boit une gorgée et retourne auprès de sa Mélissa, le cerveau rempli de tout un tas d’images qui ont dû faire baisser sa libido de quelques dizaines de pourcentages en quelques secondes. Ai-je donc l’air si désespérée ? Dis-moi comment est ton fiancé et je te dirais qui tu es. Je me demande si je devrais pas revenir sur terre au sujet de Mélissa, dans tous les sens de l’expression…
Jour 156 : Ceci est la lettre H
À peine les valises balancées dans un coin de la chambre de cet hôtel 5 étoiles et demi, je file comme une louve solitaire vers la plage de sable que je rêve fin. Je dévale les marches d’escalier, je déboule dans le hall, je fugue vers les dunes qui masquent la mer. Mon élan est freiné par mes pieds qui s’enfoncent dans le sable tiède d’une fin d’après-midi. Je laisse derrière moi les vacanciers accrochés à leur piscine, découvrant une vaste plage sans un chat, ou sans un crabe plutôt.
L’air tiède frappe les vagues, y prenant de la fraîcheur, pour la souffler vers mon visage. Je respire à pleins poumons, le sel des gouttes d’eau qui s’enfoncent dans ma gorge me fait tousser. Je me sens tellement vivante à ce moment-là. Je suis enfin remise à ma place, un petit bout d’être humain perdu face à ce paysage sans fin, une mer à perte de vue, du sable à perte de vue. Je me sens déchargée de tout poids sur mes épaules, plus aucune responsabilité, plus aucun devoir, juste moi, l’eau et les quelques tiges de végétation qui défient la sécheresse du sable.
Mon téléphone sonne alors. Ah, j’avais donc oublié d’oublier dans ma chambre cette relique technologique. Tiens, Mélissa appelle. Déjà. Je décroche. Je sais pas pourquoi, depuis 24 heures sa voix trop mielleuse m’agace. Plus j’y pense et plus cette voix me rappelle la voix d’une mère dévouée corps et âme à sa progéniture, à la limite infantilisante. «Es-tu sûr ma belle doudouce d’amour, mon petit trésor, mon petit sablé au caramel chaud, que tout va bien ?» Irritant, non ?
La voix de Mélissa produit comme un hoquet constant. Elle me demande de la rejoindre immédiatement dans sa chambre. Le hoquet ne cesse pas. J’ai un mauvais pressentiment. Pourtant je dis oui. Elle semble avoir besoin d’aide. Je jette un dernier coup d’œil de soupirante au beau sable et retourne vers le lugubre hôtel 5 étoiles et demie. Le demi est important, c’est lui qui fait que de la langouste sera servie à chaque buffet.
13-a. Où est donc cette maudite chambre ? C’est difficile de s’y retrouver parmi tous ces blocs qui se ressemblent tous. Une bien aimable employée, me voyant perdue, m’indique que la chambre se trouve plus loin sur ma droite. Je la remercie avec un sourire malade, je me sens mal, une boule grossit dans mon ventre. La porte est devant moi. J’entends de vagues petits cris. J’ouvre la porte. Un poignard transperce mon cœur. Mélissa hoquette. «Viens, Améthéa, rejoins… nous, ah…»
Mélissa est nue sur son lit, à quatre pattes. La chose de Yannick dans sa bouche. La chose de Jicé quelque part dans son arrière-train. Une profonde tristesse m’envahit. C’est donc à ceci qu’on me réduit. Un objet sexuel. Ai-je l’air de ce genre de filles ? Je ne dis pas un mot. Je ferme la porte, laissant les gémissements de ce trio improbable derrière moi. Si au moins ils avaient attendu d’être saouls, je les aurais excusés. Peut-être. Mais là. À peine débarqués de l’avion.
Je ne me sens pas bien.
Jour 158 : Le paradis se limite à cinq mots
Troisième jour et je m’ennuie déjà. Je me rends compte que la vie ici, sur cette île isolée, se résume à boire, à manger, à bronzer, à danser, à dormir. Une vie qui se résume à 5 verbes.
Ah oui on pourrait quitter cet hôtel-forteresse, mais tout le personnel essaie de nous en dissuader. La vie en dehors de ces murs est faite de misère, de vol, de viol, de meurtre. Tout un rêve.
Je t’aime mon beau sable fin, mais je m’ennuie de passer mes journées à enfoncer mes pieds en toi, à m’y cacher, à m’y rouler. Cette simplicité de la vie m’oblige à réfléchir, j’ai rien d’autre à faire que penser. C’est tellement pratique la vie urbaine pour oublier de penser à soi, sa place dans la vie, le but de tout ça. Partir tôt pour devancer les bouchons, écouter les radios qui nous confortent dans notre vie routinière, s’acharner toute la journée pour un travail salarié, rentrer fatiguée et penser à manger, puis à regarder une ou deux séries, voire sortir pour un loisir, puis dormir. Enfin recommencer ceci chaque jour.
C’est peut-être mieux ainsi, pour ne pas avoir à penser au sens de la vie. Pour ne pas avoir à prendre des décisions conformes au sens de la vie. De toute façon le sens je l’ai pas trouvé. Quand je pense l’avoir trouvé, un panneau apparaît : sens interdit. Retour à la case départ. Pendant ce temps-là je vieillis. Souvent je me suis dit que la vie ferait du sens une fois que je serai morte. Puis je viens de lire que la lumière au bout du tunnel vue par les mourants ressuscités ne serait que le produit d’une activité cérébrale intense à la veille de la mort. Pourtant je refuse de croire que je vais mourir sans qu’on m’ait donné mon dernier bulletin de note, sanctionnant plusieurs dizaines d’années de vie sur Terre.
Quelqu’un doit me le remettre. Sinon la vie aurait pas de sens ?
J’engloutis une dernière gorgée de vodka submergée de jus de mangue.
Jour 160 : l’objet de désir insaisissable
«Franchement ! Tu pourrais être plus compréhensive !» Jicé prononce ces paroles tout en étant complètement effondré sur sa chaise longue, lunettes de soleil reposant sur son nez suintant la graisse, un chapeau de cowboy cachant ses cheveux raidis par le chlore de la piscine. Son maillot de bain est si minuscule que quelques poils pubiens dépassent de cette cachette de fortune.
Depuis le début du séjour j’évite soigneusement le couple composé de ceux-dont-je-ne-veux-pas-prononcer-le-prénom. Du coin des yeux je les observe toutefois dans leur manège, naviguant de bar en bar, racolant des célibataires, femmes ou hommes, des couples. S’il y avait des animaux ils les harcèleraient aussi, sans doute. «Tu vois Jicé. Tu as beau me dire que c’est ça les vacances au soleil, coucher, boire, fêter, je ne comprends pas comment ils peuvent être ainsi juste en vacances et, si on peut dire, être sérieux voire coincés de retour au pays ?» «C’est supposé être toi la psy je te rappelle…» Ouais, tu parles, la psy de service… 10 000 théories expliquent chaque fait.
«Tu sais c’est quoi ton problème ? La jalousie, tu es juste jalouse. Tu trouves Mélissa super belle. Tu as toujours haï qu’elle soit avec Yannick, un vieux pas beau et idiot, selon toi, puis là elle couche avec n’importe qui, genre moi, et ça, ça passe pas. Tu n’arrives pas à accepter ta déception. Effectivement Mélissa est pas Vénus, une déesse vivant d’amour et d’eau fraîche, elle ne te voit pas non plus comme une fille exceptionnelle. Bref, tout ça pour dire que si tu laisses tomber tes illusions, tu verras que c’est juste une fille ordinaire comme beaucoup d’autres, et que toi aussi tu n’es pas aussi exceptionnelle que tu penses ! Ton ego est blessé et tu la détestes pour ça. »
Et me voilà ainsi jaugée et psychanalysée. Ce que dit Jicé me frappe comme une grue tombant sur une toilette mobile dans un chantier de construction. Mes illusions, mon imaginaire me perdent. Tout est tellement plus beau, plus fort, plus vibrant dans ma tête. Tout devrait être magique, intemporel. Puis quand je vois que les autres sont juste des animaux à la poursuite de la satisfaction de besoins primaires je suis déçue. Je me rends compte que j’aime mes fantasmes, mais que j’aime qu’ils restent à ce stade-là. La réalité est trop crue pour que je l’apprécie.
«Oublie pas non plus que Mélissa est une chercheuse dans un secteur pointu en biologie. Elle a pas à prouver son intelligence à qui que ce soit. Crois-moi, même lorsque je la besognais avec Yannick, c’est elle qui dirigeait. L’objet c’était pas elle, c’était nous. Elle sait ce qu’elle veut.» Ce n’est pas un discours qui me satisfait. Je la regarde, là, attablée au comptoir du bar, roulant les yeux face au barman, les seins débordants de son maillot volontairement trop petit. Je ne devrais pas la détester pour le simple fait qu’elle ne correspond pas à mon fantasme, soit une jeune femme perdue, attendant que je la secoure. Je vais me ressaisir, réveiller la psy impartiale en moi et aller discuter avec elle.
Jour 161 : La belle qui provoque les éléments
J’ai pris mon plus beau sourire, le plus hypocrite, et voilà Mélissa en route avec moi vers la plage. Elle a troqué son riquiqui maillot pour un short moulant conçu avec très peu de tissu. Mon côté fille superficielle m’a incitée à enfiler mon maillot une pièce de la dernière mode, dévoré par tant de trous qu’il laisse découvrir plus de peau qu’un maillot deux pièces. Je me déteste d’essayer de me présenter sous mon meilleur jour. Mais moi aussi je suis sexy et je le sais.
Certes je n’ai pas l’opulente poitrine de Mélissa ni le fessier aussi rebondi, mais mon genre de maigrichonne attire l’œil. «Je suis surprise par ton invitation. Suite à notre rendez-vous… disons… manqué, je pensais que tu me détestais.» Exactement je te déteste, mais j’essaie par la présente de trouver de meilleures raisons pour te détester. «Pourquoi je te détesterais ? Au contraire je trouve ça bien que tu assumes ton côté libertin.» L’expression grosse cochonne picotait ma langue, mais j’ai pris sur moi.
«Je ne suis pas idiote, je sais très bien que tu réprouves mon comportement. Puis ça me dérange pas. Tu vois, je suis jeune, je suis belle et j’en profite. J’aime qui je veux aimer et je couche avec qui je veux.» Là, la petite prétentieuse m’énerve, je vais tenter de la piquer. «Pourtant Yannick est idiot, ne ressemble pas à Brad Pitt lorsqu’il avait 20 ans ni même à 50 ans. Si tu es si belle comment ça se fait que tu sois avec lui ?» Mélissa fixe du regard quelques oiseaux qui plongent droit vers la mer pour récupérer du poisson. Elle sourit, amusée à l’idée que je ne comprends pas son comportement. «Yannick est mon oncle. La famille c’est important pour moi.» Elle me fixe droit dans les yeux, le regard provocateur et malicieux, elle semble fière de me voir grimacer, sur le bord de régurgiter mon omelette aux queues de langoustine du matin.
«Ton… ton… oncle ?! Tu vis et tu couches avec ton… ton… oncle !» «Ah ah, la petite bourgeoise. Je savais bien que tu avais la mentalité petite bourgeoise.» Si encore son oncle était pas si repoussant je pourrais comprendre. «Je fais ça juste pour faire chier mon père. Lui et mon oncle se haïssent. C’est mon oncle qui était le préféré de mon grand-père, bien qu’il soit le cadet, et il a hérité à sa mort de tout le pouvoir dans l’entreprise familiale.» «Qu’a fait ton père pour que tu veuilles l’énerver ainsi ?»
«Mon père a toujours tout eu ce qu’il veut dans la vie. Je pense surtout à l’argent. Mais c’est le pouvoir qu’il a toujours voulu. Le pouvoir sur sa femme, ses enfants, au travail. Quand mon oncle lui a été préféré pour la direction de l’entreprise, il en a fait une dépression. J’ai alors pensé lui porter le coup fatal en couchant avec mon oncle. Le pauvre en est mort. Il s’est enfermé dans son garage tout en laissant le moteur de sa jaguar tourner. La mort par suffocation est une des pires morts il paraît, j’espère sincèrement que c’est la vérité.» Je fixe hébétée une Mélissa qui joue nerveusement avec le sable, emprisonnant et libérant des grains de sable entre ses doigts de pieds. Elle a perdu son sourire malicieux.
«Tu dois te demander pourquoi je suis encore avec lui alors que mon père est mort hein ?» Pas vraiment envie de le savoir en fait. «Je vais te dire pourquoi.» Je ne veux pas savoir, mais je suis incapable de parler. «Il est accro à moi. À mes pieds. Un fidèle serviteur. Le jour où je vais le quitter il va retrouver sa misère, il est tellement bête et laid qu’il ne supportera pas sa vie misérable après avoir vécu la grandeur avec moi. Logiquement il devrait aussi s’enfermer dans son garage, avec toutes les conséquences que ça implique. Enfin je te laisse deviner à qui reviendra l’entreprise de grand-papa ?» Son beau sourire a fait place à une moue tordue, ses yeux lançant des couteaux.
J’ai l’impression de voir sous mes yeux un mauvais téléroman brésilien. Je ne sais pas quoi répondre à ça. Mélissa commence à pleurer. Je ne sais pas comment réagir à ses larmes. Elle se lève d’un coup puis court vers la mer. Elle plonge, puis nage, loin. Toujours plus loin. Je ne la vois bientôt plus. Je reste bête, assise sur mon tas de sable. Que faire ? Quoi penser ? Le ciel se couvre, le tonnerre gronde. Un sauveteur me fait signe de rentrer, une tempête s’annonce. Moi je sais qui l’a déclenchée.
Jour 162 : Telle est prise…
Allongée sur le côté, des grains de sable viennent chatouiller le dessous de son nez, mais elle ne réagira jamais. Des vers de sable glissent parmi les morceaux de coquillage qui recouvrent ses jambes. Ses yeux qui étaient encore si lumineux et éclatants hier sont aujourd’hui absents. Littéralement. Ses yeux ont été dévorés par un quelconque oiseau affamé qui traîne sur les plages en quête de déchets laissés par les humains.
Des secouristes s’affairent autour de Mélissa en remuant beaucoup d’air. Pourquoi tant de précipitation, j’ai jamais vu quelqu’un dont les deux yeux manquent, dont des morceaux de peau pendouillent, revenir à la vie. Sa belle peau couleur crème est maintenant violacée. Quand la sagesse populaire dit que la beauté est éphémère, ça prend tout son sens quand on regarde le corps inhabité de Mélissa. Même une vieille de 95 ans a une plus belle peau qu’elle.
Un quidam éloigne avec une pelle les mouettes qui essaient de tirer des lambeaux de peau. Elle est toutefois impuissante à repousser les mouches qui semblent entrer dans ses narines pour sortir par ses oreilles. J’entends des paroles fortes venir derrière moi. Jicé et Yannick arrivent en courant. Ils n’ont pas l’air si saoul en ce début de matinée. Ils regardent Mélissa avec le visage surpris des gens surpris. Je guette particulièrement Yannick.
Il la fixe une minute puis termine sa dernière gorgée de bière, lâchant en silence sa cannette de Heineken, tombant sans bruit sur le sable frais. Je ne peux pas m’empêcher de le piquer en ce grave moment. «J’espère qu’il te reste d’autres nièces…» Il me regarde avec des yeux méchants qui laissent passer un trait d’incompréhension. Il tourne les talons, ouvre une nouvelle cannette et titube vers le bar de l’hôtel.
Jicé me fixe avec un air incrédule. «Pourquoi tu lui parles de nièce ?» «Ben quoi t’es pas au courant, Mélissa est la nièce de Yannick !» Je suis fier de ma réplique et j’attends avec impatience sa réaction. «Qui t’a raconté cette bêtise-là ?» Là je commence à m’inquiéter… «Elle m’a raconté ça hier, tu savais pas ?» Je perds un peu de ma superbe confiance. «Ah ma pauvre Améthéa. Yannick et Mélissa se sont connus à une thérapie pour personnes suicidaires il y a quelques mois. Ce sont des névrosés sévères, un peu mythomanes aussi. » «Mais… mais… elle m’a dit que c’était son oncle, puis que son père est mort dans son garage.» Il hausse les épaules. «Son père tient un bureau de tabac dans un bled en banlieue et aux dernières nouvelles il vendait toujours du tabac et des revues pornos.»
Jicé me tourne le dos et s’en retourne vers l’hôtel, me laissant seule, les bras ballants. Non, je suis pas seule. Ma naïveté et moi-même jetons un dernier coup d’œil à Mélissa. La fermeture éclair remonte le sac en plastique jaune qui vient accueillir les restants de la mystérieuse Mélissa.
Jour 164 : Mayo et ketchup mortelles
C’est ce matin qu’un avion a rapatrié le corps de Mélissa en France, quelques morceaux restant toutefois perdus à jamais dans l’océan. Il me semblait pourtant qu’en ayant pas de famille ils auraient pu laisser son corps se décomposer sur cette île proche du paradis. Les vers de sable font un tout aussi bon travail que les vers de terre de notre bonne vieille France.
J’avoue que les premiers jours de mon arrivée ici je ne voulais rien savoir d’apprécier les îles paradisiaques, leur sable chaud, leur mer transparente, leurs tempêtes tropicales dangereuses. Pourtant, plus les jours ont passé, plus je me suis senti mieux dans mes sandales. Peut-être que je manquais de luminosité ? Je ne passe pas mes journées à la plage. Je suis une courageuse aventurière et j’ai roulé dans une Jeep de fortune le long des routes cahoteuses, des chemins de boue séchée, défiant les serpents qui s’hasardaient à traverser les chemins devant moi. Aucune pitié pour les animaux mortels. Mais tout périple a une fin.
C’est aujourd’hui notre dernier jour de vacances. Moi j’ai décidé de rester plusieurs semaines de plus, plus ou moins comme des vacances. Je raconterai ça plus tard, mais j’ai réussi à me faire une amie originaire de cette île et vu qu’elle habite seule, elle a accepté de m’héberger quelques semaines de plus. C’est l’avantage d’avoir des ex-colonies, je peux rester ici comme je veux, pas besoin de visa, je vais aussi essayer de me dégoter un travail.
C’est sans regret que je vais voir Jicé et Yanick rentrer en métropole. Bon débarras. Ils étaient même pas là pour exécuter toute la paperasse pour le retour du corps de Mélissa. Ils étaient plus préoccupés à se saouler au bar, près de la piscine, ou dans leur chambre au minibar dévalisé, tout en s’empiffrant de hamburgers dégoulinant de mayonnaise, beurre et autre corps gras, salé ou sucré. Une forme de suicide non ?
En y pensant à nouveau, je retrouve dans le comportement de Yannick plein d’éléments indiquant une forme de conduite suicidaire. Par exemple je trouvais qu’il se penchait bien trop souvent au-dessus du rempart de son balcon de chambre d’hôtel. Je pensais que l’alcool le faisait vaciller, mais en y pensant bien il parvenait assez adroitement à tenir une cannette de bière dans une main et à jouer avec deux boules de santé dans l’autre main.
De plus, dans quelque restaurant que nous ayons mangé, sa seule question à la serveuse était : tu as des frites ici hein ? Bien sûr, dans un bar à sushis il demande des frites. Dans un resto végé il demande des frites. Dans une boulangerie artisanale il demande des frites pour accompagner un sandwich trop rempli de verdure. Et devine donc ce qu’il demande dans un fast-food ? Ok, des frites, mais submergées par sept sachets de mayonnaise et trois de ketchup, il appelle ce mélange une sauce américaine. Sans oublier deux ou trois enveloppes de sel. C’est une forme de suicide alimentaire non ?
Ce soir tout ceci ne sera plus qu’un vieux souvenir.
Jour 184 : Agathe
Agathe en est à son dernier préparatif avant de partir travailler, la dernière étape de son rituel, elle ramène vers l’arrière ses longs cheveux aussi noirs que du charbon, pour les enserrer dans un élastique tout aussi noir.
La politique vestimentaire de l’hôtel où j’ai vécu 15 jours est assez stricte, il faut être bon chic bon genre, pas de place à avoir des employés qui ressemblent aux touristes qui fréquentent l’établissement. Soit des mal peignés, des peu habillés et parfois des malodorants. Si pour le touriste tout est permis, l’employé, le serviteur doit être d’une certaine classe pour que le touriste dégingandé ait une illusion renforcée que le beau monde est à ses pieds. Pourtant c’est juste des vêtements, un vocabulaire particulier, une attitude un peu snob. Mais qui n’aimerait pas avoir à ses pieds du monde qui semble hautain ?
Agathe est plus ou moins un commis administratif. Un joli mot pour dire qu’elle doit faire sans broncher tout un tas de choses aussi diverses que variées, qui vont de classer de la paperasse à remplacer une femme de chambre absente si besoin est. Elle peut éplucher des légumes en cuisine et gérer les stocks de nourriture pour que rien ne manque.
Je l’ai abordée pendant une de ses pauses alors que le temps était exécrable, des tonnes d’eau s’abattant sur les jardins, la plage, battant le mince verre des fenêtres de l’hôtel avec une telle force que le verre semblait s’incurver sous le choc. Tout ici est construit en fonction d’un climat toujours clément donc certains matériaux sont vraiment choisis avec un esprit d’économie en tête. Agathe est attablée devant son étrange ordinateur portable, le menton posé dans le creux de sa main droite, elle regarde pensivement les éclairs frapper les cocotiers les plus élevés, sur le flanc des montagnes.
Le temps s’est rafraîchi et on est juste trois à braver les éléments sous ce chapiteau aux quatre murs ouverts qui sert aux représentations théâtrales. Agathe, qui doit profiter de cette solitude pour emmagasiner assez d’énergie pour supporter le vacarme des touristes qui par mauvais temps se réfugient dans leur chambre, au plus profond de leur lit moelleux. Moi, la maigrichonne et misanthrope Améthéa, goûtant à la fureur des éléments, souhaitant presque que la foudre brise en trois le toit de métal vert du chapiteau pour nous écraser tous les trois. Ah, oui, mais qui est donc le troisième larron ? Je ne connais pas son nom, mais qu’il vente, qu’il pleuve, que le soleil soit radieux, il boit sa bière sous ce chapiteau, l’œil toujours un peu vide. Sa motivation apparente pour de telles vacances : bière gratuite 24/24 et il profitera de ce privilège 24/24, beau temps, mauvais temps.
Je m’approche d’Agathe, vue comme l’objet qui va tromper mon ennui en ce jour pluvieux. Je suis intriguée par le joujou électronique qu’elle tient entre ses mains. «C’est quoi ça, c’est un ordinateur portable ?» Je prends mon air le plus interrogateur possible pour l’inviter à me parler plus facilement, mais je sais bien que c’est un ordinateur qui fait aussi tablette, Jicé est un maniaque de produits techno et je suis à peine surprise de voir qu’eut existé un ordinateur avec deux écrans. «Oui, bah, c’est un gadget, un Asus Taïchi, tu le plies et l’écran externe s’allume. Je le trouve juste beau. Des fois je craque juste pour la beauté. J’aime ça glisser mes doigts sur son écran.» Elle fixe son Taïchi avec un regard un peu mélancolique, caressant la surface brillante de la partie tablette avec nonchalance.
«Ça fait longtemps que tu travailles ici ?» «Ça fait 5 ans et 5 ans de trop, mais ici sur cette île tu ne peux pas être très exigeante. Ou tu es fonctionnaire, ou tu travailles dans le tourisme et les services. Moi j’ai un diplôme en tourisme et même si j’étais supposée être guide touristique je me contente de ce travail-là. Les touristes sont pas vraiment intéressés à découvrir notre culture. Ils veulent faire du quad dans des sentiers de montagnes, se baigner dans les piscines d’hôtels, manger de la langouste à volonté, boire comme des pochetrons.» Ah mon Dieu elle doit en avoir sur le cœur pour raconter tout ça à une inconnue. Si sa direction l’entendait parler ainsi j’imagine qu’elle en prendrait pour son matricule !
«Au fait moi c’est Agathe. Je sais, ça sonne vieux, mais ici on a plus le sens de l’ancestralité que de la modernité. Mon arrière-grand-mère maternelle portait ce prénom et elle est morte le jour de ma naissance. Des fois j’ai l’impression de ne pas être moi-même, mais d’être elle. Enfin bon…»
«Moi c’est Améthéa et oui j’ai l’air d’avoir un prénom moderne, mais c’est inspiré de la mythologie donc pas si moderne que ça non plus !» «C’est joli comme prénom Améthéa, tu es chanceuse.» Ah, la chance a rien avoir là-dedans, mais plutôt une mère obnubilée par l’antiquité.
Agathe me sourit et la foudre frappe le chapiteau en même temps. Je frémis et elle tapote maternellement ma main comme pour me rassurer. Je regarde son sourire de vieille amie et la peur disparaît aussitôt.
Jour 185 : Le lait des cocotiers
C’est Noël. Le soleil brûlerait ma peau si je n’étais pas recouverte d’une longue robe blanche au léger tissu qui flotte au gré des mouvements de la brise. C’est Noël et je marche sur le bord de l’océan, laissant les vagues tièdes qui frappent le rivage me déstabiliser. Mon premier Noël sans un temps de merde, je me sens déboussolée. Dans mon imaginaire il doit faire froid, le plus possible, de la neige doit recouvrir le sol et les toits des maisons. Ici rien de tout ça. Les feuilles géantes des palmiers vibrent dans le ciel bleu, insensibles au fait que Noël soit aujourd’hui. Les gens portent leurs habits d’été les plus clairs.
Ce n’est pas Noël. De toute façon j’ai pas la tête à fêter. Mes économies baissent drastiquement et Agathe me pousse à trouver un travail. Je ne vis pas exactement à ses crochets, mais c’est dans sa mentalité de décourager l’oisiveté. La plupart de mes journées consistent à faire une seule chose : rien. Je goûte aux plaisirs faciles depuis quelques semaines. Grasse matinée jusqu’à 10 heures chaque matin, puis une toilette rapide, un saut à la boulangerie du coin de la rue où j’embarque un croissant à déguster tout en me promenant sur l’une ou l’autre des mille et une plages. Je rêvasse. Je poursuis l’écriture d’un roman qui ne verra jamais le jour. Je bâille régulièrement, harassée par ma fainéantise.
Je préfère vivre comme une cigale, je ne me vois pas vivre encore bien longtemps. Puis si je vis longtemps j’assumerai le temps venu. Malheureusement depuis quelques jours je sens que je regagne de l’espérance de vie, mon taux de stress est passé dans le vert, je me rends compte que tous les petits bobos dont je me plaignais constamment en Europe se sont affaiblis pour ensuite disparaître ici.
Aucune allergie, mais j’évite de croiser les Français de France au verbe critique ainsi que les populations locales qui critiquent les gens au verbe critique. Un cercle vicieux tout ça ma bonne dame ! Comme sous l’effet d’une drogue je souris bêtement, regardant un peu partout, écoutant avec distraction.
Je me suis promis d’essayer de trouver un travail, mais avec le taux de chômage qui sévit je vais me contenter de peu. Je redoute aussi l’ennui, vais-je me lasser de toutes ces plages qui se ressemblent, de ces journées souvent ensoleillées, mais entrecoupées de pluies tropicales diluviennes ? J’écris tout ça et le stress ne monte même pas. Toutefois la faim me gagne et je vais aller dans ce mignon restau asiatique goûter à leur fameux poisson dont j’ai oublié le nom et dont des cubes flottent dans un délicieux bouillon de lait de coco parfumé d’épices indiennes. J’ai faim !
Jour 188 : Le carnet mauve de la valise rouge
Mélissa intéressait si peu de monde que lorsque son corps a été rapatrié en France sa valise est restée toute seule, dans la pièce où se trouvait le cercueil de fortune. Aucun des agents aéroportuaires n’a cru bon l’amener avec elle. C’est sans doute ma faute j’ai dit qu’elle n’avait pas de famille donc finalement personne avait besoin qu’ils emmènent une pauvre valise. Jicé me racontait hier au téléphone que Yanick avait pas mal mis toutes ses affaires à la poubelle une fois rentrés chez eux.
J’ai ramené la pauvre petite valise chez Agathe. Je la regarde, là, un beau morceau de plastique rouge, coincé entre le mur et la porte du placard ouverte. Elle semble vouloir passer inaperçue. Peine perdue ma pauvre valise, ton rouge flamboyant est trop voyant. Un morceau de tissu dépasse. Yannick a bourré tout ce qu’il pouvait bourrer, de manière peu soigneuse. Y’en a qui ont tellement peur de la longueur du deuil qu’ils précipitent les événements. Ou alors il s’en foutait et voulait s’en débarrasser vite faite mal fait.
Ça fait plusieurs semaines que cette valise me hante. Je meurs de curiosité de l’ouvrir, espérant y découvrir un quelconque mystère. D’un autre côté je refuse d’y toucher pour ne pas avoir à me rappeler Mélissa.
Agathe m’a proposé de tout jeter à la poubelle, une manie décidément de vouloir jeter les affaires d’une défunte à la poubelle ! Non. J’ai décidé de la garder là.
Je prends ma morale à deux mains et je la jette bien loin. Assez loin pour que le temps qu’elle revienne je puisse ouvrir, regarder, et enfin refermer la grosse valise rouge pétante. La fermeture éclair reste coincée au niveau du tissu qui dépasse. Je force. Je force. «Shlack !» La fermeture pète en un éclair. Bravo. La valise explose sous l’effet de la libération. Elle était tellement remplie qu’une boîte de coton-tige s’envole un mètre au-dessus de la valise, manquant m’arracher un bout de nez. La honte de ma vie si je devais être défigurée par une boîte de coton-tige ! Bref, passons.
Je trie le linge d’un côté, et même s’il est de qualité, il finira aux ordures, jamais je porterais le linge d’une morte. Je me souviens du jour où ma grand-mère paternelle est décédée, ses filles se sont battues pour son linge. J’avais 13 ans et cette scène m’a marquée à vie. Les vêtements sentaient la vieille, la naphtaline, étaient aussi colorés que des rideaux des années 70, ça dépassait mon entendement qu’on se batte pour les porter. Elles se sont battues aussi pour son lit, celui-là même où elle a rendu son dernier souffle, celui-là même où elle fut retrouvée raide comme un banc en bois.
Une sœur est partie avec le matelas, mis prestement en haut d’une Renault 16, au cas où une autre sœur partirait avec. Ironiquement le matelas pris par ma tante Gisèle ne lui porta pas bonheur. Un jour elle a retrouvé son mari dessus, mais pas seul, il était en train d’enfourner sa baguette parisienne dans le four de Mme la Boulangère, excusez la métaphore. Plus jamais le matelas servit de support à qui que ce soit, Gisèle l’avait troué d’une bonne trentaine de coups de couteau. C’est le médecin légiste qui a compté les coups. J’ai oublié un détail. Le couteau était assez costaud pour transpercer les corps de mon oncle et la boulangère pour atteindre le matelas. Quand des personnes me disent que je suis une fille bizarre je leur raconte des anecdotes de ma vie familiale et là ils me trouvent finalement bien normale.
Je fouille la valise, mais rien de bien intéressant surgit. À moins que… à moins que… ah ! Je le crois pas, mes doigts tremblent en saisissant un livret. Il est recouvert d’un beau cuir mauve et doré par endroits. Je l’ouvre et découvre en frémissant de culpabilité un journal intime. Les premières pages indiquent des dates de début 2013. Ma curiosité maladive va dévorer ces dizaines de pages intimes. Je vais sans doute comprendre les raisons de son suicide.
Jour 191 : La môme et le briquet
Agathe me fait les gros yeux, comme une mère soucieuse le ferait pour sa petite fille qui a commis une faute. J’ai passé l’âge de me sentir petite fille, je respire donc un gros coup et je la regarde fixement, imperturbable, ou en tout cas j’essaie. «Elle est morte, on ne peut plus morte. Je vois pas ce que ça peut lui faire que je lise ses pensées les plus intimes, puis bon, c’est pas si intime que ça, hein.»
Oui, c’est très intime, mais je ne peux pas le reconnaître devant Agathe. «Tu devrais pas lire ça de toute façon. C’est souvent mieux de ne jamais savoir ce que les autres pensent. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire !» Elle est vraiment fâchée. Elle claque la porte du patio pour aller fumer nerveusement une cigarette. Elle sait de quoi elle parle quand elle dit que tout n’est pas bon à savoir. Elle a espionné pendant plusieurs mois les activités de son petit ami, mettant dans son ordinateur un logiciel qui enregistre tout ce qu’il tapait sur son clavier. Elle m’a pas tout dit, mais ça l’a écœurée de savoir qu’il chattait avec des femmes mûres sur des sujets un peu scabreux. Apparemment le petit monsieur fantasmait de fricoter avec une cougar. Ce n’est quand même pas le pire des fantasmes de vouloir coucher avec sa maman pour un jeunot de 23 ans. Agathe a donc rompu et a juré tous les saints que plus jamais elle espionnerait.
Concernant le journal intime de Mélissa, je l’ai lu en diagonale une première fois, genre une page toutes les 10 pages, j’étais trop curieuse de démêler le faux du vrai dans tout ce qu’elle a pu me raconter.
La première partie de son journal explique pourquoi elle a commencé à écrire. C’est sa psy qui lui a conseillé de matérialiser ses pensées par écrit. Elle semble atteinte d’un trouble de mythomanie. Par ses mensonges elle essaie de susciter la pitié pour qu’on prenne soin d’elle, pour être prise en pitié. J’ai du mal à considérer ceci comme une maladie. En psycho la mythomanie est assez délaissée.
Mélissa consigne soigneusement tous les mensonges qu’elle a pu raconter à son entourage et l’impossibilité de ne pas mentir. Voici un extrait :
«Une mythomane ! La sale chienne de psy me traite de mythomane, ça me blesse profondément. Comme si c’était de ma faute, comme si une maladie pouvait décrire mon comportement. (…) C’est tellement bon pour moi de voir dans le regard de l’autre que je suscite de vraies émotions. Je parle de mon dernier petit ami qui me forçait à engouffrer dans ma bouche ses testicules, me giflant si je montrais de la répugnance. Leurs regards deviennent embarrassés puis de la colère passe sur leur visage. J’aime sentir sur moi leur regard rempli de compassion et de répulsion. Je sens qu’ils aimeraient gommer ces actes dans mon âme, mais cette impuissance les rend triste. (…) Je suscite en eux des sentiments si forts, je me sens tellement vivante dans ces moments-là. (…) Ma vie est si triste sinon, si morne, si plate, si Waterloo. »
Selon ce qu’elle explique, et cette fois je pense que c’est vrai, à moins qu’elle ait aussi menti dans son journal, ses troubles de mensonges viendraient de son enfance. Ses parents sont décédés dans un accident de voiture alors qu’elle avait trois ans. Attachée dans son siège pour bébé elle fut la seule survivante, mais retrouvée pleurante, couverte de sang, des morceaux de peaux de ses parents recouvrant son corps. Je ne sais pas si c’est vrai, mais elle dit avoir récupéré à 18 ans le rapport de police de l’accident et c’était pas beau à lire. Bref, elle a ensuite été élevée dans une famille d’accueil avec cinq autres enfants et a comblé son manque d’attention par des mensonges. Entre cinq et douze ans ses mensonges étaient sanctionnés par des coups de ceinture frappant le bas du dos. Les coups ont cessé brutalement une journée de sa treizième année, ayant été internée trois ans pour avoir jeté de l’alcool à brûler sur le lit du père de famille, les pieds et mains attachés avec quatre ceintures. Elle n’a pas mis le feu au lit, mais s’est assise en face du beau-père, les yeux dans les yeux, jouant avec un briquet dans sa main tremblante, jouissant de voir le regard paniqué du beau-père lorsqu’elle allumait le briquet, puis son soulagement lorsque la flamme s’éteignait. Ce petit jeu a duré 30 minutes. La belle-mère a fini par arriver et au moment où Mélissa a voulu jeter le briquet sur le lit le briquet a refusé de s’allumer.
À sa sortie de l’hôpital, à 16 ans, elle a été mise en pensionnat et a vraiment profité de sa mythomanie, s’inventant une vie suscitant les pleurs des autres filles. Elle se sentait vivante, belle, et, surtout, intéressante.
Finalement, après des études en coiffure et maquillage elle a commencé à travailler dans un salon, mais ne gagnant pas assez elle se mit en tête de trouver un homme riche. Comme si ça se trouve par petite annonce. Elle a vraiment épluché les sites internet de rencontre, mais tombait sur des mythomanes comme elle. Ainsi vint la dépression de vivre juste avec un smic. Puis les tentatives de suicide la ramenèrent début 2013 vers des séances de thérapie de groupe entre suicidaires où elle rencontra Yannick…
Jour 192 : Nouvel an calme et bruyant
J’aime tellement le dernier jour de l’année. Depuis que je suis ado je ne pense pas qu’il y ait eu une seule année que j’ai pu regretter. L’année qui suit a toujours été meilleure que la précédente. Je me souviens de mes grands-parents qui me saoulaient avec leurs vœux de nouvelle année, au téléphone. « Une bonne année ma belle Améthéa, et surtout une bonne santé ! » Quand tu es ado tu te fous qu’on te souhaite une bonne santé. Ça t’effleure pas que tu es si fragile. Mais quand tu passes un mois à l’hôpital tu y penses à deux fois à la bonne santé. Dommage que mes grands-parents soient plus là c’est bien maintenant que j’aurais besoin d’une bonne santé, surtout.
Mais bon j’aime les nouvelles années, il y a un je ne sais quoi de nouveauté en changeant d’année, 2013 est impaire, passe et noire alors que 2014 sera paire, passe et rouge. J’espère.
Sur cette île il fait tellement beau tout le temps qu’il y a encore plus de fous pour fêter le nouvel an dans les rues, ou chez eux, empêchant les gens chiants comme moi de dormir. La maison en face de nous a passé la soirée à imposer sa musique metalcore, je pense que je dois connaître par cœur la chanson Jump Around de Fear and loathing in Las Vegas. Difficile de dormir quand la musique donne à mon corps l’envie de sauter partout ! Heureusement un génie a inventé les boules Quiès.
Il est minuit à différents endroits de la Terre, je ne vois pas pourquoi je gâcherais mon sommeil pour un minuit en avance sur l’Europe ou les Amériques. Minuit n’a donc pas de valeur pour moi, autant sommeiller. Par contre j’aime ça me lever tôt, 6 heures pétantes, le soleil se levant à la même heure que moi, imposant sa lumière progressivement sur les plages, les forêts, se frayant un passage entre deux montagnes. Il fait un peu plus frais le matin, mais aujourd’hui premier janvier tout est fermé. Pas de petit mokaccino, pas de bon pain au chocolat frais et chaud qui fond dans la bouche et goûte le beurre.
Je me promène dans les rues désertes, aux trottoirs souvent défoncés, aux maisons de murs en chaux jouxtant des bâtisses plus modernes. Je me dirige vers le port pour regarder les bateaux de pêcheurs qui ne perdent pas un jour, même férié. Les navires pour les touristes, plus imposants, des Goliath face aux David des pêcheurs, mouillent plus au large. Je me dis qu’eux doivent avoir une plus belle vue que nous.
Des mouettes viennent m’ennuyer sur mon banc, mais j’ai rien pour elles, aujourd’hui. J’ai le ventre creux moi aussi. Je termine de lire dans le carnet mauve les derniers passages concernant Yannick. Je lis fébrilement le titre du jour suivant et mes mains tremblent, mon cœur se serre, je vois mon prénom en haut de la feuille. Elle va parler de moi. Je crains le pire ! Mon ventre crie famine je repousse la lecture à plus tard je vais errer pour trouver une boulangerie ouverte.
Jour 195 : Améthéa, vue par Mélissa
J’ai pris quelques jours pour digérer ce que Mélissa a écrit dans son mauve carnet à mon sujet. Je suis assez songeuse. Voici notre première rencontre de son point de vue.
«Yannick a pas pu s’empêcher d’enfiler plusieurs bouteilles de bière avant de venir ici. Pourtant Jicé est pas réputé pour laisser mourir de soif ses invités. J’espère que ce soir on parviendra à trouver des couples plus intéressants que la moyenne des dernières semaines. Je me rends compte que lorsque dans un couple tu es bien plus jolie que ton partenaire c’est difficile de trouver des couples qui sont prêts à faire des échanges. On m’a déjà dit que j’ai l’air de sortir avec, genre, mon oncle. C’est drôle comme idée ça, des fois ça me tente de faire passer Yannick pour mon oncle. Dieu que ce gars-là fait pas d’efforts pour s’arranger, il s’habille en survêtement pour une soirée. Franchement ! Imbécile. On va encore se ramasser, si on est chanceux, avec un célibataire qui voudra juste me baiser moi.
(…) Tiens je vois Julie et Maxime au loin. La concurrence va être rude ce soir. Eux sont moins difficiles que moi, ils prennent tout, des vieux, des jeunes, des couples ou des célibataires. On a déjà passé une nuit avec eux et c’était pas mémorable. Julie voulait tout pour elle et accaparait Maxime et Yannick. Il ne me restait guère qu’un trou avec lequel jouer et c’était pas mon préféré. Je déteste l’égoïsme quand on est supposés échanger, partager. Enfin bon. C’est comme ça.
(…) J’avale ma deuxième vodka lorsque Jicé me présente une fille, célibataire apparemment. Elle s’appelle Améthéa. Elle a pas l’air de première fraîcheur, sans doute en début de trentaine. Je lui décoche mon sourire le plus charmeur, la soirée est tellement ennuyeuse, je peux pas me permettre de gâcher une éventuelle nuit potable, même avec une fille célibataire de 30 ans. Ah ça, on se demande pas pourquoi une fille de 30 ans est encore seule. Personne a voulu d’elle. Sans doute un caractère de merde. Elle a l’air d’aimer les filles ou sinon j’interprète mal sa façon de m’analyser des pieds à la tête. Pas très discrète la fille, elle semble me juger comme un morceau de viande chez le boucher. Elle est quand même pas laide à la regarder de plus près, pour une fille âgée je veux dire. Au moins ses seins semblent petits elle doit pas avoir de problème de sein qui se replie sur lui-même. Elle parle d’une belle manière, ça sent la fille intelligente. Encore un point qui explique son célibat. Mon Dieu elle doit être ennuyeuse à vivre. Elle fait des efforts pour paraître mieux qu’elle est, ça m’énerve ce genre de comportement. Soyons donc qui nous sommes, ça simplifie la vie.
(…) Améthéa regarde Yannick avec haine. Je peux pas le lui reprocher, ce soir il est pas à son meilleur. Le monde doit penser qu’il doit être millionnaire pour qu’une fille comme moi soit avec lui. Pourtant il a des qualités. Surtout sexuelles, il est merveilleusement bâti et très habile de sa langue et ses membres. C’est le seul qui me pousse au bord de l’évanouissement. J’aime tellement perdre pied, perdre la tête, le sexe est la seule chose qui me fait oublier ma triste vie. La psy elle-même m’encourage à assouvir mes pulsions sexuelles. Elle dit qu’à force de les assouvir je vais me lasser et ensuite voir l’essentiel. Bon voilà ! Elle renverse du vin sur Yannick. Accident ou pas, Yannick se donne encore en spectacle. Je pense qu’on va repartir bredouille de cette soirée. Aucune chance que cette Améthéa elle-même vienne avec nous, au mieux elle me veut juste moi. Cette soirée a trop duré, on va prendre nos cliques et nos claques et rentrer à mon appart. Si Yannick est pas trop saoul j’arriverais peut-être à le raidir suffisamment pour pas dormir le bas ventre vide.»
Mélissa me décrit un peu durement, mais je ne peux pas me voiler la face, ça me ressemble un peu. Je me console en me disant que Yannick en prend plus pour son grade que moi. À suivre demain, leurs premiers moments ensemble.
Jour 196 : Impair, manque et noir
Aujourd’hui il pleut au paradis. L’île n’en perd pas pour autant son côté paradisiaque. En plus ça me permet de retranscrire des passages du journal intime de Mélissa. J’ai pris la décision de le jeter dans l’océan, demain ou après-demain. Je trouve que ce serait un manque de respect de le jeter dans une poubelle. De plus je refuse de le garder avec moi, je ne veux pas que son esprit vienne me hanter pour le reste de mes jours. Je suis un peu superstitieuse et je ne prendrais pas le risque que son âme reste attachée à ces quelques feuilles dans ce carnet. Ce sera une belle mort pour lui que de voir l’encre se décolorer, le papier ramollir pour enfin se dissoudre dans les profondeurs de l’océan.
Chose promise, chose due, les premiers moments entre Mélissa et Yannick.
«Je comprends pas pourquoi on fait une thérapie de groupe entre suicidaires. Je trouve ceci assez déprimant. Je me demande ce que la psy cherche. Elle dit que le suicidaire a trop tendance à juste voir ses maux, sa propre souffrance. C’est du moi, moi, moi. Elle pense pouvoir nous faire relativiser notre malheur en entendant le malheur des autres. Mais je m’en fous tellement de ce qui les rend malades. C’est ma troisième séance et je me retiens pour pas leur dire de se suicider et de nous foutre la paix. Je prends sur moi pour supporter leurs jérémiades. Ça me donne pas moins envie de me suicider de les entendre pleurnicher, au contraire, ils me dépriment ! Le seul dans le tas qui fait pas pitié s’appelle Yannick, un gars dans la fin de trentaine, avec les cheveux rasés pour masquer sa calvitie, habillé avec un survêtement Adidas qui fait très rappeur..
(…) On peut pas dire qu’il est beau, mais j’aime sa prestance, son assurance, je me demande même en quoi il est suicidaire. Il est assez arrogant lorsqu’il parle, je vois pas de faiblesse apparente. Ça doit donc pas se voir sur le visage une tendance suicidaire, pas comme les autres participants, qui ont l’air d’avoir été victimes d’une marée noire. Pauvres choux. La psy essaie de pousser Yannick à briser sa coquille, mais il cède pas. Je vais essayer de lui parler à la fin de la séance pour savoir ce qu’il fait là.
(…) Ma tête cogne contre celle du lit dans un rythme parfait. Il me prend comme une bête et se comporte comme une bête. Nous sommes deux animaux en train de satisfaire notre instinct de reproduction. Quand je lui ai demandé ce qu’il foutait dans une thérapie de groupe sur le suicide il m’a giflée puis jetée sur son lit. Il a manqué m’arracher un bout de fesse en déchirant ma culotte. Il m’a alors enfoncé son sexe sans le moindre préliminaire. Je suis restée sous le choc, incapable de prononcer un mot. Je ressentais sa rage au plus profond de moi, je me suis sentie devenir un objet et c’est là que j’ai perdu la tête, mon cerveau a cessé de réfléchir. Je suis devenue un objet. Lui est devenu mon objet à moi. Passé, présent, ou futur ne venaient plus troubler ma nouvelle tranquillité. On est juste deux animaux avec des besoins animaux. À ce moment-là j’ai compris que Yannick m’avait libérée.
(…) L’argent, pour Yannick, c’est aussi important que le sexe. L’argent facile je devrais dire. Il est pas suicidaire en fait. Il s’est retrouvé un soir à l’hôpital, devant la porte des urgences, baignant dans son sang, les poignets lacérés par un objet tranchant métallique. Sauf que c’était pas une tentative de suicide. Il a dit aux médecins que oui, pour pas avoir d’ennuis plus graves. C’est en fait un règlement de compte. Il devait un 15 000 euros à des mafieux, suite à des parties de poker soi-disant truquées. Ne pouvant pas payer ses dettes ils lui ont donné une leçon en lui tailladant les poignets. Ils ont quand même eu la gentillesse de le jeter devant les urgences. Ils ne veulent pas sa mort, ils veulent juste leur argent.
(…) Je recrache dans un mouchoir la dernière giclée de sperme d’un des mafieux auquel Yannick doit de l’argent. Les 15 000 euros sont remboursés. Yannick est bien fier de moi. Ça fait des semaines qu’il me préparait en me disant que je ferais une escorte très rentable, pouvant gagner facilement 600 euros par soirée sans coucher et sans doute un 1200 si je faisais la totale. Ça a l’air que j’ai remboursé assez vite sa dette, ses clients préféraient la totale. J’aime ça voir son beau sourire sur son visage. Il caresse machinalement ses poignets où des cicatrices assez importantes sont promises à ne plus être rouvertes. Il va nous offrir un voyage au soleil pour fêter le remboursement de la dette ! J’ai hâte !»
(…) Quelle mauvaise surprise. La coincée Améthéa vient en vacances avec nous. Je déteste sa façon d’essayer de me psychanalyser. Je la trouve encore moins sympathique depuis que je sais qu’elle est comme une psy. Coincée et psy, son beau petit cul et sa silhouette fine ne compensent pas ces défauts.
(…) La tête me tourne depuis ce matin. Ça fait deux jours que je vomis. Je regarde le test de grossesse s’enfoncer au plus profond de la poubelle de la salle de bains. J’ai envie de pleurer. Un enfant il manquerait plus que ça. J’entends Yannick ronfler comme un porc, cuvant son rhum de la nuit et ses ébats mouvementés avec une employée de l’hôtel qui travaille aux cuisines. Il est vraiment tombé bas pour soulager ses testicules, elle était grosse comme un char d’assaut et poilue comme un chimpanzé. C’est quand même pas avec ce gars que je vais avoir un enfant… de toute façon j’ai trop souvent couché sans protection pour savoir qui est le père.
(…) Le paradis n’a pas le goût du paradis aujourd’hui. L’idiote pleine de préjugés, Améthéa, m’a invitée à la plage. J’aurais pas dû dire oui, elle va encore me fatiguer avec toutes ses questions. J’ai juste envie de tout oublier… le bébé qui grossit… le gros cochon qui dort dans la pièce d’à côté… la psy, les psys, tout le monde. Ils me font chier. Tous !»
C’est son dernier mot. J’efface des larmes qui coulent sur mes joues. Quoi qu’elle ait pu penser, dire, écrire, mourir restera toujours un échec. La mort naturelle peut signaler aussi un échec, mais la mort volontaire signale forcément un échec. Impair, manque, et noir.
Jour 209 : Le retour du père
La sonnerie du téléphone perturbe ma grasse matinée. Agathe n’est pas là et le bip continu du téléphone m’étourdit. Encore un Français qui a aucune connaissance du décalage horaire. Mon or noir moussonné de la côte de Malabar ne déverse plus sa caféine dans mes vaisseaux sanguins. Je suis fa-ti-guée.
Je me tire laborieusement des draps remplis d’humidité qui collent à ma peau. L’afficheur du téléphone révèle que Jicé essaie de me joindre.
«Jicé !!! Sais-tu quelle heure il est ???» «Améthéa, c’est important… c’est au sujet de Mélissa…» Ah bon, que peut-il y avoir d’important. «Son père et sa mère m’ont contacté.» Hum. Ah bon. C’est ça. Ils sont morts dans un accident de voiture lorsqu’elle avait trois ans. Je soupire intérieurement. Un énième mensonge de sa part. Mentir dans son propre journal intime, quel intérêt ? Je me disais aussi que ça sonnait gros tout ce qu’elle écrivait.
«Ouais ben, ils voudraient savoir si tu as trouvé quelque chose dans ses affaires. Ils ont l’air profondément peinés. Yannick a foutu toutes ses affaires à la poubelle. Son père surtout est très malheureux. Il me la décrivait comme sa petite princesse, ça me fendait le cœur de le voir pleurer.» Mais qui était donc cette Mélissa… ?
«Son père dit que sa psy l’obligeait à remplir un carnet et il aimerait le récupérer. Yannick a juré avoir jamais trouvé le moindre carnet, ça te dit quelque chose ?» Pauvre papa, tu n’aimerais pas lire ce que ta fille mythomane raconte à ton sujet, tu es mort depuis des décennies, tu as été remplacé par des beaux-parents qui ont failli sentir le cochon brûlé lorsqu’elle avait 13 ans. Pauvre papa. Tu es mieux de garder dans ta tête l’image de ta petite princesse, modèle d’innocence et de réserve. «Donne-moi son numéro de téléphone je vais lui parler directement. »
Un homme à la voix fluette décroche. Il parle d’une voix douce, choisissant avec élégance des mots recherchés. «Ah, mademoiselle, merci à vous de me faire partager ses derniers instants de vie. Je suis tellement triste de ne pas avoir vu assez ma petite princesse ces dernières années.» «Je vous comprends, sachez qu’elle m’a dit avoir regretté de ne pas avoir été plus présente.» Mon Dieu je suis en train de mentir, mais je sens sa peine à l’autre bout du fil et je ne peux pas m’empêcher de tricoter la réalité.
«Je comprends, monsieur, que perdre sa fille unique est une lourde perte.» «Oh non, ce n’est pas ma fille unique. Elle est d’ailleurs ma fille adoptive, ses parents sont décédés dans un accident lorsqu’elle était petite.» Mon sang arrête de couler dans mes veines l’espace de quelques secondes. Un vertige étourdit mon cerveau. «Vous… vous voulez dire que vous êtes son beau-père ?» «Exactement, nous avons recueilli la petite à 3 ans, mais ce fut une enfant difficile.» Il sanglote au téléphone. Le malaise grandit. Je tente le tout pour le tout. «Son adolescence a été difficile ?» «Oh que oui mademoiselle, je ne peux pas vous raconter ce qu’elle a fait adolescente, le passé est le passé. Nous avons dû la placer dans un établissement vers 13 ans.» J’ai envie de vomir, subitement. Mélissa n’a peut-être jamais menti.
Je tente ma chance. «Était-elle habile avec les briquets et les nœuds ?» Un silence coupable brise les grésillements de la ligne téléphonique. «Je… je… vous ne pouvez pas savoir ça… ma petite salope, tu vas me renvoyer ce carnet immédiatement ! Sinon je te jure que je vais avoir ta peau, où que tu te caches dans ce…» Il ne finira pas sa phrase. Elle ne se rendra pas jusqu’à mes oreilles. Je respire un grand coup. Je pense à Mélissa. Et. J’ai. Juste. Envie. De. Hurler.
Jour 210 : En route vers le bagne
«Je le jure, Mademoiselle Agathe, sur Dieu et ses saints, qu’un boulot je continue à chercher !» Agathe fronce toutefois les sourcils, comme une mère soupçonneuse. C’est avec politesse et diplomatie que je réponds à ses remarques concernant mon oisiveté. Certes j’ai envie de me la couler douce au paradis, jusqu’au bout de mes économies. Elle est une fourmi et dans ses yeux je vois en miroir le reflet d’une cigale.
Depuis que j’ai frôlé la mort je ne vois plus le monde de la même manière. Je me pensais immortelle, ayant du temps à ne plus savoir quoi en faire. Maintenant je mets les priorités à la bonne place. Mon oisiveté apparente est juste une apparence. Je me sens plus vivante et en communion avec la vie en faisant rien de bien utile. Je crée aucune richesse matérielle à empiler sur le tas déjà composé par toutes les petites fourmis. Je me contente d’observer les activités humaines, humer les divers parfums de la forêt, de l’océan et de la ville. Je fais rien qui améliore la vie de la communauté. Rien. Je profite et observe.
Oui, certains jours je m’ennuie. Le désir de travailler monte en moi, mais un travail ne concernant pas l’analyse de l’être humain m’ennuie. Je ne suis pas faite pour créer des richesses matérielles.
Ce soir Agathe a envie de me fâcher. «J’ai trouvé un travail pour toi, ma grosse fainéante.» Je crains le pire. «C’est dans mon hôtel, j’ai parlé à la gérante.» Un frisson glace mon échine. Me voit-elle femme de ménage ? Cuisinière orientale ? «Un travail de femme de ménage, en quelque sorte… un superviseur à la clientèle est parti 6 mois pour dépression, tu vas le remplacer, c’est bien payé. Tu dois recevoir et régler les plaintes des vacanciers. Je peux te le dire, tu vas avoir besoin de toutes tes qualifications en psychologie. C’est vraiment chiant des vacanciers ! Tu commences lundi !»
Ah bien merci, même pas besoin de dire non, il est entendu que je dis oui apparemment. «Et si je refuse ?» Ma moue frondeuse de petite fille fâchée prend un ton menaçant. «Si tu es pas là lundi, trouve-toi un autre gîte !» Ah c’est donc ça, elle m’attaque droit au portefeuille. À 2000 euros par mois le loyer je peux faire mes bagages dans deux mois si je ne suis pas hébergée quasi gratuitement.
Je regarde Agathe avec une moue fière et orgueilleuse, semblant prétendre que le travail ne me fait pas peur.. «En y pensant bien, si le gars est parti en dépression, ça me tente ce genre de défi. Celui qui va me faire partir en dépression est pas né !» «Hé, toi, là ! Oublie pas que ce sont des clients et que le client est roi. Le plus difficile n’est pas de gérer leurs humeurs, mais de parvenir à contenter leurs désirs matériels. Mais bon ça va te faire du bien. Tu es trop choco-gâtée je trouve, comme fille.»
Bah au moins ça me retire une épine du pied, je vais pouvoir goûter au paradis quelques mois de plus.
Jour 230 : Bienvenue au paradis !
C’est samedi, si tôt. Un bus laisse s’engouffrer dans l’hôtel une horde de touristes hirsutes. Ils pensaient avoir la belle vie, le soleil qui brûle l’épiderme, l’eau cristalline qui balaie les poils sous les maillots, le buffet à volonté qui défonce les parois de l’estomac, le bar ouvert 20 heures sur 24, pour se saouler jusqu’à plus soif. Pourtant, les heures d’avion ont apporté sur leur visage une triste mine, une fatigue de ne rien faire qui épuise. Leur seul souhait est de d-o-r-m-i-r. Au paradis lui-même, quelques heures de sommeil sont aussi douces et reposantes qu’en enfer. Il leur faut reprendre des forces pour parvenir à profiter de leurs vacances à ne rien faire.
Je les regarde se bousculer à qui mieux mieux vers les trois réceptionnistes à l’œil guerrier et aux doigts de main qui trépignent d’impatience sur les touches de leur clavier, prêtes à enregistrer au plus vite ces candidats au repos. C’est la guerre. Un hôtel se doit de minimiser l’impact de toute paperasserie. Le client se voit siroter un martini gorgé de limoncello sur une page de sable fin, il ne se voit pas patienter en file indienne pour signer une carte d’enregistrement, perdre du temps à écouter des consignes concernant les coffres de sûreté ou les règles d’évacuation en cas d’incendie. Non. Au paradis, point de voleurs. Au paradis, point de catastrophes naturelles. Je regarde avec un sourire en coin le dernier bulletin météo pop-upper sur mon téléphone, une tempête tropicale est prévue cette nuit au paradis.
Je ne devrais pas sourire. Un touriste frustré est une bête immonde avec de la bave qui coule de sa bouche lorsqu’il gémit. Il vient me voir pour que j’arrête les gouttes de pluie, pour que je commande aux vents de souffler en ville plutôt que sur la plage. Si vraiment de tels pouvoirs je possédais, je n’occuperais pas un emploi minable de superviseur aux besoins de la clientèle dans un hôtel aux étoiles flétries, en direct du paradis. Un emploi temporaire, de surcroît.
Si je commandais aux éléments, j’ordonnerais à la lave assoupie dans la croûte terrestre de se réveiller, pour briser la croûte terrestre et se répandre dans les océans et mers pour les transformer en bouillabaisse géante. Sur terre, par contre, nous fondrions comme des M&M’s dans une main moite. La lave jaillirait si haut que même les êtres volants ne s’en tireraient pas.
Je souris bêtement à l’évocation de ce doux rêve lorsqu’une touriste rabougrie, aux cheveux gris de type balai-brosse, s’avance vers moi. «Madame, dites-moi. Je veux pas vous déranger. Hum. Hein. Il se trouve que je suis incontinente et je me demande où acheter des culottes, hum, disons, des couches, sur cette île. Vous pourriez trouver ça pour moi si je vous donne une grandeur ?» Voilà. La messe est dite. C’est mon travail.
Jour 231 : Sang dessus et dessous
Un peignoir recouvre à peine ses parties intimes. Quelques bourrelets dépassent de la ceinture, bien qu’il soit allongé sur le dos. Personne doit toucher au corps avant l’arrivée des secours, ou de la police.
Les rafales de vent projettent avec violence des gouttes de pluie à travers la porte-fenêtre qui n’est plus. Seul le cadre en bois bat régulièrement contre le mur adjacent. Et le verre de la fenêtre, lui ? Des éclats gros comme une main de boxeur sont profondément enfoncés dans la chair du vieux bedonnant. À voir la scène j’imagine la fenêtre ayant lancé des morceaux de verre comme on lance des fléchettes sur une cible.
La petite jeune qui accompagne le vieux libidineux en vacances a la mauvaise idée de vouloir retirer un bout de verre enfoncé maladroitement près de son cœur. Le sang alors contenu dans ses vaisseaux sanguins gicle hors du corps tel un geyser, tel un mauvais film d’horreur. «Ça pisse le sang !» La môme est effrayée, ça pisse effectivement le sang sur elle. Des gouttes pénètrent dans sa chevelure et ruissellent sur son visage. Elle se jette sur le balcon, balayé par le vent et la pluie, ses mains nettoient frénétiquement le sang qui se dilue peu à peu avec l’eau de pluie. Son chemisier devient transparent et dégoûtée d’y voir des taches de sang elle se moque des quidams qui la regardent et le retire sauvagement, pour le jeter par-dessus le balcon. C’est triste de voir ce corps si maigre, si nu, fouetté par la pluie qui noie les larmes salées de la pauvre enfant. Prostrée, elle semble prier, ses mains accueillant son visage tremblotant.
Personne fait rien. Je me décide à fouiller dans un placard pour en sortir quelques serviettes de plage bariolées. Je les jette sur la pauvre enfant et la tire vers l’intérieur de la chambre. Son malheur ne fait pas plus de bruit que lorsqu’elle était sur le balcon. La tempête exprime sa rage, fouettant les arbres, le sable durci, la mer assombrie et les fenêtres vétustes de l’hôtel.
Agathe me tire de ce spectacle désolant. C’est la panique dans l’aile Est. Toutes les vitres ont volé en éclat, on compte de nombreux blessés. Les touristes ressemblent à des petits oiseaux effrayés, se collant ensemble et gémissant sur ce paradis qui est maintenant un enfer humide et glacé. Les secours n’arrivent pas, ils doivent avoir d’autres incidents un peu partout sur l’île. «C’est toujours la même histoire ici, quand une tempête fait des siennes, le chaos est partout, les secours sont jamais assez nombreux.» Agathe maugrée.
Pendant ce temps-là le petit vieux se vide de son sang, il semble maigrir imperceptiblement.
Jour 314 : La résurrection
C’est écrit « Boréale blanche ». Une bière de fille qu’ils disent. Sur une île tropicale beaucoup de produits sont importés, pour que les touristes ne soient pas si dépaysés. Finalement, au fond, si eux et moi on se regarde dans le noir des yeux, on va se le dire. Ils aiment ça être chez eux, ils veulent juste de l’eau, du sable et de la chaleur en plus. Tout doit être comme chez eux pour le reste.
Dans mon verre manquent juste la rondelle de citron et le petit parapluie. Je suis enfoncée, quasiment noyée dans un vieux fauteuil en tissu vert très années 70. À cheval donné on ne regarde pas la monture, dit-on, mais bon, Michèle aurait pu avoir plus de goût.
Le fauteuil est bizarrement placé dans un coin entre une cheminée qui ne verra jamais un feu s’allumer et une baie vitrée. C’est bizarre cet emplacement, jusqu’au moment où je plonge de fatigue sur lui, ma bière de fille solidement maintenue par ma main droite, mon regard traversant l’imposant vitrage. Là-bas, au loin, c’est la mer inévitable que j’entr’aperçois. Des gens paient des fortunes pour avoir une vue sur l’eau, alors qu’ici tout le monde l’a, sans supplément. Des palmiers de plusieurs mètres de hauteur pourraient gâcher la vue, mais leur bas dégarni laisse passer la vision des flots bleus.
Subitement j’ai retrouvé le goût d’écrire, juste en regardant ce paysage, après ces longues semaines de silence. Le paradis où je vivais a succombé à la tempête tropicale. J’ai perdu mon travail, perdu mon amie qui a eu sa maison détruite, il ne me restait plus qu’à prendre mon baluchon de pèlerin et rentrer à la maison. Quelle sainte horreur ! La maison… soit le passé, les gens trop connus. J’avais trop pris goût à l’aventure. Je me suis donc éloignée plus loin dans les terres, dans un coin de riches, uniquement touristique.
Les riches ont bon goût. Malgré les tours d’appartements qui montent jusqu’au ciel, de nombreux arbres cachent le voisin de chaque voisin. Un genre d’immenses tours de luxe en béton, entourées ci et là de bâtiments en pierre blanchâtre, pour les touristes n’ayant pas assez d’argent pour voir des kilomètres à la ronde.
Je ne sais pas si je supporterais ce climat encore longtemps, trop chaud ou trop froid je n’aime pas, je suis une modérée. Une bière de fille qu’ils disent.
Michèle me secoue, mais perdue dans mes songes je n’écoute personne. « C’est l’heure ! » Ah oui c’est donc l’heure. Mes yeux se ferment insensiblement. La Jeep ronronne à l’extérieur de la maison, bourrée de matériel de camping. Les ‘tits touristes du « resort » nous attendent pour une sortie dans la jungle sauvage.
Jour 316 : De l’or pour les cochons
De la boue épaisse aux reflets cuivrés semble ruisseler autour des genoux d’Huguette, creusant des sillons pour l’engloutir. Elle est prostrée, les genoux dans la merde, épongeant le surplus de boue qui recouvre son sac de couchage. La boue coule, encore et toujours. Elle veut noyer Huguette, mais malgré sa soixantaine d’années la petite vieille lutte sans grand effort, elle sourit. D’un optimisme rare, elle sourit devant l’adversité, dévoilant une parfaite dentition blanche, mise en valeur par les gouttes cuivrées de boue séchée qui marquent son front : « C’est mieux qu’une thalasso ! Yo ! Yo ! »
Yoyo la regarde avec fatigue. Le camping c’est pas son truc. Surtout quand le guide local est un nul et établit le campement sur un terrain en pente, surplombé par une colline sans arbres. « Le guide il dit que c’est imprévisible ce genre d’orage spontané, mon cul, oui ! »
Le cul à Yoyo est posé sur un tronc d’arbre et il refuse de bouger. Il a passé la veillée à maugréer contre notre coin de paradis boueux aux pluies torrentielles incontrôlables. Il se voyait dévorer langouste après langouste sur une plage cubaine, entourée de jeunes nymphes dont l’élastique du maillot aggrave dangereusement la séparation des fesses droite et gauche. Mais non, lui, il matte sa vieille rombière prendre un bain de bouillasse.
Je frotte mes hanches comme quelqu’un qui a passé une sale nuit. Quand on me demandera encore pourquoi je hais le camping je brandirai des photos de ce carnage. Lorsque la pluie tombe les degrés chutent et je grelotte. La toile de la tente devient si imbibée d’eau que des gouttes finissent toujours par tomber sur moi. Cette nuit je sentais l’eau couler sous la tente. Prise de panique je me souvenais de ce film pourri de fin du monde où les eaux finissaient par tellement monter que tout était noyé. C’est d’ailleurs l’angoisse la plus secrète de tous les îliens : la montée des eaux qui noiera leur île, leurs proches, leurs biens. La fin de leur monde. Les autres ont le temps de voir la fin venir.
Michèle retient ses larmes. C’est sa première organisation d’excursion et c’est un fiasco. Seul un maigre nombre d’enfants se félicite de sauter à pieds joints dans la boue et à s’y rouler comme des cochons. Seuls quelques adolescents misanthropes prennent plaisir à regarder leurs parents abattus par leurs vacances ruinées. Satisfaire ce genre de clientèle ne rapporte pas d’argent.
L’autobus de la délivrance arrive. Je tends la main à Michèle qui semble vouloir couler avec son navire. « Y’a plus rien, là. Viens avec moi. On va noyer tout ce chagrin ailleurs… »
Jour 320 : Le parfum de Maman
Le menton posé dans la paume de sa main, immobile, seuls ses yeux vont et viennent, de fille mûre en jeune fille. Ses yeux les analysent, de haut en bas, sans que sa tête indique qu’il les « mate ». Il semble songeur, ou rêveur, alors qu’en réalité son cerveau est en ébullition, il est en quête d’une femelle qui comblerait le vide qui le remplit et sur lequel il ne sait pas mettre de mot.
Quand Rick, ou plutôt Richard, qui se fait appeler Rick parce qu’à la télé ça sonne plus cool, a su que dans une autre vie je pouvais avoir eu la prétention de soigner les bobos psychologiques d’autrui, il m’a conté sa vie sans que je demande rien. Après une journée passée à satisfaire les désirs exotiques des clients de l’hôtel, je bois traditionnellement mon mokaccino en espérant avoir la sainte paix dans l’un des bars les plus reculé et inaccessible du village de vacances. Je pourrais mordre si quelqu’un me dérange, mais y’a des jours où mes dents sont trop usées donc je capitule. Et j’écoute. Et j’analyse. En grognant intérieurement.
Rick est animateur ici. Mais on n’est pas dans un film pour midinettes. Il est pas beau, à moins qu’on aime ça les poils hirsutes sur le torse, un début ou une fin de calvitie, des muscles pas saillants pour un sou et une odeur corporelle assez forte de mâle en surdose de testostérone. Ah oui, en passant, je sens ça, moi. Un vertige me prend lorsqu’un homme sent trop l’homme. Une odeur forte, comme celle d’un clochard trop imbibé d’alcool. Ils semblent suinter l’hormone mâle. Ici point d’odeur délicate d’azalée ou de rose, non ! Une odeur qui te saisit les narines, qui te donne envie de jeter ces hommes à plusieurs mètres de distance. Bref, ils puent l’homme trop masculin.
Je m’égare. Rick, oui, Rick. Ses mots. « Améthéa, je me sens un animal. Pas mieux qu’un chien. Toutes les femmes, toutes, que je croise, je ne peux pas m’empêcher de les analyser sexuellement, de les sentir, de deviner quel goût leur téton aurait, si j’aimerais glisser ma langue dans leur entrecuisse. » Sainte vierge Marie, quelle vie ai-je menée pour entendre des détails aussi crus alors qu’un amer mélange de café et chocolat coule dans ma gorge ? Rick est quelqu’un de pas gêné. Un chat est un chat, juste un chat, pas un lionceau prisonnier d’un corps ridiculement petit qui fait peur à personne. Il va droit au but. Ça le déstabilise de ressentir un sentiment pour lequel il ne trouve pas de mot, quelque chose de complexe.
« Toutes les femmes, toutes. » Il soupire de découragement. « Ce serait pas si grave si seulement je ne les voulais pas toutes dans mon lit… » Ouais ben ton lit doit pas être assez grand. Rick commence à me taper sur les nerfs. Il me dévisage et je sens ses pensées léchouiller mon corps, j’en frissonne d’horreur.
« Rick, je sais comment te guérir. » Son œil frétille, il est prêt à boire mes paroles, si seulement il comprenait ce qui s’en vient, je veux juste me débarrasser de lui. Je ne peux pas commencer à lui expliquer ce qu’il cherche vraiment et qu’il ne trouvera jamais. « Tu veux coucher avec ta mère. » Il ne sourcille pas. Je cache ma surprise. « Lorsque tu es né tu as été imprégné de l’odeur de son vagin, de sa peau, de sa sueur. Tu recherches ce parfum originel et bien évidemment tu ne le trouveras jamais il était unique. N’envisage même pas de coucher avec ta mère, tu te rendrais compte qu’en vieillissant elle a perdu ce parfum que tu poursuis.» Il me dévisage, bouche bée. Une angoisse intérieure me saisit. Ma crudité l’a touché, mais dans le mauvais sens.
« Mais oui ! C’est vrai. Maintenant que tu me le dis je me rends compte que les filles qui m’attirent le plus ont les formes de ma mère et la douceur de son parfum. Ah merci Améthéa, ça me soulage de savoir que je suis normal, que ce que je cherche a un sens. »
J’avale de travers ma dernière gorgée de mokaccino, au goût toujours amer. Rick s’en va, le cœur soulagé. L’important c’est pas la vérité, c’est qu’on nous dise ce qu’on veut entendre.
Jour 336 : La vague mortelle
Je pose ma chaise de plage à trois mètres de la vague la plus proche. Il est 6h17 du matin.
Mes fesses touchent le sable à travers le tissu de ma chaise type ras du sol. Je suis une grande timide qui a besoin de se sentir plus petite sur cette plage, comme toutes ces petites bêtes qui volent ou rampent entre les grains de sable. Si elles n’avaient pas la bonne idée de me chatouiller en virevoltant autour de mes pieds et jambes je n’aurais pas connaissance de leur existence. Ce matin j’ai oublié d’asperger mon corps d’un liquide « régions sauvages », elles sont plus nombreuses que d’habitude.
J’ai oublié mon répulsif. Parce que je suis fâchée. Lorsque je suis fâchée j’embarque juste ma chaise pliable sur l’épaule, je claque un bon nombre de portes et je me réfugie tôt le matin sur une plage déserte, rarement la même, espérant trouver la perle rare qui saura apaiser mon dépit.
Il est 6h23 et les vagues se rapprochent furieusement de mes orteils. Je sais que je ne peux pas lutter contre la marée montante. Je vais devoir reculer, mais quand ? Je sais que je ne peux pas lutter contre les humains qui m’épuisent. Je vais devoir migrer dans un monastère, mais quand ? L’histoire du monastère, chez moi, c’est comme un vieux gag. J’y pense et puis j’oublie. Lorsque je me demande si je suis la seule sur Terre à ne pas avoir de problèmes, je veux échapper aux autres en me réfugiant dans un lieu loin de la civilisation. Cette plage serait mon monastère, mais ouvert entre 6h00 et 7h00.
Si les autres étaient absents mon âme serait en paix. Il est 6h31, j’en suis à cette réflexion et je rechigne à me lever pour reculer ma chaise de trois nouveaux mètres. Ce matin la marée est plus pressée, elle semble vouloir engloutir plus de sable, plus de coquillages brisés, plus rapidement. Si seulement elle savait que personne ne lui dispute la propriété de ces morceaux de coquillage. Mais elle sait pas. La marée avance aveuglément, sans réflexion. Elle monte ou elle descend. C’est si simple sa vie à elle. Deux choix. Tout le temps. Monter, ou descendre. L’humain, lui, a des maux de tête. Il veut trouver le plus de chemins possible, et ça, ça fait déjà des nœuds au cerveau. Ensuite il faut trouver le meilleur chemin parmi tous les chemins trouvés. Il faut alors avoir l’œil d’un marin furieusement aguerri pour démêler le nœud.
Je regarde l’eau monter et je pense à eux et leurs problèmes, si futiles. Ils sont loin et je suis seule dans mon monastère. Hormis, c’est vrai, les promeneurs de chiens, qui squattent les plages au lever du soleil ou à leur coucher, les toutous sur une plage c’est mal vu. Des toutous plus laids les uns que les autres, aux poils mouillés, puant le chien mouillé. Tout le monde aime l’océan.
Seule dans mon monastère, je prie personne. Si Dieu existe je ne veux pas l’ennuyer. Des humains m’ennuient avec leurs dilemmes, je serais bien ingrate d’ennuyer Dieu avec mes problèmes concernant leurs problèmes. Je m’en remets donc aux éléments pour effacer tous les bobos. Que l’eau submerge toute surface immergée. Que la lave remonte à la surface pour s’occuper des malins qui auraient trouvé refuge sous les eaux. Que l’air manque pour les fins finauds qui vivraient dans le ciel.
Je grimace, il est 6h43 et l’eau titille mes orteils. Et si je ne recule plus ? Alors je risque de devenir un toutou mouillé.
Jour 347 : Le bus – grosse ou enceinte ?
Des fois j’oublie combien j’aime prendre le bus. Lors de mes années universitaires j’ai navigué entre métro et tramway, mais le bus c’est un autre monde, surtout ici, sur l’Île. La route cahoteuse, les ravins abrupts, les virages en épingle, autant d’éléments qui font frémir mon cœur de frissons de mort à chaque coup de volant de chauffeurs qui ont l’air trop sûr d’eux, même à moitié endormis. Bon, je veux pas jouer à la peureuse, on s’habitue à tout au fil des jours, le frisson de peur s’étiole. Surtout lorsque je ferme les yeux.
Mon nouveau travail m’impose de prendre le bus chaque matin. C’est mon moment de méditation sur le monde. Tout est strictement organisé, je dois claquer la porte de la maison à 6h20 pour me rendre à l’arrêt de bus à 6h23 et à 6h30 le bus doit pointer le bout de son museau bleu et blanc. C’est un rituel. J’enfonce dans mes oreilles les écouteurs de mon walkman E584, un numéro de colorant semble-t-il, importé à grands frais. La réduction du bruit extérieur intégrée à ce walkman rend plus irréel mon cheminement. Le vrombissement du moteur sonne comme le ronronnement d’un chat, les discussions des gens me donnent l’impression d’être une sourde, je déchiffre sur leurs lèvres les mots.
Dans un bus, ma règle numéro un de survie mentale est d’être le plus loin possible, assise sur la rangée la plus inaccessible. Jamais au grand jamais je m’assois devant. Jamais ! Et pourquoi donc ? À cause des vieux, des enfants, des malades et… des femmes enceintes.
Oui, moi je suis prête à laisser ma place assise, mais dis maman c’est quoi un vieux ? Ça commence à quel âge ça ? Pis si je vexe le vieux ou la vieille qui ne se voient pas si vieux ? Mon pire cauchemar c’est les femmes enceintes. Hier matin je somnole, puis lorsque mes yeux s’entrouvrent je découvre une femme dans le début de la vingtaine, avec peut-être un soupçon de double menton, des cuisses grassouillettes, mais de menus bras et mollets. Son ventre semble boursouflé, plus proche d’une forme ovale que d’une rondeur de grassouillette. Je la vois de profil, c’est pire, mon cerveau est en fusion, rongé par la culpabilité. Les deux personnes qui lui font face ont le regard vide, comme si leur âme était prisonnière quelque part, ailleurs, mais pas ici. Ils ne la voient pas, ils ne devinent pas un embryon sous la couche de sa peau.
Pour compliquer mon cas une jeune fille brune la sépare de moi. Il est illogique que je demande à la fille potentiellement enceinte de prendre mon siège sans risquer qu’elle me regarde avec horreur et mépris, réalisant que je la prends pour une « grosse ». Mon Dieu, quelle insulte, sainte horreur-mère-de-Dieu. Grosse. Enceinte. Je sais pas. Je réfléchis. J’haïs ceux qui sont devant elle et qui pourraient prendre sur eux de se ridiculiser. Mais personne fait rien. Le bus est bondé. Que faire ? Je fais rien. Elle descend alors que j’envisage encore de pouvoir lui laisser ma place. À trop réfléchir on fait plus rien.
Y’a des jours comme ça, j’aurais envie que ce soit écrit sur leur front : « à vot’ bon cœur, une place assise svp ! »
Jour 348 : Le bus – trop belles pour toi
Appelons-le Thibault. Il a une tête à s’appeler Thibault, un prénom pour les gars dont la famille hésite entre un prénom qui évoque la haute société ou la noblesse un peu basse. Si un Thibault lit un jour ces lignes et se sent vexé, je lui enverrai un bouquet de belles roses blanches pour obtenir mon pardon.
Thibault est plutôt roux, mais un roux sombre, ténébreux, il pourrait ne pas sembler roux. Mais il est roux. Il me semble tiré du Moyen-Âge, passant trop de temps aux jeux de rôles médiévaux. Il est souvent vêtu d’une chemise au blanc cassé, fripée volontairement par son couturier, et non par négligence. Son pantalon du jour tombe un peu en dessous du genou, il évoque la couleur de la terre. Il porte des chaussures de marin, d’un ton brun. Il pourrait très bien être ce héros qui voguait sur les bateaux de pirates des siècles plus tôt. Sa barbe de quelques jours date du juste nombre de jours qui distingue l’homme qui a l’air d’un clochard de celui qui a un air classe avec sa barbe de plusieurs jours.
Les écolières de 15 à 17 ans qui fréquentent le bus adorent regarder du coin de l’œil Thibault, même pas découragées par son alliance. Mais Thibault les voit pas. Sa cible féminine tourne autour de la très jeune vingtaine. Les filles du Lycée, c’est bof. Les filles en classe Prépa, hum, ça lui titille l’instinct de reproduction. Ok, bon, je le lui accorde, il est plutôt discret. Je suis la seule à voir son jeu discret d’observation parce qu’il mène le même jeu que moi. Ce qui m’effraie dans un sens, moi qui pense subtilement observer.
Cette semaine Thibault a dévoré des yeux trois filles. Chaque semaine il peut inventer dans son cerveau de nouvelles aventures, les jolies filles c’est effrayant comme il en débarque dans le bus. Ce ne sont pas juste des rencontres furtives qui se produisent en croisant quelqu’un dans une rue ou dans un couloir. Pendant une bonne vingtaine de minutes il peut les contempler, fantasmant avec retenue.
Lundi, une blonde un brin maigrichonne a attiré son regard. La blonde un brin maigrichonne a croisé aussi son regard, puis l’a baissé aussitôt vers son iPhone. La malheureuse ajuste une de ses mèches blondes pour la laisser tomber devant son front, brutalement elle devient encore plus jolie, il faut deviner ses yeux verts au travers de sa blondeur. Elle s’est trahie. Elle sait être plus belle ainsi. Elle veut être plus belle pour lui. Peut-être est-ce une rafale de vent et que j’y connais rien après tout. La maigrichonne téléphone. Je ne suis pas assez curieuse de l’entendre pour baisser le volume de mon walkman. C’est décevant quelqu’un qui téléphone dans un bus. Personne parle et elle, elle raconte sa vie. Un manque total de mystère. Thibault s’en fout. Ses yeux observent ses minces chevilles et remontent vers le haut de son jean. Elle croise les jambes et il semble du regard vouloir défaire cette association et mon imagination arrête alors d’interpréter la scène, je me sens de trop. Je regarde dehors les palmiers qui passent trop vite. Le chauffeur est en retard sur son horaire. Thibault descend du bus avant la maigrichonne, c’est dommage pour lui, il ne la verra pas en train de porter le regard sur son fessier.
Mercredi, Thibault m’a surprise. Il a regardé la fille du mercredi. Une fille qui prend le bus à notre heure, mais uniquement le mercredi. Pas mon genre de fille, le teint très foncé, assez maigre elle aussi, portant des lunettes de soleil même en l’absence de soleil, mais le pire du mauvais goût, ses ongles sont toujours à moitié décolorés. Pire encore, elle colore aussi les ongles de ses pieds. Par contre elle a de très beaux cheveux noirs, tombant au creux de ses hanches et vraisemblablement soyeux. Il doit être très agréable de jouer dedans avec les mains. Elle, elle accorde aucun regard à Thibault. Rien. Elle est trop concentrée à jouer sur son iPhone, pendant tout le voyage. C’est effrayant, les filles ont toutes des iPhones. Les gars ont presque tous de l’Android. Faudra que j’analyse ceci. Un autre jour.
Ce matin, Thibault a flashé sur une fille aux cheveux rouges. Il n’a pas de place assise, il est debout en face d’elle. Elle semble jalouse de sa belle chevelure rousse, elle qui triche en colorant ses cheveux en rouge. Ses yeux sont d’un bleu si clair, voire livide, qu’ils tranchent avec le rouge agressant de sa chevelure. À un moment elle se redresse, puis immobile elle ressemble à ces héroïnes de mangas, au regard noble, au nez pointu qui n’existe pas. Mais aussitôt elle reprend une moue pas très esthétique, presque roturière. Thibault se détourne d’elle, cherchant une autre proie à admirer. Il triture sa bague nerveusement. Plus de proie. Que de la vieille, de la trop jeune ou pire, une fille enceinte… ou peut-être pas.
Jour 349 : Le bus – la fille du mercredi
Ce matin des rayons de soleil inondent ma chambre. Il est à peine 5 heures du matin. Exactement ce que je déteste en été, il fait jour trop tôt et bien que je sois encore fatiguée mon cerveau chantonne « allez, allez, lève-toi… la la la ! » Je me sens zombie et pourtant incapable de profiter d’une heure de sommeil supplémentaire dans mon douillet lit. Je rêve d’une grasse matinée pourtant je dois remonter à mon adolescence pour me souvenir de cette dernière paresse. Je suis devenue un oiseau du petit matin.
Travailler le samedi c’est pas comme travailler en semaine. Les routes sont désertes lorsque mon bus arrive. J’aime sentir que le monde s’est arrêté et que je suis un petit lutin qui contribue à sa mécanique alors que beaucoup d’autres profitent de leur repos. C’est comme si l’humanité avait perdu des millions de résidents, me laissant un monde trop grand pour moi, des routes trop larges, des trottoirs vides. Seules les plages sont animées par le même monde que d’habitude, les promeneurs de chiens et les vacanciers qui sirotent leur boisson chaude face au soleil qui se lève, se protégeant de la brise matinale avec une veste aux couleurs du drapeau de notre Île. Tiens je parle de mon île.
Le bus est logiquement plus vide que d’habitude. Le chauffeur de la semaine est pas plus rasé qu’hier et semble moins réveillé que demain. Le samedi les étudiants sont plus nombreux, ils courent gagner quelques billets afin de satisfaire leurs besoins de consommation, électroniques ou alcooliques. Un iPhone gelé sur Facebook dans la main droite et dans la main gauche une vodka submergée de jus d’orange, que demande d’autre le peuple étudiant pour être heureux ?
Un arrêt arrive et le chauffeur freine brusquement, comme à son habitude. Les petites vieilles trop peureuses de s’aventurer à l’arrière du bus s’accrochent à leur poteau comme un alpiniste se raccroche à sa corde qui pendouille dans le vide. Quelques jeunes filles montent. Je vois la fille du mercredi s’approcher d’un siège vide proche de moi. Aujourd’hui ses ongles sont fraîchement peints d’un beau vert émeraude, merci de saisir l’ironie, et s’agencent avec son pantacourt d’un vert pastel. Je me demande ce que la fille du mercredi fait ici un samedi.
Elle s’assied à côté de Thibault. Du coin de l’œil il l’a vu entrer dans le bus et son visage s’est figé lorsqu’elle s’est approchée de nous. Son regard a plongé vers le sol lorsqu’il a compris que la belle du mercredi s’assiérait à côté de lui. Elle fait aller ses longs cheveux noirs avec ses mains, ils frottent les joues de Thibaut qui se tourne alors vers elle, lui offrant un sourire grimaçant. Elle minaude en lui offrant ce qui ressemble à son plus beau sourire. Il faiblit et regarde ses souliers de marin.
Il n’est plus rien. Perdue sa fierté de mâle, éteint son instinct de reproduction, où est passé le Thibault dont les phéromones irradient le bus du lundi au vendredi ? Ben là, sous le banc du bus, il cherche à se cacher. La belle du mercredi lâche son iPhone pour gribouiller quelques caractères sur un bout de papier froissé tiré de sa poche de jeans moulant. Elle sait écrire. Je ne peux pas m’empêcher de sourire, aux yeux de tous. Il cherche les ennuis tous les jours en lançant des regards de beau gosse à toutes les jolies filles et lorsque l’une de ses proies fait mine de s’intéresser à lui, il devient aussi effrayé que le petit écolier chouchou de sa maîtresse qui vient lui frotter les cheveux pour le féliciter.
La belle du mercredi plie minutieusement son papier froissé. Un suspense insoutenable monte en moi. Si seulement elle savait ce que Thibault vit en ce moment, il tremble, il frémit d’angoisse, des gouttes de sueur naissent dans son cou, ses tempes, son front. La belle du mercredi attend encore quelques secondes, on atteint bientôt l’arrêt où elle descend. Elle serre fort son papier, je sens en elle un sentiment de doute. Thibault, lui, est plus là. Enfin oui, physiquement, il est là, mais il est réfugié dans un coin de sa tête où ni le jour ni la nuit existent, un endroit intemporel où rien existe, où rien peut se produire. C’est le refuge de tout être humain qui n’a plus les nerfs pour endurer une situation incontrôlable. Le néant.
La belle du mercredi se lève. Mon excitation augmente. Le bus s’arrête. Avec maladresse elle écrase le pied de Thibault. Elle croise mon regard empli de sérénité et mon sourire un peu bête d’autosatisfaction. Hum. Elle tend le bras. Vers moi ! M-o-i. Pas Thibault. Je tends machinalement le bras et elle enfouit le bout de papier dans ma main tendue. Elle se retourne et court vers la porte du bus, s’engouffrant vers la sortie. Thibault sort de sa torpeur et me foudroie du regard. J’ai le mot. J’ai le morceau de papier. Je le regarde, chiffonné, ne sachant pas quoi en faire. Thibault saurait quoi en faire, lui. Du revers de la main il essuie ses gouttes de sueur et s’en va. Il me laisse, sur mon banc du fond, un papier froissé dans la main droite. Que me veut la belle du mercredi ?
Jour 350 : La messe est dite
Le papier gribouillé par la belle du mercredi est toujours dans la poche du milieu de mon sac à bandoulière. Je l’ai juste replié comme il faut, méthodiquement, en deux, puis encore une fois, et une dernière fois. Tout en le pliant j’ai soupesé le pour et le contre de le déchiffonner pour ensuite le déchiffrer. Mais j’ai pas eu envie. Envie ou peur, je ne sais pas.
Pourtant, je le sens, là, vibrer dans mon sac, au loin. Je ne le regarde même pas et pourtant mes bras veulent se diriger vers lui. Je résiste depuis 24 heures. Ai-je jusqu’à mercredi pour en prendre connaissance ? Pourtant un lundi je pourrais croiser la fille du mercredi. Ah c’est insensé.
J’allume la télé. Pour oublier. Pour vider mon cerveau. Pour me réfugier dans du vide.
Une fille dont les larmes coulent jusqu’au coin de ses lèvres brandit devant le nez de sa mère un message tiré de son Facebook. Son petit ami a « liké » une photo de sa mère en train de passer la tondeuse en bikini, avec le commentaire suivant, je traduis de l’anglais : « Sarah ne passe pas la tondeuse aussi bien lol. » L’animatrice du talk-show fait avancer un gars de la sécurité entre la mère muette et la fille hystérique. On voit maintenant une photo de la tondeuse. Une bien belle tondeuse à vrai dire. Je me surprends à imaginer la belle du mercredi portant ce bikini tout en passant la bien belle tondeuse. Là, je me dis, c’est assez. Je pense trop à elle. Je vais lire son mot. Si elle a un faible pour moi je vais gérer cette situation. Comme une femme mûre.
Je sors avec hâte le papier, je le déplie, puis le déplie encore, et le déplie enfin. Son écriture est agréablement scolaire, les caractères tressautent à cause des mouvements du bus, mais sont parfaitement lisibles. Mes yeux lisent et relisent les trois lignes de texte. Mes yeux n’en croient pas leurs yeux !
« Je te vois chaque mercredi dévorer des yeux tous les hommes du bus. Tu as besoin d’aide. Je suis dans un groupe religieux qui t’aidera à maîtriser tes pulsions. Téléphone-moi au… signé Manuela.»
Heureusement que je suis assise sinon je tomberais de ma chaise. Certes, j’aime observer les gens dans le bus, mais je ne bave pas en les regardant. J’aime juste les analyser pour deviner leur caractère. Je ne suis pas une nymphomane ! Ça me fâche d’être faussement analysée. J’ai envie de jeter immédiatement son papier, mais la colère est mauvaise conseillère. Par contre, la curiosité est très bonne conseillère. Je vais lui téléphoner, reconnaître ma déviance et quémander une aide salvatrice.
Les doigts tremblants je compose son numéro de téléphone. «Allo, ici Manuela. » Une fille au bel accent teinté sud-américain décroche. Je prends une voix douce, fragile. « Salut, moi c’est Améthéa, la fille à qui tu as laissé un mot… je veux te remercier pour ton mot et pour l’aide que tu veux m’apporter. Peut-on se voir bientôt ? » Se voir bientôt entouré de gens pieux, chastes et altruistes. « Bien sûr, mercredi, à 20h00, viens nous voir, tu vas te sentir bien avec nous tu vas voir. » Tu me laisseras juger ma belle. Moi les religieux qui jugent à la va-vite… je me méfie d’eux…
Jour 352 : Le bien… le mal… tout passe…
La nuit commence à devenir plus sombre et les chats gris sont tous noirs. Les gouttes de pluie détrempent mes cheveux et tout semble fait pour que je retourne bien au chaud dans ma chambre. Pourtant je suis en face de la maison où j’ai rendez-vous avec Manuela et il est idiot de reculer maintenant.
Je me sens bien petite, ses hauts murs blancs semblent pencher vers moi, l’air menaçant. Une haie en fer forgé la protège des intrus avec ses pics pointus. Seules une ou deux pièces laissent passer une lumière tamisée à travers les rideaux aussi blancs que le blanc des murs. Tout pour faire peur. Je maîtrise ma raison pour ne pas envisager qu’une prêtresse vaudou surexcitée sorte de cette maison avec des larmes de sang qui coulent de ses yeux, brandissant vers moi une tête de coq qui bouge encore. Me voilà maudite jusqu’à la fin de mes jours, terrée dans une maison jour et nuit, guettant que des enfants jouent près de chez moi afin de leur lancer des cailloux discrètement, répandant des clous sur la rue pour crever les pneus de mes voisins. Tout le monde me haïrait. Sans vraie raison en plus.
Pensant à tout ceci je prends ma lâcheté à deux mains et décide de rentrer chez moi. J’atteins le bout de la rue lorsque je tombe face à face avec Manuela, qui semble me décocher un beau sourire, autant que le peu de clarté me laisse deviner. Je jette un coup d’œil rapide vers ses mains. Non. Elles sont vides. Aucune tête de coq égorgé en vue. Elle glisse sa main dans la mienne et me tire vers la maison, comme deux copines qui quittent l’école pour s’en retourner chez elles. J’aime sentir la chaleur de sa main, sentir son sang venir fouetter les parois de sa peau.
Manuela tape trois coups dans la porte d’entrée. Elle me regarde amusée. Personne répond. Elle tape à nouveau trois coups, ni plus forts ni moins forts que les précédents. Elle sourit toujours, imperturbable, comme possédée par la bonté. Je serais effrayée si la chaleur de sa main ne réchauffait pas mon angoisse de petite fille. Manuela c’est ma copine à moi, toutes deux seules au monde.
La porte s’ouvre avec lourdeur, me tirant de mes rêvasseries naïves. Un beau blond me sourit. Un beau blond qui ressemble à un cliché, beau juste comme il faut, sentant le savon sans parfum, les cheveux bien plaqués sur le crâne hormis une ou deux mèches folles, juste histoire de laisser penser qu’il est plus cool que rigide.
La porte claque derrière moi. « Tu es la dernière, on va pouvoir commencer la séance de purification. » Puri… quoi ?! « Je te vois inquiète, mais tout se passera bien. Souviens-toi. Le bien, le mal, tout passe. Et cela passera aussi. » Ils sont six, je suis la septième, je cherche un sens à ces chiffres, mais mon cerveau s’embrouille. Ils ont tous une bougie dans la main gauche. La cire coule de plus en plus sur les rebords de leur bougie. Toujours plus proche de la peau. Ils sourient tous. En chœur ils répètent. « Le bien, le mal, tout passe. Et cela passera aussi. » La cire rougeoie leur peau. Ils sourient, imperturbables.
Jour 354 : À chacun son péché
« Améthéa ? Un drôle de nom ça ! » Ouais c’est ça. « Mes parents ont pourtant hésité entre Myosotis et Gilberte. » Tout le monde pouffe de rire autour de la table. Tout le monde sauf Francis.
Francis est triste. Francis est le chef de la bande. Il se confesse toujours le premier et c’est triste à entendre. Aujourd’hui, assis sur un banc quelconque d’un parc anodin il s’est surpris à fantasmer sur une mère de famille poussant sa poussive poussette. Bon. C’est entendu. J’essaie d’être comique en rapportant sa confession parce que Francis est triste et se trouve être un triste raconteur.
Le visage de Francis se crispe lorsqu’il révèle avoir eu envie de remplacer le nourrisson lorsque la mère de famille a coincé les deux minces lèvres du poupon sur un de ses tétons. À chaque hoquet du petit un trop plein de lait maternel dégouline sur sa joue pour couler goutte après goutte sur… « Ça suffit Francis ! » Manuela est fâchée. « C’est pas les pornos anonymes ici. Épargne-nous les détails ! » Manuela est très fâchée. Elle se lève en furie et prend dans sa main l’auriculaire droit de Francis. Elle plaque sa main sur la table. Ses doigts soulèvent l’auriculaire droit de Francis. Le doigt résiste, menace de craquer. Francis serre les dents. Un os craque. Francis lâche un cri. Le visage tordu par la douleur fait rapidement place à un soupir de soulagement. Je grimace intérieurement.
Pour eux, la douleur, la souffrance, effacent les péchés. Une liste des sept péchés capitaux trône au-dessus d’une cheminée éteinte, écrite en lettres gothiques, sur une peau poilue et blanche d’un animal non identifié. Ne pose pas de question si tu n’es pas prêt à entendre la réponse.
Manuela aime torturer Francis. Elle ne supporte pas tout ce qui touche au désir sexuel et Francis, lui, il en a du désir sexuel, pour toute chose. « Améthéa, on t’a laissée tranquille mercredi, pour observer. C’est à toi maintenant de te confesser. » Et à être châtiée, ce ne sera pas ma partie préférée. Si quelqu’un me touche il va ingurgiter sa bougie. Je me considère juste une observatrice. « J’ai rien à confesser. »
Manuela aime contrarier Améthéa. « Tu regardes les hommes dans le bus. Je t’ai vue maintes fois les désirer. » Pourtant, non, beauté. « Non Manuela. Je ne les désire pas. Je les regarde pécher. Je guette leurs regards qui zigzaguent du fessier des filles vers leurs seins. Ils imaginent engloutir leurs seins, mordiller leurs tétons, lécher leur cou, emprisonner fermement leurs fesses entre leurs mains pour les sentir tressauter de stupeur et… » Manuela est verte de rage. « Ça suffit ! J’ai compris. Tu viens d’exciter Francis, tu vas maintenant le punir. » Mince. J’avais pas pensé à ça. Le pauvre Francis est dans tous ses états. Elle me voit hésiter. « Oh oui, tu vas le faire sinon tu vas payer pour le péché de Paresse. » Elle sourit diaboliquement. Mais à maligne, maligne et demi.
« Manuela, tu fais preuve d’Orgueil ou je me trompe ? » Tous ses amis, en chœur, sourient. Elle hésite, tourne son regard autour de la table, mais ne rencontre aucun soutien. Je sens la victoire gonfler ma poitrine. Francis jubile. « Excellent Améthéa, c’est à toi de punir Manuela. » Ah, non ! Non. Manuela me regarde, terrorisée. Je la regarde, peinée pour elle. « Ce n’est pas ici que vous la verrez punie, je dois l’emmener chez moi. Je vous raconterai plus tard comment elle a été punie. » Ils soupirent, déçus que le sang de la belle Sud-Américaine ne coule pas ce soir. Pourtant, qui sait ?
Jour 355 : L’hôtel de la mort qui tue
Ses cris stridents vont jusqu’à hérisser le poil naissant de mes dessous de bras. Pourtant je ne faiblis pas. Je la regarde souffrir sans la moindre pitié. Elle devait payer et elle paie. Ainsi va l’ordre naturel de la cause qu’elle a fiancée. Tout péché mérite souffrance, pourquoi pas ? C’est pas ma philosophie, mais si Manuela veut vivre ainsi et pense alors ne plus pécher, je la châtie volontiers. Sans plaisir, mais sans pitié non plus.
Je regarde ses mains se débattre dans un cordage digne du meilleur des marins, elle doit renoncer, ses poignets sont rougis et son sang risque d’être versé. Pourtant elle lutte. Je soupire devant tant d’acharnement à fuir sa punition. Malheureusement pour elle, cette chambre d’un hôtel de seconde zone est devenue son Alcatraz. No way out.
J’ai réussi à dénicher le pire hôtel de l’île. Même le pire motel d’Amérique du Nord où chaque chambre a connu un homicide sanglant ne peut rivaliser avec lui. Même la pire chambre de bonne parisienne où s’entasse une famille de sept errants, sans eau, sans électricité, sans Nutella, ne peut rivaliser avec cet extraordinaire hôtel.
Tout rabougri au fond d’une route terreuse, il est rongé par les insectes, présents jour et nuit, n’ayant tellement rien à ingurgiter dans cette jungle sauvage que par centaines ils parviennent à entailler le bois bon marché avec lequel les murs ont été dressés. Ils nichent dans tout tuyau, de la cuvette des toilettes aux robinets de la salle de bain, qui crachent des cafards plutôt que de l’eau. Des araignées grosses comme ma main sommeillent avec vigilance à côté des bouches d’aération, d’où débarquent des vers blancs minuscules, un soupçon translucide, issus de la viande en décomposition des souris, ou rats, prisonniers des conduits. Quand Manuela a vu ça, elle a vomi. Maintenant ça pue dans la chambre, mais pas plus que d’habitude j’imagine.
Certes, toutes les chambres possèdent une vue sur l’océan. C’est son seul attrait. C’est l’idée stupide de l’avoir érigé au milieu de nulle part qui a perdu le propriétaire de l’hôtel. Si y’a rien aux alentours, les insectes, araignées et serpents ont alors une seule cible, cet hôtel. C’est tellement infesté que j’ai mis des bottes de pêcheur pour venir ici. Manuela a mis ses belles sandales qui laissent entrevoir de superbes doigts de pieds aux ongles magnifiquement manucurés et colorés d’un vert émeraude aux reflets dorés. Enfin là, suite au passage de fourmis et autres rampants les reflets ne sont plus si dorés.
Je voulais être tranquille en choisissant cet hôtel et je le suis. C’est le repaire des prostituées les moins recommandables de l’île. Les clients qui veulent des traitements, disons, un peu dégueu, viennent ici. Manuela peut donc s’époumoner en criant. Personne ne va trouver ça anormal. Je la regarde ligotée sur une chaise, les yeux révulsés. Elle va pourtant continuer à souffrir. Ça fait juste 1 heure que je la torture. Je lis dans son regard toute la haine qu’elle me porte. Si son mépris pouvait tuer, je serais déjà en état de décomposition, les ‘tites araignées salivant à l’idée de me priver des dernières gouttes de jus coulant dans mes veines.
« On continue ma belle Manuela ? Où en étais-je déjà ? » Ah, je me souviens. Ou non. Ah je sais plus. Reprenons au début. Je lui ai lu le jour 3 de mon journal, où, saint frémissement d’horreur elle a pu déceler un penchant que je possède pour les femmes. Le jour 12 lui confirme ce penchant. Les jours 74 et 77 insistent sur l’attrait de certaines femmes matures. Pauvre Manuela, elle sue à grosses gouttes. Je l’achève avec le jour 156, trop de détails sexuels un peu crus.
Elle pleure, penchant la tête en avant, comme une condamnée à mort prête à être guillotinée. Je fais une pile du reste de mon journal, que je jette sur la table de chevet. Je décide qu’elle a assez souffert. « C’est fini, Manuela, je ne te lirai pas plus d’extraits de mon journal. Maintenant tu sais qui je suis et ce que je pense. Je t’avise de ne plus me juger. Jamais. » J’aime ça quand je prends mon grand air et mon ton condescendant. Je défais le nœud qui lie ses mains. Elle lève les yeux vers moi, les lèvres tremblantes elle semble exorcisée. « Améthéa, brûle en enfer ! » Elle se lève et ouvre la porte avec fracas, me lançant un regard digne d’un théâtre amateur. « Je te laisse à ta misère ! » Ouais c’est ça. Pauvre Manuela, elle franchit la porte et se prend les pieds dans une planche de bois pétée du plancher. Son corps tombe dans la boue, tout entier. Elle aimerait pleurer, mais la boue retient ses larmes. Triste fin.
Jour 359 : Pas froid aux yeux
Michèle pose sa tablette chinoise bas de gamme sur la petite table du salon. Elle soupire. Je déteste lorsqu’elle soupire ainsi après avoir lu mes derniers écrits. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir comme une petite fille qui va être profondément blessée si sa maîtresse préférée ne la complimente pas sur sa rédaction. « Améthéa, tu abuses, là. Franchement. Sur mon île ça ne peut pas exister un hôtel aussi miteux. Il y a des limites à exagérer ! »
Je la regarde avec une moue offusquée. « Si tu me crois pas, alors viens, on y va tout de suite ! Tu jugeras de tes propres yeux.» Je bluffe, ça me tente vraiment pas de retourner dans ce coin paumé et glauque. Elle me fixe avec son regard perçant, s’imaginant pouvoir discerner si j’ai menti ou largement exagéré. Elle hésite.
Elle a raison d’hésiter. Elle déteste les petites bêtes. Ma mère disait toujours que c’est pas les petites bêtes qui mangent la grosse bête. Et pourtant. Des serpents avalent des mulots. Des piranhas dévorent des bœufs. Des humains ont mangé du mammouth. La petite bête peut très bien festoyer avec les entrailles de la grosse bête.
« Ok, allons-y ! » Michèle prend un air guerrier, mais derrière ses yeux gris je vois de la peur. Elle remonte ses lunettes sur son nez. Je la fixe et pour la première fois depuis des semaines je vois ma coloc prendre de l’envergure. Michèle, c’est le genre de filles anonymes qui prennent pas de place. Elle a de longs cheveux bouclés d’un noir très profond, mais elle les cache dans un amas collé sur sa tête, tenu pas un élastique. Ses lunettes sont fines et d’une couleur argent sérieuse et froide. Jamais elle met de maquillage pour camoufler son apparence. Quand elle a mal dormi ses yeux sont atrocement cernés, on peut penser que ce sont des yeux au beurre noir. Ses habits sont banals, elle achète du linge fait en série, à bas prix. Michèle, c’est la fille sur laquelle aucun regard de garçon s’arrête. Personne la voit.
C’est Agathe qui me l’a présentée, lorsqu’elle m’a virée de chez elle. Michèle a rien dit. Elle a haussé les épaules, pragmatique. Elle avait besoin d’une coloc, j’étais une coloc potentielle, elle m’a pris comme coloc. Pas compliquée la fille, mais pas bête pour autant. Pas laide non plus malgré sa banalité. Elle cache une magnifique paire de seins tout ronds, ni trop gros, ni trop petits, la parfaite grosseur pour tenir des mains bien au chaud. Bien évidemment ils sont toujours cachés derrière un pull qui monte haut. Elle a 23 ans et s’habille comme une grand-maman. C’est pas ainsi qu’elle va attirer des mâles guidés par leur instinct de reproduction.
« Hé ! Oh ! Améthéa, arrête de rêvasser. Je suis prête. On y va. » Michèle franchit la porte. Elle a fière allure, mais n’a aucune idée de l’endroit où elle va mettre les pieds. Avant de la rejoindre j’ouvre le tiroir des ustensiles de cuisine. Je passe rapidement en revue les couteaux petits et tranchants. Du bout du pouce j’en trouve un adéquatement tranchant. Je le glisse dans une poche de mon blouson. Quelque chose me dit que je pourrais en avoir besoin…
Jour 364 : Personne l’arrêtera
Vendredi dernier ça c’est mal passé.
« C’est encore loin ?! » Michèle s’impatiente. De l’impatience ou une trouille bleue, sans doute. La nuit est tombée, mais les rayons de lumière lunaire me laissent entrevoir du coin de l’œil les doigts de sa main droite tapotant rapidement le rebord de la portière. Quand ils ne tapotent pas nerveusement une partie quelconque de la Jeep, ses doigts tentent d’éponger la sueur naissant sur ses tempes.
C’est tellement humide ce soir que la moiteur envahit même notre Jeep. Michèle doit éponger la sueur qui coule de sa gorge jusqu’entre ses seins. C’est si humide qu’on pourrait croire qu’on va postuler à un concours de t-shirts mouillés. Elle a pas beaucoup de chances de l’emporter, c’est pas assez sexy un t-shirt qui laisse voir en transparence un soutien-gorge.
J’aime conduire de nuit sur ces chemins de fortune, juste éclairés par la lune. Puis si la lune est absente je sens encore plus d’adrénaline coulant dans mes veines. Mes yeux ne voient plus la route, ni les ravins, seul mon cerveau conduit instinctivement. « Ralentis, Améthéa ! » Michèle parle et je ne l’écoute plus. La pleine lune éclaire maintenant l’hôtel type motel. On est arrivé.
Michèle fait la maligne. « Finalement c’est pas si laid ici et je ne vois ni serpent ni tarentule. » Effectivement, aucune bébête rampante à l’horizon. « C’est à cause de la pleine lune, il fait trop jour pour elles. » Je me laisse pas démonter, mais ça ne convainc pas Michèle qui semble ricaner doucement.
J’approche du gars qui accueille les visiteurs. « Ouais ouais mes p’tites mad’moizelles, je peux quoi pour vous ? » Le bien aimable commis aux clés continue d’enfourner un de ses doigts dans une de ses narines, la récurant comme il faut. Je suis surprise de voir que la peau humaine est élastique à ce point. La sienne est sur le point de céder, les assauts répétés de ses doigts dans son nez ont provoqué l’éclatement de fines veines nasales, des points rouges caractéristiques parsèment son nez. « On veut une chambre, votre plus belle suite. » Je ne veux pas être accusée par Michèle de choisir la plus cheap.
« Oh oh, j’ai que’que chose qui va plaire aux ’tites demoiselles ! » Il manque juste un dernier oh pour que je le confonde avec le Père Noël. « Dans celle-là il y a un jucazzi, euh, jakoussi, ah, ben, un jacuzzi. Des bubulles qui chatouillent partout, si vous voyez c’que j’veux dire !» Il nous lance alors un clin d’œil si appuyé que l’œil semble avoir disparu en arrière de sa tête. « Ça fera l’affaire, Gilbert. »
Il s’appelle Gilbert, si je lis correctement son badge, recouvert d’une graisse noire sortie d’on ne sait pas où. Je m’amuse à regarder Michèle la dédaigneuse. Le commis se fouille le nez puis touche la clé, la repose, puis se fouille le nez, la reprend dans ses mains puis nous la tend. Il finit par retirer un morceau assez imposant de son nez et le colle avec élégance sous le comptoir. Au moins il le mange pas. C’est dans ces moments-là qu’il faut savoir vider son cerveau pour ne pas devenir folle. Quand Michèle prend le bus, elle s’accroche aux barres pour ne pas tomber, bien que jamais elles soient nettoyées et qu’elles sont sans doute recouvertes de bactéries issues d’urine, de merde ou même de sperme d’étrangers. Je me moque d’elle et elle me cite alors cette légende selon laquelle les bols de cacahuètes qui se trouvent sur les comptoirs de bar peuvent contenir jusqu’à 25 échantillons d’urine différente. Ou 50. Ou 100. Peu importe.
J’ai pitié d’elle et je me dévoue pour arracher la clé de sa main. En me penchant pour la récupérer je vois un tiroir ouvert, laissant paraître un magazine montrant en couverture une femme nue et mature, les jambes écartées sans élégance. Un rouleau de papier toilette cache la partie la plus intime de son anatomie. Je comprends pas que Michèle ne veuille pas encore dégager d’ici !
On se dirige vers notre chambre. Elle est dans un coin. Reculé. On marche une trentaine de mètres, croisant des couples d’un soir qui vont et viennent, de chambre en chambre. Certains nous invitent du regard. D’autres lèchent sans élégance leur lèvre supérieure pour signifier leur intérêt envers nous. Michèle leur renvoie un sourire poli de refus. Je sais pas comment elle fait, moi je fais semblant de pas voir.
Une fille a les fesses posées devant la chambre 1353. Notre chambre ! Elle a un air familier. Elle ressemble étrangement à Manuela, mais ses cheveux sont blonds et courts. Je pars pour lui donner un coup de pied afin de la réveiller lorsqu’un homme m’apostrophe. « Améthéa, la touche pas ! » Il est fâché, et, surtout, il connaît mon nom ! Il s’approche rapidement. Je le reconnais, c’est Francis ! « Laisse Manuela tranquille ! » Je pose un regard vers la fausse blonde. Merde, c’est Manuela. « C’est quoi, ça, Francis ! »
Francis me sourit. Un sourire sardonique, condescendant. Il répond pas, se tourne vers Michèle, la scanne de bas en haut, puis de haut en bas. « Je vois que tu m’as apporté de la chair fraîche... » Des nuages se dissipent. La lune éclaire Francis. Il se tourne vers moi et dévoile ses dents dans un sourire diabolique. Ses canines sont anormalement pointues. Je serre machinalement mon petit couteau, je caresse sa lame pour en vérifier le tranchant. Francis approche de moi. Je suis prête…
Jour 368 : Un trou dans la gorge
Sur une île paradisiaque tout le monde se lâche. La police aussi. C’est la troisième fois en trois jours qu’une enquêtrice vient nous voir au sujet de la mort de Francis. Il me semble que plus les jours passent, moins elle est habillée, moins elle ressemble à une policière. Depuis trois jours, une canicule s’abat sur nous comme 300 litres d’eau tomberaient d’un coup, ça mouille et ça écrase. Tout le monde s’habille léger, très léger.
Son chemisier blanc immaculé colle contre ses seins, le bout de ses tétons humides veut s’offrir un peu d’air frais. Aucun soutien-gorge pour sauver ses seins dont l’apesanteur viendra tôt ou tard ravager leur fermeté. Elle a 23 ans et peut se permettre encore une ou deux années à laisser ses seins flotter librement contre le tissu de ses chemisiers.
Sa beauté brille nettement plus que sa vivacité d’esprit. C’est dur de prendre au sérieux quelqu’un qui comprend rien au bout de trois fois. Elle nous avoue sans embarras que son chef a trouvé son rapport rempli d’incohérences et elle doit les corriger. Je suis tentée de lui offrir de me confier son rapport pour le rédiger. Elle repose les mêmes questions, puis rature son texte et enfin repose les mêmes questions. Elle est tellement malhabile à être cohérente qu’elle tape nerveusement avec ses pieds un pauvre pied de la table. Découragée, elle finit par trouver un subterfuge pour se ressaisir et demande à aller aux toilettes. Je regarde avec envie ses notes barbouillées… je dégaine rapidement mon portable et je prends plusieurs photos de ses notes.
Elle revient de sa pause-pipi et rajuste ses longues boucles brunes derrière ses oreilles. « Écoutez, j’ai noté votre version. J’y comprends rien, mon chef non plus, mais le légiste semble accréditer vos propos. Merci de rester les prochaines semaines à notre disposition. Nous vous demandons aussi de ne pas rencontrer Manuela T. pour les prochains jours. Le procureur décidera bientôt si la thèse de l’accident est confirmée. »
La policière sort de chez nous avec sa démarche de top modèle, son imposant fessier emprisonné dans une jupe trop étroite. Je décrypte avec Michèle les notes de la policière :
« 23 heures 53. Un appel est logé par le concierge de l’hôtel M***** auprès de notre service d’urgence (penser à vérifier si le numéro d’origine provient du poste du concierge ou d’un autre téléphone de l’hôtel).
Il mentionne qu’une femme au visage ensanglanté lui demande d’appeler les secours. Son ami de cœur baigne dans son sang. Étant de service ce soir-là, je me rends sur place vers 00h12. Le concierge m’attend devant la porte où on rapporte le décès (vérifier si traces de sang sur son corps ou ses vêtements). Une forte odeur d’alcool et d’urine émanent de lui. Un résident de l’hôtel, qui s’affirme médecin, sort de la scène de crime en confirmant qu’un jeune homme en début de vingtaine est décédé. Il a essayé de le réanimer, sans succès. Ses mains sont recouvertes de sang. Je le dirige vers un collègue afin qu’il récupère son témoignage ainsi que des prélèvements du sang séché qui couvre ses mains (vérifier ses compétences en médecine, a-t-il pu accélérer le décès de la victime par de mauvaises pratiques de réanimation ?).
Deux femmes dans la trentaine me regardent avec un regard fuyant. L’une d’elles indique connaître la victime. L’autre est une amie et affirme que leur présence est une coïncidence (chef veut savoir si c’est vraiment une coïncidence, se trouver par hasard dans la chambre d’une connaissance avant qu’il décède est suspect). Une troisième femme pleure devant la victime, elle la tient dans ses bras. C’est sa petite amie selon le concierge (vérifier le lien réel entre la victime et cette femme). Elle refuse de lâcher la victime. Je ne veux pas tacher mes vêtements et pointe alors mon pistolet sur sa tempe afin qu’elle lâche la victime (chef me dit de rayer ce passage sur le rapport, je n’emploie pas un moyen proportionné pour préserver la scène de crime). Je ne suis pas légiste, mais des traces de griffures sont visibles sur le cou de la victime, du sang s’écoule de sa gorge qui est percée. Le sang est plus épais et noir. La victime est allongée de tout son corps près du lit, aucun objet expliquant le trou dans la gorge se trouve à proximité. Sa petite amie est prostrée dans un coin de la chambre, en petite boule (impossible de l’interroger).
Les deux trentenaires sont plus bavardes. Elles expliquent que la victime s’est étranglée toute seule suite à une baffe donnée par la supposée petite amie de cœur. Elles parlent de dents de vampire (vérifier la présence de drogue dans leur sang). Difficile de retracer les circonstances du drame, tous les témoins directs semblent saouls ou drogués (prendre échantillons et les interroger après désintoxication). »
Pourtant la vérité est limpide.
Jour 370 : Le Bic, nouveau couteau suisse
Le concierge de l’hôtel me regarde en chiens de faïence. Je jurerais sur la vie de mes parents décédés qu’il a fait un signe de croix en me voyant arriver. Je suis persona non grata dans ce sinistre lieu, mais qu’il sache que je ne viens par plaisir. Je dois venir chercher les effets personnels de Manuela. Personne d’autre que moi possède le courage pour revenir sur la scène du crime. Crime ou suicide, disons.
À vrai dire tout le monde s’en fout pas mal de la mort de Francis. Il est orphelin et a traîné de maison d’accueil en centre de redressement. Ses amis le prennent pour un pervers peu fréquentable. La police apprend qu’il est un minable vendeur de bijoux de luxe, qui sont en réalité made in china pour quelques yuans. Alors si tu meurs c’est pas si grave.
L’enquêtrice m’a confirmé ce matin que le dossier est classé, elle a conclu à une mort accidentelle. Et pourtant… pourtant…
Cette nuit-là la lune éclaire Francis. Il se tourne vers moi et dévoile ses dents dans un sourire diabolique. Ses canines sont anormalement pointues. Je serre machinalement mon petit couteau, je caresse sa lame pour en vérifier le tranchant. Francis approche de moi. Je suis prête… il ouvre la bouche de manière grossière, il semble vouloir que Michèle et moi ne rations rien de ses canines pointues. Il regarde la pauvre Michèle, la plus faible de nous deux. Un animal est toujours tenté de s’attaquer à la proie la plus facile.
Michèle est au bord de l’évanouissement, il fait nuit et la pâleur de son visage semble se confondre avec celle de la lune. Je ne lui pas donne quelques secondes avant de s’écrouler. « Hé, Francis, arrête ton cinéma. La soirée vampires, au Macumba Club, c’est la semaine prochaine ! » Il n’apprécie pas ma remarque pleine de dérision, qui cache pourtant une peur d’enfant, et si les vampires existaient ?
Francis émet un grognement. Je poursuis ma charge. « Les loups-garous aussi ça existe pas ! » Il s’énerve et met en évidence ses gencives brillantes. C’est à ce moment que Manuela reprend ses esprits, lève son regard vers Francis. Je vois dans son cou deux minces filets de sang couler dans son chemisier. J’avale ma salive et observe Francis surpris par le réveil de Manuela. Je sors alors devant son nez mon couteau de poche, petit, mais taillé pour être impressionnant.
Il recule d’un pas, surpris, butant sur un morceau de tapis arraché. Déstabilisé, il se raccroche à une chaise pour ne pas tomber. C’est à ce moment que la supercherie est révélée. Son dentier de vampire se déboîte. D’une main il essaie d’attraper la chaise et de l’autre il essaie de maintenir ses fausses dents, tout ça pour finalement réussir aucun des deux gestes. Ses dents dévissent de sa mâchoire et pénètrent dans sa gorge. Je regarde Michèle, aussi stupéfaite que moi, il s’étouffe avec ses dents pointues de vampire. Pris de panique il appuie avec force sur sa gorge, ne faisant qu’enfoncer les dents factices.
Aucune de nous trois bouge, des crachats de sang giclent de sa bouche et ce crétin continue à serrer sa gorge. Le sang coule de plus en plus vite. Manuela, à moitié réveillée, et qui a trop vu de films d’action, prend un stylo Bic qu’elle enfonce dans la gorge de Francis pour lui permettre de respirer. Peut-être que dans les films ça fonctionne, mais ici, là, dans la vraie vie, Francis stoppe net de respirer, de bouger. Seul du sang noirâtre s’écoule de sa bouche ainsi que du trou de fortune fait dans sa gorge. Manuela regarde Francis inanimé. Puis pleure. Il ne me reste plus qu’à avertir le concierge pour qu’il appelle des secours qui secourront personne.
Une mort dont la cause défierait le plus brillant des criminalistes. Elle, lui, ou moi ?
Jour 376 : Le couple de pigeonneaux
En ce dimanche le bus file à vive allure, ne daignant pas respecter les horaires de chaque arrêt. C’est pas sa faute si la minute que dure chaque arrêt ne peut pas exister. Personne pour qui s’arrêter donc on s’arrête pas. J’ai souvenir de trains en Europe où en pleine campagne on s’immobilisait pendant de longues minutes pour ne pas être en avance.
Chaque passager regarde son voisin, se demandant si un troupeau de brebis traverse le chemin de fer ou si un suicidaire vient de se faire broyer les os, ou pire encore, une panne de train qui va causer un retard. Tu as le droit de te suicider, mais aie au moins la décence de n’ennuyer personne en le faisant. Ne saute pas d’un pont qui enjambe une route à haut passage routier. Ne marche pas sur la voie de gauche d’une autoroute. Ne laisse pas ta voiture sur un chemin de fer en étant dedans. Ne te jette pas devant une rame de métro.
Autrement dit, si tu te suicides, fais-le sans jamais bloquer de trafic. Tu peux te jeter de la Tour Eiffel, te pendre sous le pont d’Avignon, te jeter dans un fleuve à fort courant, c’est un moyen plus sûr de s’assurer la miséricorde d’autrui et de ne pas juste passer pour un emmerdeur.
Je pense au suicide et les belles maisons des millionnaires de la pointe nord de l’île se rapprochent de mon regard. Une succession de murs blancs et d’arbres exotiques qui doivent elles aussi cacher leur lot de drames. Mon imagination s’apprête à envisager les maux des millionnaires alors que le petit couple stupide a fait son entrée dans le bus. Pour mon malheur ils se sont assis à deux rangées devant moi. Ce qui est triste au sujet de ce petit couple stupide c’est que je dois convaincre une partie de mon cerveau que ce n’est pas par jalousie que je les qualifie de petit couple stupide. Ils sont vraiment stupides. C’est la seconde fois que je les vois, j’aurais tellement aimé ne plus les revoir ou au pire, les voir séparés.
Mais non. Le petit couple stupide est toujours ensemble.
Le petit couple stupide est composé d’une fille au tout début de la vingtaine et lui ne doit pas être bien plus vieux. Objectivement, je dois dire qu’ils sont physiquement beaux. Si j’étais paresseuse je me contenterais de dire qu’ils sont issus d’une telenovela brésilienne. Mais je vais faire un effort.
Elle est brune, le teint foncé, plutôt petite. Ses cheveux sont noirs, longs et soignés. Des grains de beauté agrémentent joliment son visage. Toute habillée de blanc, une impression de pureté et de naïveté émane de ses sourires. Elle sourit tellement qu’on ne peut pas rater sa dentition parfaitement blanche. Son sourire semble monter jusqu’à ses yeux. Elle rit comme une groupie, regardant son bellâtre avec l’envie de lui enfoncer sa langue dans sa bouche pour aller la lui arracher. Ce n’est pas de l’amour que je lis dans son regard, mais une envie de fusionner physiquement avec lui.
Lui est brun, le teint foncé, mesurant trois têtes de plus que sa dulcinée. Il est mal rasé, mais juste ce qu’il faut pour apparaître cool et non comme un malpropre. Lui aussi rit comme un idiot, tout le temps. Il la traite comme sa chose, entourant son bras autour de ses épaules. Il laisse pendre entre ses lèvres un chewing-gum bleu tout en souriant de manière idiote, s’approchant d’elle pour qu’elle lèche ce morceau de chewing-gum. Elle rit comme une idiote, de manière forte, elle lui résiste juste par amusement, elle se sent tellement en manque de contact physique que si elle pouvait elle lui arracherait son pantalon et Dieu sait ce qu’ils feraient dans ce bus le petit couple stupidement amoureux.
Ils sont stupides parce qu’ils se comportent comme seuls au monde. Ils parlent, rient, s’esclaffent comme si personne les voyait ni les écoutait. Ils restent assis tranquillement, se contemplant l’un et l’autre alors qu’une petite vieille, une femme enceinte, et un enfant de 7 ans peinent à rester debout dans le bus. Il fait de grands gestes avec ses mains pour s’exprimer pendant qu’elle lui caresse les joues pour s’assurer qu’une telle beauté masculine, un brin boutonneuse toutefois, existe, juste pour elle, une fille bien normale prise en miséricorde par Dieu qui lui a offert un tel bonheur. J’ai l’impression d’être face à deux acteurs de théâtre, qui surjouent. Je cherche une caméra cachée, mais je n’en vois aucune.
Enfin, le bus s’arrête. Il l’embrasse une dernière fois, posant ses mains sur les oreilles de la brunette, la brunette glissant une de ses mains dans les cheveux frisés de son Apollon dont les boutons sont atténués par son bronzage. Ils se sont quittés du regard. Il regarde la porte arrière du bus, attendant le signal vert pour en sortir. Il ne rit plus comme un idiot, il ne sourit même plus.
Elle ne le regarde plus et sans son regard admiratif il devient banal, pour ne pas dire laid. Ses cheveux frisés semblent rugueux et graisseux. Ses joues trop grosses, son nez trop allongé le défigurent. Il était si beau lorsqu’elle le regardait, je me suis laissé piéger. Combien de choses désire-t-on parce que quelqu’un d’autre dit que c’est beau ? Il est beau juste dans son regard. Ils sont stupides juste dans le mien. Peut-être.
Jour 378 : Manuela perd la boule
Assise sur un banc dans un parc, toute vêtue de blanc, je l’aperçois de dos. Je me sens dans un film où la caméra zoome sur une personne seule sur son banc, qui ne fait rien d’autre que d’avoir le regard vide. Elle est immobile, le dos légèrement voûté, chuchotant pour elle-même.
« Salut Manuela, je suis venue. Comme prévu… » Mais Manuela ne semble pas m’entendre. Je m’assois en silence et elle ne bouge pas, ne parle pas. Le faux blond de ses cheveux laisse place à leur couleur noire d’origine. Sur n’importe quelle fille une telle repousse la rendrait laide, mais sur Manuela elle lui donne une touche de fragilité, comme si les ténèbres rejetaient sa blondeur faussement angélique. La blondeur des cheveux attire le regard comme les pépites d’or font baver les chercheurs d’or. Le blond aura moins de succès le jour où l’or ne vaudra plus rien. Le chercheur d’or passe ses mains noircies dans les cheveux d’ange pour espérer en faire tomber des paillettes d’or. Statistiquement il aurait plus de chances d’en faire tomber des pellicules. Mais bon.
Moi aussi je divague sur ce banc, sans rien avoir à faire d’autre que réfléchir. Manuela joue au zombie après avoir été l’amante de Francis, le Dracula aux dents en toc. Je prends le pari de repousser quelques mèches blondes de Manuela pour examiner les cicatrices de la morsure. « Lâche ma cicatrice ! » Elle a donc prononcé trois mots, d’une voix parfaitement calme et posée. « Je veux que tu m’aides à me venger. » Elle a prononcé toute une phrase, d’une voix trop calme, trop posée. La vengeance se mange froide paraît-il. Je me demande ce qu’elle me veut, je suis la dernière personne sur Terre habile en techniques de vengeance. Jamais je me venge, je me contente d’oublier et de passer à autre chose. Je dis ça et je me souviens de passages de ce journal où je raconte m’être vengé, mais bon c’est flou.
« Manuela, je suis la dernière personne sur Terre habile à… » « Tais-toi donc ! Tu vas faire comme je te dis. Je t’ai demandé poliment, pour la forme, mais tu vas m’aider. Et tu sais pourquoi ? » Non je sais pas pourquoi, mais je sens que je ne vais pas aimer la réponse. « Tu es responsable de la mort de Francis. J’ai vu la lueur de plaisir dans tes yeux quand tu l’as vu s’étouffer en avalant ses fausses dents. Si tu l’avais aidé à temps il serait vivant ! » Toi aussi ma poulette tu aurais pu l’aider… mais bon, elle est partie dans un délire romantique et dramatique, je vais la laisser aller jusqu’au bout.
« Admettons. Que veux-tu de moi ? » Vas-y, ma boutique est ouverte : un sort pour transformer tes ongles de pied en couteaux rétractables ? Idéale en autodéfense ! Un sort pour rendre infinie la longueur de ta langue ? Du jamais vu à la télé pour étreindre un amant, ou l’étouffer au besoin ! Un sort pour rendre vénéneux tes poils de nez ? Exceptionnelle discrétion pour tuer quelqu’un en le reniflant ! Pas cher ! Moitié prix si acheté dans l’heure !
Elle tourne son regard plein de gravité vers moi. Jamais ses yeux ont paru d’un noir d’encre aussi profond. Une sorcière de Salem n’aurait pas un regard plus inquiétant que celui de Manuela à cet instant. « Tu vas m’aider à faire mourir de peur les autres de la bande. » Et voilà ! Comme si j’avais 15 ans de moins, au pensionnat, à fomenter des vengeances puériles. Je ne me laisse pas impressionner par la noirceur de son regard. « On a passé l’âge, tu penses pas ? » Non. Elle pense pas. « J’ai bien dit mourir de peur. » C’est à ce moment que j’ai eu la chance de fuir. Pourtant le souvenir de Francis avec sa gorge déchirée me convainc de ne pas laisser Manuela poursuivre seule son délire. Je dois l’aider. Ou plutôt, sauver les autres de la bande.
Jour 383 : Le clone blond de Lara C.
J’enfonce un ongle entre mon tibia et le genou, juste à la jointure, afin que ça fasse suffisamment mal. Je vise ma jambe la plus meurtrie. J’ai un peu de mal à doser l’automutilation, mais si je ne me fais pas mal je vais éclater de rire, alors je dois distraire mon attention des paroles des autres de la bande en me faisant souffrir. Pas trop quand même, je suis une petite doudouce.
Manuela joue la comédie comme dans un théâtre de Venise, elle en fait trop. Ou alors c’est moi qui la perçois ainsi, sachant ce qu’elle manigance. Elle sourit trop ou quand elle fait preuve d’empathie ses yeux s’humectent, mais aucune larme coule, c’est une fontaine qui recycle sa propre eau. Pourtant toute personne attentive scrutant ses yeux y verrait une petite lumière qui brille anormalement, un petit quelque chose qui incite à voir que quelque chose cloche. Elle les hait. Et ils vont payer.
Ils lisent maintenant des versets du Nouveau Testament. Ou l’Ancien. Lorsque je ne manque pas de m’étouffer de rire je m’endors, c’est l’un ou l’autre. Quand ils racontent leurs péchés je penche plutôt vers l’éclat de rire, mais quand ils récitent des écrits évangéliques j’enfonce mes ongles dans ma chair pour garder les yeux ouverts. Si je continue ainsi je vais devenir unijambiste.
Julien lit un passage sur un lépreux lorsque quelqu’un frappe à la porte de la grande maison. Ce martèlement résonne de la cave jusqu’au grenier. Je me tourne vers la porte et je suis prête à voir la Mort débarquer, armée d’une faux, ou d’un pistolet automatique de la manufacture d’armes de Châtellerault, voire d’un fusil d'assaut de la manufacture d'armes de Saint-Étienne, ou pourquoi pas un jeu de fléchettes empoisonnées. « Améthéa, va ouvrir ! » Hein, ah ! La voix de Julien me tire de ma pacifique imagination. « C’est bon, j’y vais ! » Je suis la plus proche de la porte, ceci explique cela. En espérant que la Mort puisse agir de manière rapide.
Je finis par croire à mon propre délire et j’ouvre la porte avec appréhension. Elle s’ouvre en couinant et laisse apparaître devant moi Lara Croft. En tout cas c’est la première image qui me vient à l’esprit. Je cligne mes paupières, ne parvenant pas à fixer mon regard sur elle. Ce n’est pas l’amour, mais quel mot mettre sur ce que je ressens ? J’ai croisé un nombre important de jolies filles qui ont fait tressauter mon cœur les quelques secondes où elles sont restées dans mon angle de vue, mais elle, elle…
Le bleu de ses yeux me frappe. Tout un tas de filles prétend avoir les yeux bleus, mais les siens sont aussi bleus que le bleu de l’hémimorphite. Bon. D’accord. « Hémimorphite » n’est pas un nom aussi sexy que topaze, turquoise ou lapis-lazuli, mais la couleur de ses yeux est la même que celle de cette pierre précieuse. Le clone de Lara doit mesurer plus d’1 mètre 80 et je dois lever la tête pour admirer le bleu hypnotique de ses yeux. Ses cheveux blonds sont attachés vers l’arrière de sa tête et bien que des cheveux libres renforcent la beauté du visage je ne peux pas nier que son visage est très gracieux.
Elle me fixe de ses yeux clairs et je tente de me redresser pour ne pas paraître impressionnée, mais j’échoue lamentablement. Elle me sourit, comme si son sourire voulait dire « je sais que ma beauté t’impressionne ». Ah ça m’énerve de ne pas pouvoir maîtriser mes émotions. Pas maquillée, en sueur, vêtue d’un cuissard moulant où un lecteur mp3 niche entre sa peau et le tissu, un débardeur auréolé sur le haut de son corps, elle revient manifestement de courir. Je la hais d’être aussi belle sans même prendre soin d’elle. Je lui claquerais bien la porte au visage. J’hésite. Elle me sourit gentiment. « Je peux entrer, tu penses ? » Je ne pense justement plus ma bonne dame. J’ai le compteur d’hormones qui affiche un excès de vitesse jamais connu depuis que le compteur existe. « Oui, ah, hum, bien sûr, hi hi, vas-y, entre ! » Je suis pathétique. Même sa sueur doit sentir bon. La vie est cruelle avec les filles comme moi.
Julien me tire de ma rêverie. « Améthéa, tu peux fermer la porte hein ! » Je ne la ferme pas, je la claque comme une enragée, mais elle est si massive qu’elle se referme tout en douceur. Je regarde la blondinette prendre place loin de mon siège. « Je vous présente Alexandra, étudiante en doctorat de Théologie appliquée à la psychologie, ou quelque chose dans le genre. Bref, elle nous rejoint pour mettre en perspective la maîtrise de nos pulsions par la pratique religieuse. » Tout un programme ma bonne dame. Soudain l’image de Manuela traverse mon esprit, je jette un coup d’œil vers elle et elle ne fixe pas Alexandra. Elle voit juste Julien, qui ressemble dans son regard à une rangée de côtes d’agneau se battant en duel avec elle, Manuela, ayant les dents affûtées d’un léopard de l’Amour affamé. Mon compteur retombe à zéro.
Jour 389 : La momie vaudou
Ils dénomment l’immense maison des parents de Julien le « temple de la purification. » Ça sonne grand-guignolesque. D’ailleurs les éléments décoratifs de l’immense demeure font d’elle un musée des petites horreurs. Ce soir Julien prend un air sans sourire, quasiment menaçant par sa froideur. « Venez. Je vais vous faire visiter mon temple. » J’étouffe un pouffement de rire que je transforme en crise de toux pour ne pas froisser cette belle ambiance glauque.
Cette maison fut construite dans les premières années de la colonisation. « Ici vous voyez une grande jarre en porcelaine de Chine qui contient la poudre d’os de nombreux esclaves qui sont morts en la construisant. Mes ancêtres ont brûlé leurs corps et tenaient à ce qu’on se souvienne toujours des sauvages qui sont morts pour que cette demeure resplendisse de beauté.» Julien plonge une main dans la jarre funéraire et joue avec une poignée de poudre d’os. En tout cas, il essaie de nous faire croire à son histoire. Sauf que sa jarre contient à peu près cinq kilos de poudre, soit l’équivalent de, peut-être, deux corps adultes ou cinq enfants. « Dis, Julien ? Sais-tu si des enfants de 6 ans ont participé à la construction de la maison ? »
Des regards choqués croisent mon regard naïvement interrogatif. Julien reste impassible. « Non, les enfants des esclaves étaient donnés aux colons pour satisfaire les tâches quotidiennes. » Personne a compris le sens de ma question qui n’appelait en fait pas de réponse. C’est pas les pyramides de Gizeh cette maison, les morts ont pas dû se compter en centaines.
Julien tourne les talons et nous emmène au premier étage, où se trouve le second salon. C’est une pièce, qui, elle, est digne d’un musée. Pas un espace de libre sur les murs recouverts d’une tapisserie rouge sang. Au sol, un tapis, lui aussi rouge, est recouvert de nombreux carrés en verre abritant des artefacts.
Au mur, un corps momifié est cloué. Les cheveux longs et noirs sont la seule partie du corps qui respire la jeunesse. De la peau noire, séchée et flétrie, colle sur les os. Julien se réjouit de ma mine dégoûtée. « Ce que tu vois là, Améthéa, c’est une sorcière vaudou. Il y a quelques siècles elle a jeté un sort à quelqu’un de ma parenté, prétendant qu’il mourrait dans les 7 jours, les entrailles dévorées par des vers de sable et des fourmis rouges. Pendant 7 jours il n’a ni bu, ni mangé. Il craignait un empoisonnement. Le huitième jour il a festoyé… dans ce même salon. Il a crucifié la sorcière au même endroit où tu la vois. Elle l’a regardé fêter sa survie pendant trois longues journées, jusqu’à ce que le sang ne s’écoule plus de ses veines entaillées. » Un bruit sourd retentit. La grande Alexandra est tombée dans les pommes. Julien poursuit son histoire sans ciller. « C’est ce qui explique les taches noires sur le magnifique tapis rouge, ils n’ont jamais réussi à nettoyer le sang qui fut absorbé.»
Je navigue en plein cauchemar. J’essaie de ranimer la belle amazone qui a la sensibilité d’un oisillon, mais les beaux yeux bleus ne s’ouvrent pas. C’est sans doute mieux ainsi. Je l’allonge dans le canapé au cuir d’un rouge assez sombre. Julien pousse avec difficulté une bibliothèque. Un couloir caché apparaît. Mon petit doigt me dit que je vais regretter de ne pas être tombée dans les pommes…
Jour 391 : À malin, malin et demi
Je regarde mon miroir et il ne me renvoie pas une belle image. Depuis deux jours je ne dors plus. Je n’ose plus dormir. Je regarde mon miroir et je me gifle, espérant reprendre mes esprits, ou retrouver ma rationalité. Pourtant mon cerveau refuse de me laisser dormir. J’ai peur. Tout simplement peur. J’écris pour exorciser et rien n’est exorcisé, depuis 48 heures je tremble. Peut-être qu’en continuant mon récit je vais parvenir à faire sortir de ma tête ces images horribles, ces pensées macabres.
Je tiens la main chaude d’Alexandra. C’est elle qui est allongée sans connaissance sur le canapé et je lui serre pourtant la main, pour être protégée. Elle est bien chanceuse d’être évanouie, moi je sens mon cœur battre de plus en plus fort, je sens mon sang taper dans les veines de mes tempes. Julien détourne ses yeux vers moi et saisit avec un plaisir évident la frayeur qui se lit dans mes yeux. « Suivez-moi. Vous n’avez encore rien vu… »
Je regarde brusquement la momie et je jurerai sur la vie de mes parents décédés que j’ai vu ses yeux bouger. Je secoue ma tête pour chasser cette pensée absurde et suis Julien qui s’engouffre dans un couloir pas du tout éclairé, une lumière faiblarde apparaissant plus loin. Je me mords la langue pour être sûre que je suis bien vivante et le sang chaud qui coule dans ma gorge me rappelle que je vis et que le sang c’est vraiment pas un goût qui me plaît. La moiteur du couloir s’engouffre sous mes vêtements. Comme si j’avais besoin de ça pour me sentir mal à l’aise.
Courageusement je fais semblant de me faire une entorse à la cheville. Je passe ainsi ingénieusement en queue de peloton. Si jamais une horde de zombis dévale de la lointaine porte je vais avoir le temps de fuir. Un « clac » résonne dans le couloir. Le passage arrière s’est refermé. Tout seul ? Du fait de la momie qui a repris vie ? Argh. Je deviens folle. Mais la conclusion est la même, folle ou pas, je suis prisonnière. Tout va bien Améthéa. Un zombi ça existe pas. Une momie ne reprend pas vie. La sorcellerie vaudou c’est de la superstition.
Le temps que je réfléchisse je me rends compte que je suis seule dans ce sombre couloir. Ils ont tous franchi la porte. Je veux crier. Je veux leur hurler de ne pas me laisser toute seule. Pourtant je me tais. Et si je révélais ainsi à des zombis ma présence pour qu’ils viennent me dévorer à mon tour ? Même en état de panique je sais réfléchir. J’entends des chuchotements venant de la porte. Je me décide à l’ouvrir.
Julien sert à Manuela un liquide rosâtre dans une fiole vide. Elle le boit cul sec et grimace. Je regarde autour de moi et j’ai l’impression d’être dans le laboratoire de Merlin l’enchanteur. Des fioles de toutes les couleurs trônent sur tout un pan de mur. Divers ingrédients au sujet desquels il ne faut pas poser de question pendouillent ici et là.
« Comme vous pouvez le voir, ceci est le laboratoire d’un de mes ancêtres. Initialement, à la construction de la maison, cette pièce servait à punir les esclaves qui se comportaient mal. » À les torturer plutôt. Je vois des objets qui existent juste dans les films d’horreur. Pardon, qui existaient juste dans les films d’horreur. «Malheureusement, avec la fin de l’esclavage, cette pièce a été transformée en laboratoire. Il n’était plus possible d’emprisonner des esclaves au vu et au su de tout le monde. Un de mes ancêtres, celui qui a momifié la sorcière, eut l’excellente idée de se reconvertir dans une forme de sorcellerie, concoctant des potions magiques. »
Ils boivent les paroles de Julien pendant que ma peur descend d’un cran. Qu’on me demande de craindre des sorcières, pourquoi pas. Qu’on me demande de croire que des potions peuvent exister, alors là je rigole doucement. « Hé, Julien, elle a bu quoi comme potion Manuela ? »
Elle me lance un regard qui pourrait se traduire par un de quoi je me mêle. « Bonne question ! Je ne lui ai pas donné la potion qu’elle souhaitait d’ailleurs ! » Elle lance à Julien un regard de petit chaton effrayé. « Rien de bien méchant… dans 5, 4, 3, 2, 1… elle ne peut plus parler… » Je me tourne vers Manuela qui grimace. Sa bouche s’ouvre, mais sans émettre un son. Elle s’effondre sur ses genoux et fond en larmes… en silence. Elle pleure sans un hoquet.
Furieuse je lance un regard assassin à Julien. « Te fous pas de ma gueule ! Ta potion y est pour rien, c’est juste de la suggestion. Donne-moi une potion qui transforme en cochon ou qui rend poilu comme un gorille en quelques secondes, et là, peut-être, je vais te croire. » Il me sourit, sûr de lui. « Parfait, prends donc cette potion violette. » Il me tend une fiole. Il pense vraiment que je vais boire ça ? « Tu penses que je vais vraiment boire ça, sans savoir ce qu’il y a dedans ? » Il ne se laisse pas démonter. « Si tu es si sûre que mes potions marchent pas, bois celle-là. Elle t’empêchera de dormir pendant sept jours. Au huitième jour, tu viendras me voir et tu coucheras avec moi, de ton plein gré, et tu en redemanderas ! Je vais te traiter comme une merde et tu me supplieras de continuer !»
Comme une imbécile prise d’orgueil j’ai bu sa potion. Et maintenant ça fait déjà deux jours que je ne dors plus…
Jour 396 : La fin est pour demain
Depuis sept jours j’attends ma punition.
Depuis trois jours je ne sors plus de ma chambre. Depuis deux jours je ne veux plus voir mon visage sans sommeil dans le miroir dressé au-dessus de ma commode. Hier je surfais encore frénétiquement sur Internet pour trouver un remède contre l’empoisonnement ou la suggestion mentale. Aujourd’hui je suis juste une loque, une pauvre fille allongée sur son lit, les yeux rougis, regardant le plafond sans réfléchir.
Ne plus dormir c’est euphorisant dans les premiers temps, je me suis sentie immortelle, mon cerveau réfléchissait en produisant une idée toutes les trois secondes. Puis l’absence de repos a causé des crises d’angoisse. Le sommeil n’était plus là pour gommer toutes les idées noires. Elles se sont amplifiées.
Je ne crois toujours pas en la sorcellerie. Je pense que Julien a usé d’un pouvoir de suggestion. Pourtant un doute subsiste en moi, je n’ai pas trouvé de preuve. Je ne sais pas comment il a fait. Ce qui m’attriste est que je pensais que j’étais immunisé contre une telle influence. J’en viens aujourd’hui à penser que la sorcellerie existe. Non. Je ne peux pas me rabaisser à penser ceci. Et pourtant. Je me sens si faible, nerveusement. Je veux juste être libérée, je veux dormir, je veux ne plus penser à rien. Rien.
Les jours ont passé.
Sept jours plus tôt je me voyais émasculer Julien, lui qui pense que le huitième jour je vais le supplier pour qu’il me baise sauvagement et que j’en redemande. Et que j’en redemande.
Six jours plus tôt je me suis dit qu’émasculer n’est pas raisonnable, il ne mérite pas un tel châtiment.
Cinq jours plus tôt, l’image de son corps a clignoté dans mon cerveau, il est devenu comme un membre familier, que j’ai toujours connu.
Quatre jours plus tôt je me suis surprise à lui trouver des détails attachants dans sa personnalité, sa manière élégante de nous amener à aimer Dieu, à nous faire découvrir et surtout à donner du sens aux horreurs commises par ses ancêtres. J’aime l’intelligence.
Trois jours plus tôt j’ai vu son corps apparaître dans mes souvenirs, plutôt grand, musclé ce qu’il faut, mais point trop, aucun poil sur les bras laissant imaginer aucun poil sur tout son corps, une peau lisse et douce invitant aux caresses.
Deux jours plus tôt je me suis surprise à l’imaginer nu et à ne pas le trouver si répugnant.
Hier j’ai désiré son corps. J’ai eu envie de ne faire qu’un avec lui afin qu’il me libère de cette malédiction, pour qu’il me montre la lumière. J’ai voulu être juste à lui et que de mon corps il fasse ce qu’il veut, du mal ou du bien, peu importe, mais qu’il me fasse ressentir quelque chose. Que j’existe pour lui. Que j’existe dans son regard. Que je sois sa chose.
Aujourd’hui… aujourd’hui… comment dire ? Je regarde toujours ce plafond que je connais par cœur. À un détail près. Une araignée a tissé une toile dans un coin, trois jours plus tôt. Deux jours plus tôt elle a réalisé que les papillons de nuit déviaient de leur trajectoire lorsqu’avec prudence leurs antennes détectaient des fils de soie collante. Un jour plus tôt l’araignée a capturé son premier papillon de nuit, elle a laissé des fils de soie pendre dans le vide, très bas. Aujourd’hui, le papillon est pris au piège, emmailloté le temps de le dire. Demain l’araignée aspirera ses organes devenus liquides.
J’ai envie de Julien, quel que soit le prix à payer. L’araignée a tout compris.
Jour 397 : La délivrance
Bébé fait un pas. Sept nuits sans sommeil c’est dur pour l’état physique. J’ai juste fait l’effort pour me laver et me faire belle pour Julien. C’est un refrain entêtant dans ma tête. Plus je pense à lui plus je le désire. Plus je le désire plus je pense à lui. Ceci doit être de l’amour ou une envie rageuse de sentir en moi Julien, le beau et cultivé Julien.
Je suis maintenant en face de sa maison. Une petite voix en moi essaie de prendre la parole, mais elle est si petite, elle parle si faiblement alors que mes pensées pour Julien traversent mon esprit et réduisent au silence la petite voix. De toute façon elle aurait dit quoi ? Oui il y a sept jours je détestais l’idée d’un contact physique avec un homme, oui Julien était un vil manipulateur égocentrique. Mais ces sept nuits sans sommeil m’ont révélé le vrai amour, pour lui, pour Dieu. Je me sens neuve, je suis un bébé venant au monde, prête à m’abandonner à des moments de félicité évangélique.
Mes jambes sont lourdes, elles tremblent à l’idée de venir m’amener pour cogner sur la porte. Julien voudra-t-il de moi ? Va-t-il me rejeter ? J’ai envie de pleurer comme une petite fille rejetée en pensant à ce scénario.
J’avance avec courage. La porte massive me semble encore plus massive. Je suis si petite. Je tape de toutes mes forces. Mon amant n’attend que moi. La porte s’ouvre et sans attendre qu’elle s’ouvre plus je la pousse avec force pour tomber dans les bras de mon futur bien-aimé.
BANG ! Une plaque de métal s’abat sur mon nez. Est-ce une pelle ? Je recule de deux pas, je titube, puis m’effondre sur le paillasson. Un sentiment de disgrâce envahit mon esprit. Ma vue devient trouble. Est-ce une silhouette féminine qui se penche au-dessus de moi ? Peu importe, le néant arrive. Je sens du sang couler de mes narines puis sur mes joues. Le sommeil m’emporte. Ma délivrance.
Jour 399 : Le pied de la biche
« Hé ! » Une voix chuchote.
« Hé ! Bouge ! » Une voix s’impatiente.
« Ça fait deux jours que tu dors ! Réveille-toi ! » La voix est pas juste une voix, mais possède aussi des bras vigoureux qui savent secouer mon corps tout mou.
La voix peut bien vociférer, ses bras peuvent bien me secouer, le sommeil c’est trop doux, je refuse d’ouvrir les yeux. Après sept jours sans dormir, je mérite mon éternité de sommeil.
Des ongles éraflent lentement mon bras droit, celui qui pend dans le vide. « Aïe, mais ça fait mal ! » Je me redresse d’un coup. J’ouvre mes yeux endormis pour distinguer le beau visage de la belle Alexandra dont les beaux yeux ont l’air fâchés. « Dépêche, on sort d’ici. On a max cinq minutes pour se tirer d’ici ! » Ben là, ben là. Je me réveille. Mon cerveau fonctionne en mode mini Austin. Faut pas pousser mémé, là. Je prends trois secondes pour admirer le beau bleu de ses yeux, qui, effrayés, semblent se colorer d’un bleu foncé plus profond. Même fatiguée je prends toujours le temps d’apprécier les nuances de la beauté.
Je regarde autour de moi et je suis allongée sur le canapé rouge sang où Alexandra s’était effondrée quelques jours plus tôt. Deux jours que je dors. Je frotte mon menton avec perplexité. Si j’étais un homme je détecterais ainsi sur mon menton des poils poussés depuis deux jours, mais je moi je ne suis pas une femme à barbe. « Arrête de rêvasser ! Crois-moi. Tu veux pas rester ici. Tu veux pas savoir ce qui s’est passé et encore moins ce qui va arriver. » Je réalise qu’Alexandra ne plaisante pas. Tout ce qui s’est produit avant que je me prenne une pelle dans la gueule envahit ma conscience.
Elle me tire du canapé comme une poupée de chiffon. C’est une fille athlétique, elle me traîne derrière elle comme l’homme le plus fort du monde tire un avion avec ses dents. Je ne marche pas, je cours. Je ne cours pas, je vole !
Elle s’apprête à descendre le grand escalier lorsqu’elle nous projette dans un placard ouvert dans le couloir. Sa main recouvre sans peine ma bouche. Son autre main me serre contre son corps, je sens sa poitrine être écrasée par mon dos. Que c’est doux des fois d’être ainsi maîtrisée mais je suis troublée par sa nervosité. Elle a peur. Je pense qu’elle tremble. J’entends des cris d’homme au loin. Des hurlements plutôt. Un homme qui hurle comme un loup blessé. Pendant ce temps-là deux silhouettes passent devant notre cachette, se dirigeant vers les cris.
Alex ne relâche pas son emprise sur moi. Je comprends qu’elle ne sait plus quoi faire, ni comment décider. Je retire sa main de ma bouche, avec douceur. Je lui montre ce que je viens de trouver à tâtons dans le placard, un morceau de métal qui ressemble à un pied de biche sans être un pied de biche. Bref, peu importe. C’est assez menaçant pour qu’un agresseur éventuel y pense deux fois avant de nous attaquer. Le métal est assez irrégulier et abîmé pour que ça sectionne de la peau humaine assez méchamment. Dans les situations de crise je me sens vraiment forte, prête à tout, le cerveau prêt à prendre toute décision pour assurer ma propre conservation. Si c’est eux ou moi… c’est sûr qu’eux n’iront pas en enfer en un seul morceau.
Je prends la main d’Alexandra qui a perdu tout courage et je la sors vers le couloir. Zut ! Ils sont là. Juste là. Deux silhouettes maintenant personnifiées. Manuela et une fille dont je ne connais pas le prénom, mais qui fait partie de la secte. « Salut Améthéa. Tu peux remercier Alexandra. Tu as gagné quelques minutes de grâce. Maintenant c’est ton tour. Suis-nous. »
Non, mais la pauvre imbécile, elle a pas dû voir que j’ai mon vrai-faux pied de biche dans une main. Je me la joue gang de rue comme dans des films américains. Je tapote ma main gauche avec mon bâton en métal tout en lui adressant un regard sans pitié. Je pointe le bâton vers elle, dans un alignement parfait avec ses yeux. « Manuela ? Viens donc. Fais-moi plaisir. » Elle rigole. « Tu ferais même pas mal à une mouche, suis-moi ! Vite !» Elle incite sa copine à venir me chercher. Elle hésite. Elle pousse sa complice vers moi, contre son gré. Je balaie l’air devant moi avec mon bâton, qui émet un sifflement strident. La copine recule. Je profite de mon ascendant, réel ou supposé, pour éclater un tableau qui n'avait rien demandé, défigurant une vieille dame qui maintenant a la tête tranchée. Manuela sort un couteau de boucher et le pointe vers moi. M’en fous-tu, mon bâton est plus gros.
« Ok. Cassez-vous, toutes les deux ! Si jamais vous parlez de quoi que ce soit, je vous retrouverai… » Bonne à enfermer celle-là. Je suis prête à en découdre, mais Alex tire mon bras, elle ne veut pas gâcher cette opportunité. Elle chuchote à mon oreille. « On s’en va. Fais-moi confiance. » Sa voix tremblotante me convainc. Tout en gardant un œil sur Manuela on quitte le couloir puis les escaliers pour enfin courir à toute vitesse une fois la porte de la maison franchie. Il fait jour et plusieurs passants et passantes se retournent sur notre passage, nous prenant sans doute pour deux folles. Que nous sommes peut-être.
Plusieurs centaines de mètres plus loin je m’écroule, je n’ai pas la forme physique d’Alexandra. « C’est pas grave Améthéa, on va se reposer. De toute façon on est suffisamment loin. Je pense que tu vas apprécier retourner chez toi après cette semaine passée chez Julien.» Je la regarde bizarrement. « Comment ça ? J’ai passé la semaine chez moi ! J’ai même pas dormi pendant sept jours. » Elle soupire et grimace. « Améthéa. Tu n’as pas passé la semaine chez toi. Puis, oui, tu as dormi, si on veut. Je vais tout te raconter. Tu vas pas aimer ça. En attendant viens chez moi, c’est plus sûr. »
Jour 400 : L’idiote, l’imbécile et l’humiliée
Alexandra sort de la salle de bain, habillée type Lara Croft. C’est dommage, elle perd en féminité, semblant plus guerrière que partisane de l’amour libre. Elle n’a pas voulu m’expliquer en quoi j’avais tout faux au sujet des événements des derniers jours. Je devais attendre aujourd’hui. « Tu comprendras quand je vais te montrer… quelque chose. »
Mon Dieu, vas-y, traite-moi donc de folle. Je sais quand même ce que j’ai vécu. Selon elle, que nenni.
Je marche à la suite de Lara, pardon, Alexandra, dans les rues de la cité maritime. Je me sens fière de déambuler à côté d’une aussi jolie fille, que les garçons que nous croisons dévorent des yeux, que les filles que nous croisons regardent avec un air méprisant. Ben non les cocottes, elle est même pas refaite. « Améthéa ? On est arrivées. Attache ton cœur, tu ne vas pas aimer ça. »
On est sur une place publique, assises dans un des nombreux cafés. Va-t-elle me faire voir la vérité dans du marc de café ? « Dis, Alex, ça va être long ? » Je commence à être agacée par ces cachotteries. Je ne suis pas faite en chocolat. Je suis prête à encaisser toute vérité. « Tais-toi, ils arrivent ! » Ils arrivent ? Je regarde dans la même direction qu’elle, un jeune homme au bras d’une jeune femme s’assoit sur le rebord de la fontaine, surplombée par la sculpture d’un cavalier, le sabre à la main. Pendant qu’Alex prend sa tête entre ses mains je plisse les yeux pour distinguer le petit couple.
Non. Pas possible. C’est Julien. En pleine discussion avec Manuela, sa prétendue tortionnaire. Un autre homme approche. Si j’avais un dentier je perdrais mon dentier. C’est Francis. Francis ?! Le Francis qui est mort (voir 370) rigole à pleins poumons avec Manuela. Ils sont rejoints par… je le crois pas… la policière qui m’avait interrogée au sujet de la mort de Francis. Je les regarde tous les quatre, discutant comme les meilleurs amis du monde. S’il vous plaît, que ce cauchemar s’arrête !
Je tourne mes yeux vers Alexandra. « Ça veut dire quoi tout ça ?! » Je suis partagée entre la fureur et l’abandon. « Améthéa, j’ai honte, tellement honte. En plus c’était mon idée, au début en tout cas. Quand ça a commencé à prendre de grosses proportions j’ai voulu faire machine arrière, mais on est un clan, soudé, j’ai dû les suivre. » Cette fois je me fâche. « Arrête le bla-bla ! C’est quoi cette histoire ? »
Elle me regarde avec tristesse et commence son récit.
« Voilà, nous sommes un groupe de jeunes universitaires dont une des passions est liée aux jeux de rôle dans le monde réel. Nous créons des histoires de toute pièce et pendant des jours ou des semaines, dans notre vie quotidienne, nous sommes uniquement le personnage que nous avons créé. Quand Manuela t’a aperçue dans le bus (jour 350), elle m’en a parlé et j’ai eu l’idée de t’inclure dans nos jeux, tu semblais hors norme. Francis et Julien ont trouvé l’idée géniale, à un détail près. Tu ne sauras pas que tout ce qui va se produire est une histoire fictive, un pur jeu de rôles, une farce. Ils ont alors l’idée de nous transformer en une sorte de guilde religieuse extrémiste et perverse (jour 352). Tout le monde a adoré te voir croire à toutes ces idioties, surtout lorsque tu as accepté de punir Manuela (jour 354).
Malheureusement, Manuela a trouvé ça moins drôle quand tu l’as quasiment faite mourir de peur (jour 355). La vengeance a alors pris le pas sur le jeu. Quand Manuela a voulu montrer à Francis le lieu où tu lui avais foutu la trousse (jour 364) ils t’ont aperçue sur place avec ton amie. Francis a payé le concierge pour te faire aller dans une chambre où ils seraient. Il a pris un déguisement de pseudo-vampire qui traînait dans son coffre de voiture et quelques poches de faux sang. Ça devait être pour notre jeu de rôles du mois prochain. Évidemment il a pris un malin plaisir à faire semblant de mourir (jour 370). Manuela nous a même dit que malgré tous ses gestes théâtraux tu avais tout cru. Ils ont alors décidé d’en rajouter. Une de nos amies a joué la fausse policière (jour 368). Elle a dit avoir été très mauvaise comédienne, mais tu as tout cru, là encore. À ce moment Julien a eu l’idée que Manuela allait se venger de lui (jour 378). C’est le jour où je t’ai rencontrée pour la première fois (jour 383). J’ai essayé de les empêcher, mais ils avaient déjà tout préparé.
Je te le dis tout de suite, Julien a raconté n’importe quoi de chez n’importe quoi. Cette maison n’est pas sa maison, c’est une maison à vendre dont il a eu les clés par son père agent immobilier. Elle ne date même pas de la colonisation. Elle a été construite en 1990 pour abriter un musée sur la colonisation, qui fut d’ailleurs un échec cinglant, le propriétaire fut accusé d’avoir créé de toute pièce des histoires et des reliques. La momie que tu as vue, par exemple, elle vient d’un théâtre du coin (jour 389). J’ai fait semblant de m’évanouir. Je ne voulais plus participer à cette farce. Julien t’a alors donné un puissant hallucinogène. Francis a piqué tout un tas de médicaments dans la pharmacie de sa mère. Ils ont un peu paniqué lorsqu’ils ont vu qu’au bout de quelques heures tu ne te réveillais pas. Heureusement tu parlais dans ton sommeil, ils ont donc décidé de te garder jusqu’à ton réveil. C’est moi qui ai veillé sur toi. Je te faisais boire, par contre tu ne mangeais rien. Francis t’a fait une ou deux piqûres pour que tu ne sois pas complètement zombie. Au fil des jours tu as repris conscience, mais tu divaguais. Puis finalement je suis parvenue à te réveiller. Ils voulaient continuer à se jouer de toi, mais je les ai menacés de déposer une plainte à la police. De plus tu as failli faire très mal à Manuela avec ton bâton en métal, je pense qu’ils se sont dit qu’il faut bien s’arrêter à un moment. Voilà, maintenant tu sais tout… »
Tout… tout… je baisse les yeux vers mon marc de café. Honteuse, misérable. Marc de café, ô mon marc de café, dis-moi qui est la fille la plus ridiculisée et humiliée de cette île ? Ô mon marc de café, dis-toi bien, par contre, que la vengeance d’Améthéa sera terrible. Terrible. À la hauteur de mon humiliation.
Jour 453 : Un coin au soleil
Je caresse les murs de ma nouvelle maison et je me prends à regarder autour de moi, rongée par une panique subite. Si elle me voit caresser des murs, elle va m’enfermer à nouveau.
Ma main droite posée sur un mur blanc tremble imperceptiblement, mais moi je sais qu’elle tremble. Rationnelle ou pas, j’analyse les alentours et pas un mouvement, pas de voiture la cachant. La maudite vieille sorcière.
Ma maison est toute petite, coincée entre deux grosses bicoques, mais je vois la plage, je vois l’océan. Des palmiers majestueux encerclent ses petits murs pour la protéger des regards indiscrets. Mon budget ne me permettait pas mieux. J’ai passé la fin du mois dernier en France pour liquider le reste des biens de mes parents. La grisaille n’était pas juste dans le ciel, elle vivait aussi dans mes entrailles. Mon soleil éternel me manquait, tout comme le sable, fin et chaud, et l’eau océanique, réconfortante.
Mais maintenant je suis là ! Elle me fait toujours peur. Je n’ai pas réussi à surmonter l’angoisse que j’ai vécue en juillet dernier et ce qui devait arriver est arrivé, j’ai perdu la tête, je me suis évanouie en faisant mes courses, début août, dans le rayon des surgelés. J’allais saisir une boîte de galettes de steaks au soja quand le froid du congélateur a remonté le long de mon bras droit. C’est irrationnel et pourtant il a fini par atteindre mon cerveau et j’ai senti mon corps incapable de supporter son propre poids.
Je me suis réveillée quelques jours plus tard à l’hôpital. Elle était là.C’est le premier visage que j’ai vu à mon réveil. Un visage fatigué, d’une dame dans la quarantaine, usé par ses longues années infructueuses de service, qui semblait avoir peur de moi. C’est lorsque j’ai tenté de bouger que je me suis rendu compte que mes poignets étaient attachés par une ceinture, que mes pieds étaient attachés au lit par une ceinture.
« Oui, vous êtes attachée, pour votre bien. À l’hôpital, vous vous leviez régulièrement, marchant les yeux fermés, sans parler, alors vous avez été conduite chez nous. Chez nous vous ne bougiez plus, mais dans votre sorte de coma vous profériez des menaces de mort.» Chez nous, c’est chez les fous. J’ai cru que j’allais exploser lorsque j’ai compris que j’étais internée, liée à mon lit pour un temps indéfini. Mon cerveau, en période de crise aiguë, est capable de raisonner de manière implacable et rapidement. J’ai compris que je devais être rationnelle, là, tout de suite, sinon j’étais bonne pour rester chez les fous toute ma vie.
Elle n’a bien entendu pas voulu me détacher tout de suite, test numéro un. Il m’a fallu toute une présence d’esprit pour ne pas paniquer. J’ai tenu bon, lui exprimant que suite à mon comportement il est logique que je sois attachée. Et pourtant !Trois jours durant ils m’ont laissée attachée, mais j’ai résisté au test numéro deux. J’ai pris leurs pilules, je les écoutais avec sagesse, j’ai dit ce qu’ils voulaient entendre et finalement ils m’ont détachée.
Sept jours de plus je fus cantonnée à ma chambre, mais je n’ai pas craqué, montrant un détachement doux et compréhensif, test numéro trois. Finalement elle a décidé de me libérer, sous condition de la rencontrer tous les 15 jours. Vieille sorcière. J’avais donc 15 jours pour régler mes dernières affaires, la succession de mes parents ainsi que la démission en bonne et due forme du couvent. J’ai eu un pincement au cœur en quittant Sophie pour de bon. Au moment de se quitter elle m’a remis ce qui ressemble à un livre, emballé dans du papier journal, me faisant promettre de l’ouvrir uniquement lorsque je serai dans un endroit où luxe, calme et volupté régneraient. Une telle tristesse se lisait dans ses yeux que j’ai accepté de la soulager de ce poids, me demandant si j’ai bien besoin, en ce moment, de raisons supplémentaires pour déprimer. Je n’ai pas touché à ce livre ces trois dernières semaines, trop occupée par mon nouvel achat de maison et mon emménagement. Peut-être qu’aujourd’hui est le bon jour. Ou peut-être pas.
Jour 456 : Retraite
Toute chose est maintenant à sa place dans ma nouvelle maison, malheureusement. Toute la paperasse créait du mouvement qui empêchait mon cerveau de cogiter. L’aménagement des pièces minuscules est maintenant terminé, je peux à nouveau réfléchir. Je repousse depuis plusieurs semaines l’ouverture du cadeau de Sophie, un cadeau que je suppose empoisonné.
Je me dis que s’il contient de la misère il me fera sans doute oublier mon insignifiante misère. Le malheur des uns fait le bonheur des autres il paraît. Je déchire sans manière le papier journal qui enlace une sorte de recueil de feuilles prisonnières d’une couverture de cuir craquelée comme la peau d’un lézard. Je découvre rapidement des pages de journal, vraisemblablement intime. Le papier est jauni, si jauni. J’essaie de décrypter la date lorsqu’un post-it s’échappe de la dernière page. C’est un mot de Sophie.
« Améthéa. Je ne peux pas garder ce journal pour moi toute seule. J’ai fouiné dans des armoires du couvent et j’aurais pas dû. »Si elle n’avait pas écrit sur un post-it j’aurais sans doute eu plus de détails. À moi de me débrouiller maintenant ! Je repose l’amas de cuir et de papier sur la table du salon. Je me sens tellement vide, même de curiosité. Je regarde mon fauteuil de plage aux couleurs bariolées qui me fait de l’œil. Je me laisse convaincre. À moi la plage. À moi ne rien faire.
Jour 458: Un siècle et des poussières
Je repose le paquet de feuilles jaunies, tombant peu ou prou en miettes, sur le comptoir de la cuisine. Je me sens bouleversée et excitée à la fois. Bouleversée par la rudesse et l'absence d'humanisme de ce que j'ai lu. Excitée comme une petite fille qui a découvert un bout d'histoire gardé secrètement pendant plus d'un siècle.
J'ai eu un mal fou à déchiffrer ces écrits datés de la fin du 19e siècle, j'avoue avoir lu en diagonale pour ne pas perdre une once de l'intensité qui grandissait en moi au fil de ma lecture. C'est un carnet intime d'une fille qui a vécu dans le couvent où j'ai étudié puis travaillé, à 120 ans près. Je pensais que son français serait moins contemporain. Des fois je me dis que je suis une idiote, je m'attendais à lire du français du Moyen-Âge, aux tournures alambiquées, au vocabulaire abscons.
Ses phrases sont pourtant simples et frappent directement au cœur pour la plupart. C'est le contenu de ce qu'elle raconte qui me fait vaciller. Elle observe la vie qui l'entoure comme une téléspectatrice. Même impliquée dans des événements dégueulasses, elle analyse le tout avec un détachement froid et rationnel. J'ai téléphoné à Sophie pour avoir plus de détails au sujet de ce recueil de feuilles, mais elle ne retourne pas mes appels. Je ne peux pas garder ceci pour moi, juste pour moi. Je vais essayer de retranscrire informatiquement, et fidèlement, ce qui se trouve sur ces centaines de feuilles. Ceci occupera bien mon esprit chômeur quelque temps.
Jour 481 : Et ainsi l'horreur débuta
J'ai commencé à retranscrire le journal de cette jeune fille, dans le couvent où j'ai passé une de mes pires années. Je le lis et je le relis encore et je me dis que ce que j'ai vécu c'était rien. Voici une partie de sa vie, je vais essayer de recopier tout ce que j'ai en ma possession : https://umademusa.net/1881
Jour 495 : Le petit rouquin
En prenant le temps de retranscrire le journal de Mathilde, je suis tombée sur un détail troublant. En 1881 elle parle d’un petit chat rouquin qui ressemble étrangement à celui que j’ai croisé en 2000. Mais ce n’est pas tout, la concierge que j’ai connue s’appelait Mathilde, tout comme la jeune fille de 1881… je ne sais pas quoi penser. Une coïncidence ? Quand je pense que pour mon retour au pensionnat en 2013 je ne suis jamais passée voir la concierge. Je suis à des milliers de kilomètres, mais une envie irrationnelle me pousse à vouloir savoir si c’est elle.
Jour 530 : Après la fin je cherche la suite
Alors voilà. Mathilde est morte. Le samedi 21 septembre 1881. Je n’ai plus aucune feuille la concernant, son journal s’arrête là, abruptement. Depuis 5 jours j’essaie d’appeler Sophie, mais aucune réponse d’elle.Je consterne ma psychologue qui trouve que je vis par procuration dans les écrits de Mathilde. Je devrais vivre ma vie plutôt que transcrire celle de personnes qui ont déjà vécu.
La folie me guette selon elle, et surtout une bonne pile de médicaments de diverses couleurs. Je pensais qu’en prenant une psy je parviendrais à avoir un regard neuf sur ma vie, mon œuvre, mon avenir, mais que nenni. Je remarque une nouvelle fois que je dois me débrouiller toute seule.
Ce matin je lui ai dit que je partais en Europe pour un mois, ou plus, certainement plus. Mais pourquoi donc ? Vous n’aimez plus notre île ? J’ai bredouillé comme une petite fille intimidée. Je dois retrouver Mathilde. Elle m’a regardé en laissant ses yeux soupirer à la place de sa bouche. Améthéa, vous ne devez pas poursuivre des fantômes, elle est morte depuis au moins 50 ans, ce n’est pas en fouinant dans sa vie que vous trouverez les réponses à la vôtre !
Oui maman. Mais je m’en fous. En 2000 il y avait cette vieille femme et le chat rouquin. En 1881 il y avait cette vieille femme et le chat rouquin, dans le même couvent. Coïncidence ? Peut-être ! Je me sens assez inspectrice Gadget pour aller fouiner dans les moindres recoins du couvent. Ma décision est prise. Demain je prends l’avion.
Jour 532 : Le tortillard
J'efface du revers de la main la buée qui masque ce paysage sans variété, composé de vastes champs cultivés et de forêts amincies par les faucheuses. Les passagers autour de moi dégagent trop d'humidité, puis quelle surprise, il pleut. Tout le monde sent plus ou moins le chien mouillé. C'est dans ces situations-là que je me demande où je peux acheter cette pommade blanche que les médecins légistes des films policiers mettent sous leur nez lorsqu'ils rendent visite aux morts de la morgue. Il semble qu'on pue lorsqu'on est fraîchement mort.
Bon c'est sûr, là, je suis aigrie. J'ai quitté, temporairement, et j'insiste, ma belle île paradisiaque, au sable fin et souvent tiède qui surfe entre mes orteils, elle et ses brises fraîches qui chatouillent ma nuque. Quand j'étais ado le beau temps me faisait déprimer, je détestais tout ce qui pouvait ressembler à un ciel bleu. Je rêvais de pluie, et d'éclairs, et de tonnerres de Brest. Dans mes pires phases de misanthropie je rêvais de lave remontant à la surface et engloutissant la maison familiale et, par ricochet, ses mal-aimés occupants. Maintenant je suis vieille et j'aime que les rayons du soleil pénètrent jusqu'à chauffer mes os.
Le train file à petite vitesse sur des rails toujours aussi tordus. Rien n'a changé ma bonne dame, c'est le bon vieux temps, à 16 ans ou à 30 ans. J'essaie de rester droite comme un « i », coincée sur ma banquette entre une femme enceinte de trop de mois qui caresse voluptueusement son ventre, et un homme enceinte de plusieurs litres de bière depuis trop d'années.
Je fais le vide dans mon cerveau pour oublier cette promiscuité puis je vois mon reflet qui vibre dans la vitre et je m’enorgueillis de me voir tel un preux chevalier en ce miroir. S'il me restait une meilleure amie elle me dirait sans doute que je cours après des fantômes et qu'en plus je ne suis pas une championne olympique de course d'endurance. Pourtant le jeu en vaut la chandelle. Je me sens comme une chasseuse au trésor. Je dois commencer par retrouver Sophie et l'interroger sur le journal de Mathilde. J'ai honte de l'avouer, mais je VEUX une suite. Je ne peux pas me contenter de la voir disparaître après avoir juste partagé quelques courtes petites semaines de sa vie. Je trouve aussi très étrange qu'un chat roux et une vieille dame aient pu être dans ce couvent en 1881 et lors de mon passage en 2000. Je ne suis pas folle au point de penser que ce sont les mêmes puisque de toute façon la vieille de 1881 est supposée être morte.
Jour 533 : Le trou du...
Je regarde la façade du couvent et ses pierres intemporelles. Je ne le regarde plus de la même manière que l'an passé ni lorsque j'étais une jeune fille à peine plus vieille que Mathilde. Depuis que les rumeurs de torture ont été confirmées par son journal intime je me sens triste lorsque je le regarde.
Quand on ne sait pas, quand tout est juste une rumeur qui se transmet de génération en génération, rien n'est bien grave. Heureusement que je ne crois pas aux fantômes sinon je ne mettrais pas un bout de doigt de pied là. J'avance d'un pas décidé et je m'engouffre par la porte centrale, personne ne daignant m'accorder un regard. Les filles-élèves discutent et me croisent comme si j'étais un meuble. Un an plus tard et je suis devenue une anonyme.
Je rencontre aussi quelques sœurs qui me sourient poliment, mais avec gravité, elles non plus ne me reconnaissent pas. Mon téléphone vibre dans ma poche de pantalon et je devine qu'il me reste cinq minutes avant d'être officiellement en retard pour mon rendez-vous avec la nouvelle directrice. J'ai réussi à lui vendre que mon congé sabbatique d'une année m'a permis de me ressourcer et de revenir encore plus forte et sereine pour aider les élèves à gérer leurs problèmes divers et variés. Mais ce n'est pas ce qu'elle veut entendre.
Mademoiselle, ce qui est le plus important pour nous, c'est que vous soyez de notre côté, si nous vous envoyons une fille vous devez vous arranger pour qu'elle s'adapte aux règles du couvent, ce n'est pas à notre institution de s'adapter à elle. Ça commence raide comme conversation. Je me retiens de lui demander si les rebelles doivent être enfermées et torturées au 3e sous-sol du pensionnat, elle ne saisirait pas l'ironie de cette proposition. Oui, madame la directrice, je comprends ce que vous souhaitez et je partage votre point de vue. Elle tourne vers moi ses yeux noirs comme du jais et je frissonne de peur, pensant voir un démon devant moi. Je cligne des yeux et finalement la couleur de ses yeux penche plutôt vers le marron grillé.
J'ai lu votre dossier, ne me mentez pas. Sachez que c'est votre dernière chance ici. Sachez aussi que si ce couvent n'était pas placé en plein milieu du trou du cul du monde on trouverait des gens bien plus compétents pour travailler dans cette institution. Elle retourne vers la grande fenêtre de son bureau pour observer avec dégoût son royaume qui sent visiblement la merde. J'avoue que le couvent n'est pas situé dans une banlieue chic d'une capitale, mais je n'aurais pas osé parler de « trou du cul du monde ». Je me risque à une réplique spirituelle. Rassurez-vous madame la Directrice, j'ai de l'excellent papier toilette avec moi, pour faire de l'excellent travail. J'ai presque eu l'impression qu'elle allait sourire, mais elle a dû se souvenir qu'on l'avait envoyée travailler dans le trou du cul du monde et qu'elle ne valait donc pas elle-même bien mieux que le lieu où elle travaille. Vous savez où est votre bureau, je ne vous retiens pas plus longtemps. Oui, je sais et j'y cours.
Jour 534 : Elle s’appelait Mathilde
Elle joue avec sa cuillère dans son bol de céréales où du lait noie quelques flocons de maïs. Sophie n’est plus là, elle a été licenciée pour vol. Gisèle, qui enseigne le catéchisme moderne, ne prend pas de pincettes, que ce soit pour son enseignement, ou pour parler aux gens. C’était rien qu’une fouineuse, bon débarras ! Manifestement, je ne peux pas la contredire, elle m’a envoyé le journal de Mathilde et il n’a pas pu lui tomber dans les mains par la bonté du Saint-Esprit.
Est-ce que tu sais où je peux trouver Sophie ? Gisèle grimace, je sens que je vais avoir une réponse bête. À mon avis, elle doit pourrir quelque part dans un champ, la sorcière a dû avoir sa peau. Je sursaute au mot « sorcière ». De quelle sorcière parles-tu donc ? Une religieuse qui parle de sorcière ce n’est pas si anormal, son sens peut être très large, les religieux en ont brûlé des sorcières ces derniers siècles. La concierge, là-bas, celle qui vit dans l’aile Est, celle que personne a jamais vu vraiment travailler ici, c’est sans doute une sorcière. Elle est toujours aussi vieille et laide, mais ne vieillit plus depuis 30 ans et ne s’enlaidit plus non plus.
C’est manifestement de la sorcellerie. Et c’est quoi le rapport avec Sophie ? Gisèle ricane. Elle a volé la sorcière à ce qui se dit. On dit que la directrice a licencié Sophie pour la protéger de la sorcière. À mon avis ça a pas été assez rapide, elle a dû s’en débarrasser elle-même. Je te conseille de pas te mêler de ça. Dans la vie tu es mieux de pas fouiner. Malheureusement ce n’est pas un discours qui a une influence sur moi. Je ne suis pas superstitieuse. La seule chose que j’espère est qu’elle ne s’appelle pas Mathilde sinon c’est la même que j’ai croisée en 2001 et bien sûr si c’est la même Mathilde qui vivait en 1881… non, elle aurait eu 140 ans en 2001 et 154 ans cette année… sinon c’est bien de la sorcellerie.
La pluie jette ses gouttes sur moi comme une lanceuse de javelot, je prends le chemin le plus court vers le logement de la concierge, soit par l’extérieur du couvent. J’arrive vers l’antre du diable. Je vois une boule de poils roux assis sur son arrière-train, regardant impassiblement les gouttes d’eau réveiller les flaques d’eau autour de lui. Il tourne son regard vers moi. Je lis en lui que je suis elle et qu’il est bien lui. Salut ma belle, ça fait longtemps qu’on s’est pas vu ! Je sursaute de terreur, une voix âgée et fatiguée s’adresse bien à moi. C’est elle, c’est sûr, la Mathilde de 2001, qui n’a pas changé d’un iota. Rentre, tu vas tomber malade à rester sous cette pluie !
Je m’assois dans un fauteuil usé dont je sens les ressorts, il a été usé jusqu’à la corde. Elle me tend un bol de bouillon qui sent le poulet. Je n’ose pas refuser. Le petit rouquin ronronne, allongé sur le rebord du fauteuil. Il m’a reconnu lui aussi. Quel bon vent t’amène ici mon enfant ? Je t’ai reconnue lorsque tu es venue travailler au couvent l’année dernière, je pensais que tu viendrais me rendre visite, mais je devine que tu avais… d’autres chats… à fouetter. Elle jette un coup d’œil amusé vers le petit rouquin, qui bâille sans inquiétude au prononcé de cette phrase. Vous êtes bien Mathilde, donc ? Elle sourit.
Oui, on m’appelle ainsi, comme d’autres m’appellent autrement. Je sais que tu as des questions pour moi. Pose-les sans crainte. Sache que les fantômes n’existent pas. Sauf dans la tête de ceux qui y croient. Quel âge avez-vous ? Elle éclate de rire. C’est un moyen habile d’avoir la réponse à beaucoup de tes questions. Au risque de décevoir certaines religieuses j’ai un âge bien raisonnable. Je ne vais pas répondre à cette question, mais je peux te dire que si je suis connu sous le prénom de Mathilde, celui-ci n’a jamais été mon vrai prénom. J’ai connu une Mathilde qui travaillait ici lorsque je suis arrivée peu après la fin de la Grande Guerre, mon oncle et ma tante m’ont placé ici en 1918, j’avais 9 ans. Mes parents ont été tués à la guerre, personne ne voulait s’occuper de moi. J’étais aussi bossue que tu me vois maintenant, donc horrible aux yeux du village, il fallait me cacher. Ici, dans ce couvent, ma vie ne fut pas plus facile. Il a fallu qu’une Mathilde vienne à mon secours, elle et moi, contre tout le monde. Mais ceci est une longue histoire. Viens donc me voir demain soir et je te raconterai tout en détail, je sens que tu aimes ça les histoires ! Elle éclate de rire puis me chasse de chez elle. Je n’ai plus qu’à prendre mon mal en patience et laisser mon cerveau digérer toutes ces informations.
Jour 535 : Elle ne s’appelle pas Mathilde
Elle plonge une louche en cuivre dans une marmite qui ne contient pas d’oreilles de chauve-souris ni de bave de crapaud, mais une sorte de bouillie de lentilles mêlée à des tomates, des oignons et des gousses d’ail. Elle me décoche un regard amusé et un sourire édenté tout en me tendant un bol bien rempli. Tu vas aimer ça, un bon ragoût de sorcière avec des intestins de rats fumés au jasmin. Elle semble vouloir se tordre de rire, mais ses hanches usées semblent bien bloquées.
Me dites pas ça, ça semble meilleur que ce qu’on nous donne au couvent ! Je plaisante, mais en réalité j’observe attentivement la mixture pour être bien certaine que je n’y vois pas d’ingrédient anormal. Est-ce que je dois vous appeler Mathilde ? Quel est votre vrai prénom ? Elle soupire de lassitude. Je m’appelle Josée, mais depuis que j’ai 20 ans je m’appelle Mathilde, appelle-moi donc Mathilde. Est-ce que ça te dérange cet arrangement avec la vérité ? Ce n’est pas le moment que j’avoue que j’étais « Aela » en 2000 et « Améthéa » en 2013. Ce qui me dérange c’est qu’une fille que je connais, Sophie, m’a envoyé le journal d’une fille de 15 ans qui s’appelait Mathilde et qui a vécu dans ce couvent au moins en 1881…
Josée sert si fort son bol en terre cuite entre ses mains qu’il explose, répandant la bouillie brûlante sur sa robe en tissu noir drapé de dentelle blanche ici et là. Ne me parle pas de cette maudite voleuse ! Il m’a fallu du temps pour découvrir que c’est elle qui a fouiné dans les sous-sols du couvent, dont je suis la gardienne depuis 80 ans. Elle a notamment volé une partie du journal de Mathilde, la vraie Mathilde je veux dire. Malheureusement pour elle une poule n’y retrouverait pas ses petits dans ces amas de boîtes de documents, elle est donc revenue pour obtenir la suite. De rage j’ai renversé sur elle une pile de boîtes, ce qui l’a assommée, net. Elle n’en est pas morte, mais je lui ai fait suffisamment peur pour qu’elle déguerpisse aussitôt et que jamais personne ne la revoit. Je comprends pourquoi elle n’a pas pu me rendre le journal de Mathilde, c’est toi qui le possèdes ? Elle reste enfoncée dans son fauteuil, abattue, semblant avoir perdu la guerre. J’essaie de la consoler.
Ce n’est pas bien qu’elle ait volé ce journal, je n’imaginais pas ça. Mais vous savez, elle comme moi, on a adoré lire cette histoire. Je comprends qu’elle ait voulu savoir si d’autres écrits existent. Je tente ma chance. Est-ce que Mathilde a écrit autre chose ? Elle reste enfoncée dans son fauteuil, perdue dans ses souvenirs, ne semblant pas m’avoir écouté. Je ne sais pas. Non, je ne sais pas. Mathilde m’a juste demandé de veiller sur tous ses documents, elle m’a déconseillé de les lire et j’ai toujours respecté sa volonté. Elle est morte dans mes bras, en 1930, je l’ai enterrée avec tous ses papiers chéris ici, pour moi c’est son tombeau et ses effets personnels. Fouiller ou voler c’est nuire à sa mémoire.
Elle n’a toujours pas levé les yeux vers moi. Et quand vous allez mourir qui va garder ces documents ? Cette fois elle me regarde et affiche un sourire inquiétant. Ils brûleront tous avec ce couvent. Mais rassure-toi, personne ne va mourir. Je vais m’arranger pour que le feu soit visible. Toutefois ce bâtiment est tellement vieux qu’il brûlera sans doute en quelques minutes, mais bon, c’est ainsi. Mathilde ne m’a jamais donné de consignes et je ne suis pas éternelle. Une idée jaillit dans mon esprit. Et si Mathilde vous avait laissé une consigne dans tous les documents que vous protégez ? Je ne peux pas croire qu’elle voudrait que tout brûle. Surtout que je me doute que ces piles de documents doivent contenir une bonne part des atrocités commises dans ce couvent, comme j’en ai découvert moi-même dans des salles de classe abandonnées. Ce n’est pas vrai que je vais laisser tout ça brûler.
Josée semble si vieille que ce serait bien facile de la mettre hors d’état de nuire, mais quelque chose en moi rejette cette possibilité, j’aurais l’impression de trahir Mathilde, ce qui me semble tellement idiot, je ne l’ai jamais connue. Pourtant je me sens coupable. Je dois trouver un moyen de raisonner la vieille folle, fidèle et aveugle servante. Vous aviez 19 ans lorsqu’elle est morte et elle a voulu vous protéger. J’ai lu son journal et si j’avais été elle je vous aurais aussi déconseillé une telle lecture. Elle se lève douloureusement et se sert un nouveau bol de bouillie. Je suis fatiguée de parler de ça, on va manger notre dîner en parlant d’autre chose. N’oublie jamais une chose ma belle, tenir une promesse est ce qui distingue le vaurien du saint. Mais moi, j’ai rien promis à personne.
Jour 538 : Refuser les bonbons des inconnus
C'est mon premier jour de retour au vrai travail et j'ai la tête ailleurs. J'ai la tête au sous-sol du couvent, précisément. Quelques filles sont passées devant moi aujourd'hui et je ne me souviens déjà même plus de leur prénom. Mon talent est gâché par les maudites règles de la directrice qui m'envoie des filles que je dois réprimander pour leur comportement inacceptable en classe.
Soit, aujourd'hui, une jeune fille rousse tout aussi maigrichonne que pâlichonne, a verbalement corrigé son professeur d'histoire sur la date d'une obscure guerre gallo-romaine que même Vercingétorix n'aurait pas racontée à ses petits-enfants, s'il en avait eu. Il semble qu'elle ait souri avec malveillance en reprenant son prof. Elle est pourtant apparue bien craintive devant moi, qui ne suis pourtant pas bien plus grande et costaude qu’elle. Ne t'inquiète pas, tu es trop maigre pour que je te dévore maintenant. Cesse de trembler. Retiens juste qu'on peut se moquer de n'importe qui, mais pas en sa présence. J'ai donné à la pauvre enfant, au bord des larmes, deux oursons à la guimauve enrobés de chocolat au lait.
Je pense que la directrice serait satisfaite de ma punition implacable, le taux de mauvais cholestérol de la mignonnette va grimper en flèche. Quelqu'un frappe à la porte de ma chambre, ou plutôt, gratte. Je voix du roux et ce n'est pas Samantha, tiens je me suis souvenu de son prénom. C’est le petit chat rouquin de Josée. Oui je l'appelle Josée. Pour moi c'est une usurpatrice de prénom, je ne peux pas l'appeler Mathilde. Mon cerveau est assez embué à son égard. Je suis comme déçu que la vraie Mathilde ait pu accorder sa confiance à cette femme. C’est sûr qu’à l’âge qu’elle a, je ne peux pas espérer qu’elle n’ait pas perdu des neurones par centaines.
Il semble qu’à partir du jour de notre naissance on fait juste vieillir et perdre des facultés. Le petit rouquin se frotte langoureusement contre moi. Je le regarde droit dans ses beaux yeux. Dis-moi mon beau, étais-tu vivant en 1881 ? Mon Dieu je suis folle moi aussi, je pense avoir une conversation avec un chat, de surcroît immortel ! Il ne me répond pas et va chercher à côté de la porte un sac en papier qu’il apporte à mes pieds comme un chien bien dressé. J’ouvre le sac et y découvre des morceaux de pâtes de fruits avec un post-it. Faites maison, à dévorer sans raison. C’est signé par la fausse Mathilde, la vraie Josée. Une poète. À l’envers du papier, un autre mot. Pour chaque bonbon, une vision. C’est certain, il lui manque une case à cette pauvre dame, mais je dévore sans hésitation ces bonbons qui fondent avec délice dans ma bouche, laissant éclater des saveurs de… ma tête tourne… je disais… ah, oui, de la figue peut-être, mais encore, ah, ma vision se trouble. Ils sont bien bons, mais, je ne sais pas, je ne me sens pas bien. Pas bien. Le rouquin me lèche une joue, mais c’est trop tard, je suis empoisonnée. Quelle nulle. Puis. Le néant. Et, enfin, les visions.
Jour 541 : Dis-moi, Reflet, comment t’appelles-tu ?
Le reflet dans le miroir montre une fille au teint gris, aux yeux dont la couleur a viré au noir. Elle n’a pas dormi depuis deux jours. En fait elle ne sait pas si elle a dormi ou pas dormi, rêvé, ou cauchemardé, pendant deux jours. Ce n’est pas du sommeil réparateur si jamais il y a eu du sommeil. Je vois ce reflet et si c’est moi je peux acheter un forfait de cinq jours dans une clinique esthétique. Il faudra bien cinq jours pour réparer tous ces dégâts. Je ne sais même pas si c’est moi. Je devrais parler au reflet devant moi.
Dis-moi, Reflet, comment t’appelles-tu ? Le reflet bouge ses lèvres en même temps que moi, c’est mauvais signe. Il ne répond pas. Il semble attendre une réponse, tout comme moi. À la vue du manque de coopération du reflet du miroir je me détourne de lui pour m’affaler comme une grosse aubergine sur mon lit. Mais est-ce bien mon lit ? Je n’ai pas souvenir de posséder un ensemble de draps satinés où la peau glisse dangereusement. Si tu t’épiles trop souvent tu dois te retrouver plusieurs fois à terre par nuit j’imagine.
Je me demande si je peux demander à la parure de draps si je la possède. Le reflet dans le miroir m’a snobé et je sens que si je suis aussi rejetée par des pièces de tissu je vais faire une dépression. Le petit rouquin lèche mes doigts noircis par le charbon, mais leur couleur rosée ne revient pas. À le regarder d’aussi près le petit rouquin n’est pas si petit. Je me demande si je peux lui demander combien de temps ça va lui prendre pour me nettoyer ?
Dis-moi, petit ou gros rouquin, combien de temps cela prendra afin que je ne sois plus salie ? Il cesse de me léchouiller, comme s’il comprend ce que je dis. Améthéa, un chat ça ne parle pas. C’est le petit rouquin qui vient de parler, comme c’est étrange. C’est une énigme alors. Je comprends, ainsi, que si tu me parles, c’est que tu n’es pas un chat ? Il acquiesce en hochant la tête. Exactement, je ne suis pas un chat. Je ressemble à un chat, mais je n’en suis pas un. Je suis une vision. Tu as été droguée par la petite vieille, elle a mis un hallucinogène dans les pâtes de fruits, assez puissant pour assommer une fille de ton calibre. Le problème c’est que tu en as mangé trop. Ma pauvre enfant, il te reste encore une journée avant que ça se dilue dans ton sang .Il parle bien pour un chat.
Je ne suis pas un chat je t’ai dit ! Tu devrais profiter de cet état pour parler à Mathilde. Je le regarde avec un ton de reproche. Je ne peux pas parler aux morts, c’est impossible ! C’est à son tour de planter un regard rempli de désappointement. Ton cerveau a lu beaucoup de choses à son sujet, bien plus que tu en as retenu. C’est l’occasion ou jamais de faire apparaître une sorte de Mathilde qui est en fait juste ton cerveau qui te dira ce que tu as raté. Me voilà discutant avec un chat freudien. C’est le bout du bout. Je vais me pincer assez fortement pour me réveiller. Maintenant ! Aïe ! Putain, je saigne ! Ah ça fait mal ! Je cours chercher un gant de toilette sous le lavabo et j’éponge ce que je peux. J’ai pincé une veine, quelle mauvaise idée.
Arrête de faire ta doudouce Améthéa ! Une voix s’exprime derrière moi et je sursaute. C’est elle. Je la regarde et je la trouve tellement belle. Ses cheveux sont si blonds qu’ils me semblent blancs. La peau de son visage porte si peu d’imperfections qu’elle ferait baver un chirurgien esthétique. C’est Mathilde, j’en suis sûr. Arrête de chercher, c’est bien moi. J’aimerais juste savoir pourquoi tu veux me voir. J’essaie de reprendre mes esprits, mais en état de folie c’est assez difficile. Dans ma folie ma raison refuse d’envisager de lui poser la moindre question. Comment je peux savoir que c’est vraiment toi, Mathilde ?
Voyons, Améthéa. Le chat te l’a dit, je ne suis pas vraiment Mathilde. Par contre je peux t’aider à démêler où tu en es avec toute cette histoire. Tu cours après des fantômes, ma bonne fille, tu devrais te demander ce que tu cherches réellement en voulant trouver un sens à mon histoire et des ramifications au 21e siècle de ce qui s’est passé au 19e ? C’est une première question assez facile. Mathilde, ou qui que tu sois, je vis tout simplement par procuration. Je revis. Je ne sais pas si c’est la crise de la trentaine, mais j’ai perdu le sens de la vie. Je ne sais plus quoi faire pour me satisfaire, je ne sais plus où aller pour me sentir mieux. Je trouve ça exceptionnel d’avoir pu lire le journal d’une fille qui a vécu là où j’ai vécu. Une fille telle que je voudrais être, sans peur, sûre d’elle, agissant comme une héroïne, dépassant toutes les difficultés avec douleur, mais aisance. En courant après ton passé, ou plutôt ton avenir, je me sens une Sherlock Holmes et j’aime ce sentiment.
Tu as tort de te fier ainsi à ma vie. Tu as lu ce que j’ai écrit, mais est-ce bien la réalité ? Et si j’avais édulcoré les situations ? Sais-tu ce qui s’est produit dans ma vie après les quelques pages que tu as lues ? Tu n’aimerais sans doute pas les lire. Je regarde les yeux clairs de Mathilde fixer des arbres au-delà de la fenêtre de ma chambre. Elle prend une pause et j’en profite pour répliquer. Tu veux dire qu’il y a une suite à ton histoire ? Je vais m’évanouir si elle dit oui. Elle plonge son regard dans mes yeux et je me sens comme une petite fille intimidée. Bien sûr, une suite existe. Qui écrit un jour, écrit toujours. Ton problème va être de trouver ces écrits. Tu sais que Josée a un lien avec moi. Tu sais que j’ai vécu jusqu’en 1930. Par contre tu viens de comprendre qu’elle a essayé de t’empoisonner. Si elle n’était pas si nulle en dosage tu serais déjà morte. Comme Sophie. Elle a de secrets Améthéa, tu dois te méfier d’elle. Maintenant je dois te laisser, elle est là et va réussir à te réveiller. Le temps que je regarde autour de moi, Mathilde a disparu. Mon bras fait mal, là où je me suis pincé. J’entends deux voix en écho, juste quelques mots puis le noir m’engouffre.
C’est bon, docteur, cette fois-ci, les spasmes ont cessé. Je pense qu’elle dort.
Jour 543 : La bonne pâte
Je fouille dans mon portefeuille, mes mains jonglent entre des tuyaux de plastique plantés dans mes bras qui déversent au goutte à goutte des produits chimiques dans mon sang. Non, je ne trouve pas de carte d'abonnement à l'hôpital. Pourtant il semble que la bonne série se poursuit année après année. Cette fois-ci, c'est pas vraiment de ma faute, c'est plutôt celle de la vieille sorcière. Ou peut-être que j'aurais dû écouter la sagesse populaire, on n'accepte pas les bonbons offerts par des étrangers, surtout des étrangers qui ressemblent à la sorcière Carabosse. Mais bon, la pâte de fruits, bourrée de sucre, est mon péché mignon. Le savait-elle ?
Ma crise de paranoïa est interrompue par le médecin qui entre dans ma chambre, assisté de sa plantureuse interne, qui ressemble étrangement à Natacha, hôtesse de l'air, inaccessible héroïne de bande dessinée. Il sourit. Elle sourit. Je leur rends leur sourire et on a tous l'air si heureux, ici, dans cette chambre où le blanc domine. Mais ce n'est pas le paradis. Mademoiselle, vous avez eu de la chance. On a retrouvé dans votre sang des traces de somnifères vendus par les vétérinaires. Mon Dieu, où la vieille bique a pu trouver un somnifère à cheval ? C'est sûr que c'est pas les fermes qui manquent dans ce trou paumé. Le docteur me pointe du doigt tout en fixant son interne droit dans les yeux, louchant parfois imperceptiblement vers son décolleté. Le pauvre homme essaie de rester concentré. Ils parlent un langage trop technique pour moi. Je comprends qu'ils croient que j'ai essayé de me suicider avec du somnifère à cheval et que la dose était juste assez forte pour m'assommer comme il faut, mais pas assez pour entraîner la mort.
Vous pouvez sortir ce soir mademoiselle, mais surtout ne recommencez pas... Je vais aller dire à Josée la sorcière de ne pas recommencer ? Ou pas. Je ne sais pas comment réagir de la meilleure façon. J'ai besoin d'avoir accès aux secrets qu'elle cache, je ne peux pas l'agresser parce que ce n'est pas mon genre. Je suis plus une Natacha qu'un Hulk Hogan, pour rester dans la thématique des blonds. Je ne suis pas non plus Mathilde. Je vais trouver une solution, mais avant tout je dois reprendre des forces. Je vais aller m'acheter un 500 grammes de pâtes de fruits au supermarché.
Jour 546 : Elle dit oui
La porte de son logement laisse passer une odeur accueillante de soupe de grand-mère. Je prends mon courage à deux mains et à deux pieds pour frapper à sa porte. Une mine surprise m’accueille. Améthéa ?! Quel... quel bon vent t'amène ? Un vent qui te mettrait bien une paire de claques, je ne pense pas qu'il soit bon et généreux le vent qui me porte. Je vois cette vieille femme voûtée, rabougrie, portant son vieil âge et même si je voulais la frapper je ne le pourrais pas. Elle a voulu m'éliminer et ma tête la voit pourtant comme un être sans défense. Je ne peux user ni de violence physique et quant à la violence psychologique elle est tout aussi stérile, elle en a vu des vertes et des pas mûres. Je pense que rien ne peut l'atteindre, sauf le goût amer de la défaite.
J'évacue tout désir de vengeance de mon cerveau pour me laisser envahir et posséder par l'attitude positive d'un politicien en campagne électorale. Tu es belle, tu es blonde, tu sais faire la vaisselle. Sois positive. Hé, salut Josée, je viens aux nouvelles ! Ah Jésus-Marie-Joseph, je pense que je n'ai pas affiché un si beau sourire hypocrite depuis que mes parents m'ont offert pour Noël un ensemble pour broder des napperons. J'avais 15 ans. Mon seul cadeau cette soirée-là, cette année-là. Ils auraient aimé que je pleure de dépit, mais je suis une merveilleuse comédienne, mon bonheur simulé les a déçus.
Je... je suis surprise de te voir. Quelqu'un m'a dit que tu étais partie. Pour « toujours » je devine. Je garde mon beau et large sourire, elle poursuit la discussion de manière affable. As-tu reçu mon cadeau, des pâtes de fruits faites maison ? Et voilà, on y arrive. La louve sort de la forêt. Le petit chaperon que je suis avance d'un pas assuré vers un fauteuil qui ne demande qu'à accueillir mes bonnes fesses charnues plutôt que de vieilles fesses centenaires, fripées et poilues. Non, Josée, malheureusement dans ma famille le diabète est une maladie courante, je n'ai pas mangé ces sucreries qui semblaient si délicieuses. Plutôt que de vous les renvoyer je les ai données à la directrice, votre protectrice. Dans tous les sens du terme faut-il comprendre.
Josée sursaute. Je... je... oui, elle va apprécier ce cadeau j'en suis sûr. Je la vois sourire alors que j’espérais voir de l’anxiété. Elle imagine sans doute que je vais aller en prison pour son meurtre. Il me reste peu de temps pour mettre mon plan à exécution. Je suis maintenant convaincue que c'est juste une vieille femme acariâtre qui n'a aucun pouvoir paranormal. Quand on utilise des tranquillisants de vétérinaire et non de la poudre de salsepareille, on ne peut pas être une sorcière redoutée. Josée ! J’ai une idée ! Et si on se faisait une balade dans les catacombes du couvent, comme en 2000, le bon vieux temps, qu’en penses-tu ? J’ai pris mon plus bel enthousiasme, mais je n’ai pas de grande attente envers le résultat. Elle se tourne vers moi, me tendant un bol de soupe.
C’est une excellente idée, mais avant tu vas manger ce bon bol de soupe. Je n’aime pas son sourire. Je n’aime pas la soupe. Je ne veux pas de sa soupe. J’essaie de presser le temps et elle essaie d’en gagner. Non je n’en veux pas même si son odeur est délicieuse. Je ne peux pas entrer dans les détails, mais je mange très peu ces derniers jours, si vous souhaitez que votre plancher reste propre il est mieux que je ne touche pas à votre soupe, j’en suis navrée. Elle grimace, mais signifie ainsi qu’elle a bien reçu le message. Très bien, allons-y. Mais sache une chose. Tu regretteras ta visite. Si c’est une menace, je ne suis pas inquiète. Toutefois je ne lui tournerai jamais le dos.
Jour 547 : 1, 2 et 3
Mon cœur bat d’excitation. Il pompe frénétiquement mon sang et s’impatiente à suivre le rythme si lent de Josée. Elle avance avec difficulté, accrochée à sa canne en bois indispensable à son équilibre. Je la suis et de dos elle me semble si fragile. J’ai beau savoir qu’il ne faut sous-estimer personne, je vois mal comment elle pourrait m’éliminer. J’essaie pourtant de garder en mémoire que Sophie est officiellement disparue. Morte ? Peut-être. Ce n’est pas mon problème de toute façon, je ne suis pas la police.
Josée s’arrête et se tourne vers moi. Ne te fie pas à ma faiblesse apparente, la ruse est toujours plus forte que la force. Elle me sourit. Elle me menace. Dans mon cœur je n’ai pas peur. La curiosité est plus forte que la peur. Tu peux toujours causer la vieille folle, je te surveille. Si c’est toi ou moi qui dois y passer, ce sera toi.
La porte de l’entrée me semble plus petite que dans mes souvenirs, mais plus rouillée encore. Josée parvient pourtant à l’ouvrir facilement, elle ne grince pas. Elle allume quelques torches et tout s’éclaire. Du vide, je vois juste des pièces vides. Mais où sont tous les documents ? Je ne veux pas laisser passer de panique dans ma voix et pourtant elle tremble. Josée en rit. C’est pas une bibliothèque ici, j’ai tout rangé dans une ancienne cellule, celle-là plus au fond, pour être bien certaine que des fouineurs seraient découragés de fouiner. Mais ton amie Sophie n’a pas été découragée.
On avance donc plus loin et la lumière faiblit. Je me bats contre les toiles d’araignées. Je suis plus grande que Josée et je ramasse les toiles qui dépassent sa hauteur. Elles couvrent mes cheveux et mon visage, je me démène frénétiquement pour les retirer. Je perds ainsi de vue Josée. Je m’arrête pour écouter les bruits de ses pas sur le gravier, mais je n’entends rien. J’entends juste du silence et le vent qui siffle entre les pierres. La petite vieille m’a semée. Je ne sais plus quoi penser. Je comprends son message sur la ruse par rapport à la force. Je suis sur son territoire. Je ne me fais pas d’illusions, elle va essayer de m’éliminer, tout comme elle a éliminé Sophie. Je suis vraiment nulle. J’ai envie de pleurer de rage tellement je me sens bête.
Je ne suis pas Mathilde, je ne suis pas une guerrière. J’ai juste mon intelligence, qui est impuissante dans ce lieu dont je ne me souviens plus, dans une noirceur qui me rend aveugle. J’ai peur. Je vais mourir c’est sûr. Un cri résonne dans le caveau, ce n’est pas le mien. Est-ce Josée ? Est-ce que je dois aller vers ce cri ou partir en courant dans la direction opposée ? Un miaulement au bas de mes pieds me fait hurler. C’est le petit chat rouquin, il m’a flanqué la frousse de ma vie, j’ai envie de la faire rôtir à la broche au-dessus d’un feu de camp. Ses yeux brillent et laissent une lueur inquiétante brûler dans ses pupilles. Ce n’est pas juste un chat, c’est un esprit maléfique. Ah ! Ça y est. Je suis folle. Je vois un esprit dans un chat, un pauvre chat, juste un maudit chat.
Tu me veux quoi ?! Je chuchote et il ne me répond pas. Bien sûr c’est un chat ! Je dois me ressaisir. Le rouquin avance de quelques pas et veut que je le suive. Il m’amène à l’échafaud. À quoi bon lutter, je le suis. J’entends un nouveau cri, il provient d’une cellule sur ma droite, un peu plus loin. Le rouquin me guide. Je glisse un œil à travers les barreaux et je vois, non, c’est impossible. Sophie ! Dans un état misérable. Des croûtes de sang défigurent son visage. Ses poignets sont prisonniers d’une chaîne en métal qui grimpe jusqu’au plafond. J’ai envie de pleurer de dépit. Je ne sais pas quoi faire, Josée doit rôder pas loin et s’apprêter à m’éliminer. Des larmes coulent involontairement sur mes joues, puis je m’agenouille, j’attends que le bourreau abatte sa hache sur ma tête. Je ne veux pas me battre. Je suis fatiguée. Qu’elle me tue, qu’il en soit ainsi…
Je sens sa présence pas loin de moi et je refuse de la regarder. Te voilà, jeune femme, et maintenant je te dis adieu. Que celle qui va mourir sous tes yeux Seigneur soit accueillie en Enfer ! Josée rigole comme un démon. Je vais compter jusqu’à trois, et à trois tu vas… Rien. Je vais rien. Elle ne parle plus, au moment exact où elle s’apprêtait à compter un bruit de meuble qui se casse la gueule résonne avec fracas, je me bouche les oreilles. J’ouvre les yeux et je vois Sophie qui se réveille. Elle ouvre les yeux et éclate de rire, comme une folle, un rire nerveux de soulagement Je me tourne et je vois le corps de Josée, recouvert de boîtes de métal, sa tête est défoncée par une vieille horloge en bois dont les aiguilles percent l’un de ses yeux. Je vois le petit rouquin trôner sur une des boîtes, léchouillant ses pattes avec nonchalance. Sophie rigole encore plus fort. Moi je veux juste pleurer.
Jour 1106 : Sous le ciel bleu
La petite boule de poils roux force ses yeux pour suivre les allées et venues des grains de sable balayés par le vent. Concentré sur ces envolées comme le chasseur a les yeux fixés sur sa proie, il semble vouloir à tout moment se jeter tête baissée dans le sable. Ceci lui passera rapidement, il doit bien s’habituer à la flore insulaire, son sable, son eau pâle comme ses yeux. Que fera-t-il lorsque des crabes, au petit matin, viendront chercher au bas de ma porte-fenêtre des morceaux d’algues invisibles pour nous ?
Je n’ose pas le laisser sortir hors de la maison. On n’est plus dans sa campagne Nord européen. Je ne sais pas si c’est plus dangereux ici. Je devrais moins m’inquiéter. Je préfère qu’il se remette tranquillement de son long voyage en avion. C’est un clandestin sur cette île. J’ai failli le déclarer lorsque les douaniers ont contrôlé mes bagages mais je dois tellement ressembler à une fille sans problème qu’ils n’ont pas aperçu le sac en toile gris où il était recroquevillé et je n’ai pas osé leur signaler de peur de le perdre. De plus, j’ai eu la mauvaise idée de lui donner une sorte de somnifère et il n’a pas dormi, il avait juste l’air drogué et anxieux, émettant des miaulements de désapprobation quasiment inaudibles, comme un petit vieux qui grogne dans son coin.
Je ne pouvais pas le laisser au couvent, sans personne pour veiller sur lui, même si des personnes ironiques pourraient dire qu’il a plus veillé sur moi que moi sur lui. Peut-être que je l’ai pris pour qu’il me protège encore. Autant dire que mes dernières semaines en Europe ont été vécues dans le stress. J’ai dû sauver de la décharge publique beaucoup de reliques des siècles passés. La direction du couvent ne voulait rien garder de ce qui aurait pu compromettre la réputation du couvent. J’ai passé trois jours sans dormir afin de fouiller toute boîte avant la purge annoncée. Il était hors de question que je puisse laisser partir en poussière d’éventuels écrits de Mathilde ou même de Josée.
Au 3e jour, j’ai enfin mis la main sur le Saint Graal. Dans ma folie j’imaginais que ces écrits seraient dans de grosses boîtes en bois, rêvant de milliers de pages alors que je les ai trouvés dans trois boîtes métalliques, pêle-mêle, entassés et enroulés sans aucune logique. Ce fut ma première réflexion et déception. Plutôt que d’être heureuse d’avoir une suite, je me plaignais d’avoir à tout reconstituer. Je voulais suivre son histoire comme un roman dont je ne veux pas connaître la fin après avoir lu le milieu, ce qui est logique. Mais non, il me faudrait remettre de l’ordre et ainsi perdre toute fraîcheur.
Il m’a fallu quelques jours encore pour comprendre que ces trois boîtes correspondent chacune à une époque différente de la vie de Mathilde. La première boîte est celle où Sophie a subtilisé quelques feuilles, elles contiennent la vie de Mathilde lors de son adolescence au couvent. La deuxième boîte contient des écrits concernant sa vie à l’étranger. Enfin la dernière boîte c’est la dernière partie de sa vie, j’ai déduit grosso modo que les dates coïncidaient avec celles données par Josée. Elle aurait donc écrit jusqu’à sa mort.
Depuis une semaine je trie les écrits de la première boîte. Je pense que bientôt je vais pouvoir poursuivre la transcription dans 1881.
Jour 1107
Elle me regarde d’un air sévère. Elle regarde mon curriculum vitae d’un air encore plus sévère. Elle lève les yeux au-dessus de ses lunettes et m’observe sans dire un mot. Je la regarde avec un sourire patient, tel le gladiateur tentant d’amadouer dans l’arène une meute de lions nourrie au végépâté. Mademoiselle, votre CV a plus de trous que le gruyère que j’ai mangé hier. Je retiens un sourire de contentement à l’idée qu’une nouvelle fois, je suis considérée comme une demoiselle, alors que mon gruyère de cv laisse imaginer que je suis méchamment millésimée.
Madame vous savez bien qui m’envoie ici. C‘est ma voix de petite fille qui prononce cette phrase, celle qui attendrit le cœur des femmes revêches. Touché. La femme revêche soupire et baisse les yeux. Elle se souvient. Elle ne peut pas me renvoyer. C’est inutile que cet entretien se poursuive, vous êtes engagée, je vais vous présenter à Marguerite qui vous montrera quoi faire.
Marguerite est assise à une autre table, les fesses écrasées sur un banc en bois qui ploie sous l’écrasement. Elle épluche minutieusement des patates, comme une dame s’appelant « Marguerite » éplucherait des patates. Qu’elles aient la peau jaune, rouge ou blanche, toutes les patates sont mises à nues puis tronçonnées sans aucune autre forme de procès. J’avance vers Marguerite et me poste devant elle, au garde-à-vous. Je me demande si c’est ce qu’ils attendent de moi, que je sache exercer mon nouveau métier suffisamment bien, pour tromper « les autres ». Comme l’innocente Marguerite, qui trucide les patates comme les humains.
Je n’aime pas couper des patates. Je déteste couper des patates. Lorsque j’étais jeune fille et que je m’occupais de cuisiner la fin de semaine pour des personnes âgées je trichais en ajoutant de l’eau dans les tupperwares contenant des patates déjà découpées par la maîtresse de maison. Mais un jour elle a compté les morceaux de patates et à mon retour, le samedi suivant, je fus congédiée, pour une faute lourde consistant à avoir truqué le nombre de carrés de patates présent dans le plat en plastique. J’ai raisonnablement le droit de haïr les patates. Et les plats en plastique. Et les mathématiques.
C’est toi la nouvelle ? Elle dévisage la nouvelle de haut en bas et de bas en haut, comme si le visage ne formait qu’une entité avec le reste du corps. Suis-moi, ce n’est pas ici qu’on discute des endives. Les « endives », c’est un nom de code. Je la suis en dehors de la cuisine, à travers les escaliers et enfin dans les dédales des couloirs qui mènent à une imposante porte en métal qui n’a de rivale que celle de banques suisses. Le code c’est 5 4 3 2 1. Elle me regarde et devance ma question. Oui c’est tellement stupide comme code que personne ne penserait à utiliser un code aussi stupide. Pourtant lorsque je vois une quelconque serrure ou verrou à code c’est toujours un des deux premiers codes que j’utilise. Je suis nouvelle et je laisse fuir ma réflexion, je ne peux pas remettre en cause le génie de mes employeurs, qui ont déjà eu la mauvaise idée de m’embaucher. J’espère juste que je ne suis pas tombée sur des amateurs. La porte est blindée, mais les murs semblent être en plâtre. Quel intérêt ?
Jour 1108
Je regarde les heures défiler sur le minuscule écran du décodeur de la télévision. Je ne trouve pas le sommeil, le sommeil ne me trouve pas non plus. J’essaie de lui crier Je suis là ! Je suis là ! mais il ne me trouve pas. Je l’appelle, mais je comprends qu’il ne vienne pas. Mes intentions ne sont pas pures et honnêtes pour l’attirer à moi. Je ne mérite pas de repos. Mon cerveau est envahi par des hordes de scénarios confus. Peut-être que lorsque je vais commencer mon nouveau travail je vais retrouver une paix intérieure. La confusion deviendra mon quotidien et elle sera ma nouvelle paix.
Le bien, le mal, tout passe, et cela passera aussi. J’ai rejoint le camp du bien pour punir le camp du mal. Engage-toi à nos côtés, Améthéa, nous sommes les gentils et nous allons écraser les méchants, les uns après les autres. On va ruiner leur vie. On tue personne, on les blesse pas physiquement, on se contente d’anéantir leurs espoirs pour réaliser les espoirs de ceux qui paient le prix. On ruine leur vie.
Je ne savais même pas qu’un tel travail pouvait exister, à la marge de la loi. On croupira sans doute dans une prison dans quelques mois pour quelques années. C’est ainsi mieux de dépenser l’argent gagné avant de payer des indemnités aux victimes. Notre juriste, c’est Bill, un pseudonyme qui ne vient pas de Boule et Bill. Il n’empêche la réalisation d’aucun scénario, il se contente d’indiquer quels articles de loi sont enfreints et les amendes encourues. Il mène aussi une enquête sur nos clients, pour être vaguement certain du bien-fondé de leurs griefs envers telle ou telle personne. Quelle belle idée.
Jour 1109
Je vous présente Aldeguonde. J’ai choisi ce pseudonyme. Améthéa est morte. Ouais, « Aldeguonde ». J’entends les guillemets dans son inflexion de voix. Il doit bien y avoir eu une noble au 13e siècle qui portait ce prénom-là. Il mord l’intérieur de sa joue pour ne pas pouffer de rire. Il s’inflige de la douleur pour ne pas trahir le sérieux du moment, la solennité de ma présentation à la bande. J’hésitais entre « Austreberthe » et « Aldeguonde », mais il y a un je-ne-sais-quoi avec Aldeguonde, un petit quelque chose de bondissant. Tu devrais arrêter les mignonnettes d’alcool. Je m’apprête à foncer dans le lard de Miguel lorsque Marguerite intervient. Miguel, ta gueule ! Tout le monde ne peut pas avoir un pseudo aussi cool que Miguel, on sait. C’est Miguel, le boulet de service. Il suffit de l’écouter cinq minutes pour cerner qu’il aurait oublié de mettre le fil s’il avait inventé le fil à couper le beurre.
Aldeguonde je ne veux pas te tirer de tes songes, mais c’est à ton tour de recevoir ta mission. Aldeguonde se réveille aussitôt, au garde-à-vous. Miguel c’est une sorte de chef, mais pas vraiment chef. C’est difficile de savoir qui est vraiment qui dans cette obscure organisation. Seul Bill connaît les vrais noms de chacun.
C’est sans doute le bon moment pour que je parle de Bill. C’est une vieille connaissance que j’avais en Europe. Je l’ai rencontré la première fois dans un restaurant Buffalo Grill coincé dans un rond-point d’une ville française de taille acceptable en banlieue d’une grosse ville respectable. Une amie carnivore emmerdeuse m’a emmenée dans cet endroit-là tout en sachant que j’étais plus végétarienne que déchiqueteuse de bifteck. Elle voulait toujours manger là. Elle était grosse comme trois petits pois entassés les uns sur les autres et elle mangeait des steaks épais comme dix petits pois. Ils pissaient le sang comme une vache qu’on viendrait d’égorger. Je dis que c’est une emmerdeuse comme tous les mangeurs de steaks exigeants. Bleu, médium, à point, bien cuit, saignant, et j’en passe peut-être des autres. Elle connaît toutes les cuissons ou n’en connaît aucune. Aujourd’hui la victime s’appelle Bill, du Buffalo Grill, qui est notre serveur. Elle veut sa viande bleue. Bill est sûr de lui. Il va rapporter un steak bleu. Mais il ne peut pas gagner contre l’Emmerdeuse.
Moi je frémis parce qu’il ne connaît pas l’Emmerdeuse comme moi. Elle est pire qu’un petit Pimousse, qui était petit, mais costaud. L’Emmerdeuse court tous les restaurants de bidoche pour y faire régner la terreur. Bill est nouveau. Bill ne la connaît pas. J’ai observé deux serveurs qui ont vu l’Emmerdeuse arriver de loin. Ils ont chuchoté leur terreur à la fille qui place les clients pour que nous soyons dans la rangée de table desservie par le nouveau. Bill, du Buffalo Grill, tu ne sais pas ce qui t’attend. Pourtant l’Emmerdeuse est si frêle, charmante, ses boucles bouclantes aux reflets de châtaigne caressent son front d’une pâle froideur et semblent le réchauffer, lui donnant de la vie. Ses boucles bouclantes donnent envie de les rabattre du côté de ses tempes. Elle est une poupée de porcelaine qui abrite un démon sanguinaire. Si c’était légal elle mangerait de la chair humaine sur l’os.
Je regarde le menu avec un désespoir certain, comme un agneau qui, bien qu’entouré de trente bouchers, cherche où trouver son salut. Ben, Améthéa, prends une salade, c’est bon pour ta ligne. L’emmerdeuse est pas très diplomate non plus avec moi. Je suis la vache qui mange de l’herbe. Dans les salades y’a de la viande aussi. Même dans le dessert je suis sûr qu’ils remplacent la poudre de cacao par de la poudre de sang séché. Je choisis finalement un saumon, le seul poisson que connaissent les restaurants de viande rouge.
Elle est si jolie que je la regarde sans l’écouter et mes oreilles filtrent des phrases sur la laideur du secteur et la puanteur des gaz d’échappement. Peu importe ce qu’elle dit, même les pires horreurs, si on ne lisait pas sur ses lèvres on penserait qu’elle récite de la poésie romantique du 16e siècle. Elle est inspirée.
Les minutes filent et j’aperçois au loin Bill qui attrape deux assiettes qui ressemblent à ce qu’on a commandé. Je prie intérieurement pour lui, auprès du Dieu des serveurs. Il dépose l’assiette contenant le steak avec une étrange délicatesse. Voilà pour vous Mademoiselle, un steak bleu de première qualité. Elle ne semble pas avoir entendu le « mademoiselle », le Dieu des serveurs doit veiller sur Bill en ce moment. Elle observe son steak en silence et s’adresse à Bill. Attends ! Je vérifie la cuisson. La reine mère d’Angleterre n’aurait pas montré plus d’assurance en parlant à un de ses laquais. Elle zigouille son steak et touche l’intérieur avec un doigt. Elle lance un regard glacé vers Bill. La viande est tiède à l’intérieur. Ce n’est certainement pas bleu quand la viande est tiède. Bill la regarde, impassible. Il sort une règle d’écolier. Je l’écris une seconde fois : il sort une règle d’écolier. Il mesure l’épaisseur de la partie cuite de la viande. Mademoiselle, l’épaisseur est d’un millimètre, ceci est techniquement une viande bleue.
Je sens que le « mademoiselle » ne passera pas sans conséquence une seconde fois. Je sens mon ange bouillonner intérieurement. Elle est mathématiquement prise au piège. Elle a tort. Le Dieu de la cuisson des viandes est du côté de Bill. Comment peut-on humainement réagir lorsque le Dieu des serveurs et le Dieu des cuissons de viande sont du côté de l’ennemi ? Capituler. C’est ça la réponse. Mon emmerdeuse chérie décide de capituler et enfouit sa rage intérieure avec peu de mots, savamment choisis. Ça va. Elle regarde son steak esthétiquement trop cuit, mais mathématiquement cuit à la perfection. Bill tourne les talons et retourne vers la cuisine sous le regard admiratif de ses peureux collègues. Il a terrassé l’emmerdeuse. Le toréador a déconfit la vachette.
Le repas se déroule maintenant dans une sinistre ambiance. Le cœur n’y est plus. Je propose de laisser faire pour le dessert. Elle accepte. Elle quitte le restaurant sans dire un mot, piteuse, le regard bas, la rancune haute, me laissant affronter le paiement de la facture avec Bill, le serveur algébriquement parfait. Vous savez, votre amie a raison. La viande devait être plus froide qu’elle était, mais pour des raisons d’hygiène elle est précuite. C’est compliqué. Je sais que votre amie est la terreur des serveurs ici et je m’étais préparé à l’affronter. Si vous l’estimez nécessaire, vous pourrez lui dire qu’elle a raison. Je fais partie d’un club de personnes qui ne se laissent pas faire par des gens comme votre amie. Je le regarde avec admiration. Il a déjoué mon amie dure à cuire. Bill, tu peux me donner ton email ? Ça m’intrigue ton histoire de club. Tu es vraiment trop drôle. Bill, de son vrai prénom Esteban, me donne son email, l’air soupçonneux. C’est le début de mon amitié avec l’enfant du soleil. Jusqu’à cette semaine je ne pensais pas que je joindrais son club.
Jour 1110
Miguel parle, parle, et parle encore. Mon regard tente de fuir vers une fenêtre extérieure, mais je suis dans un bunker, point de lumière naturelle ici. Aldeguonde, as-tu bien compris ta première mission ? Aldeguonde hoche la tête en regardant ses notes griffonnées sur un bout de papier. C’est assez illisible et c’est ma propre écriture. Je suis habituée à utiliser un ordinateur, mais ici c’est un club secret, rien n’est échangé électroniquement, le papier est roi, l’encre est reine, le stabilo est prince et la gomme est princesse. Le Moyen-Âge, quoi. Ou les années 90 plutôt.
Bill est devenu parano ces dernières années. Les membres de son club, dont je ne connais pas le nombre exact parce que Miguel et lui ne les rencontrent pas en même temps, sont recrutés chez les victimes d’actes d’humiliation. Qui mieux que les victimes peuvent comprendre l’humiliation et ses conséquences ? Qui mieux que d’anciennes victimes peuvent venger sans état d’âme les actuelles victimes ? La seule faille que je vois dans ce recrutement est qu’un agresseur qu’on humilie devient une victime. Enfin peu importe. Je suis là pour l’argent et la vengeance est la cerise sur le gâteau.
Je lis la fiche détaillée correspondant à ma première mission. Une question surgit dans ma tête. Bill, combien ça coûte à la victime pour se venger ? Il grimace. Il regarde Miguel qui regarde ailleurs. Ce n’est pas ton problème c’est le nôtre. Disons que nous avons plusieurs mécènes. Bill élude la question et je n’insiste pas.
Mon premier dossier tient sur une page. Je commence petit il semble. Je dois me faire engager dans un restaurant où le patron traite ses employés comme de la merde. Moi qui pensais que tous les patrons traitaient leurs employés comme de la merde. Ça en fait des gens objet de représailles. M’enfin, c’est une première mission. Je vais commencer par me faire engager et c’est écrit que je dois me présenter avec des vêtements sexy, mais pas trop. Tout est dans le « pas trop ». Miguel, c’est quoi sexy, mais pas trop ? Miguel me regarde avec un regard sans expression. Tu dois être habillée comme une pute, mais qui se fait pas payer. J’imagine qu’il veut dire une fille qui couche pas. Je n’insiste pas, je vais passer en repérage pour voir comment les serveuses sont habillées.
Jour 1111
Au coin de la rue du désespoir noir et de la rue de l’espérance rance se dresse un manoir qui semble inviter au suicide collectif. Le vent semble souffler uniquement sur le terrain où il est bâti. Des bourrasques bousculent des volets en bois putréfié qui claquent contre un parement extérieur en bois de même qualité, noirci comme du charbon. C’est comme si le manoir avait brûlé tout en restant debout. Même celui de la famille Adams est plus accueillant.
À quoi je m’attendais ? Je ne sais pas trop, sans doute un restaurant quelconque de province, voire un boui-boui. Je viens en repérage et je raye le conseil de Miguel, soit de venir présenter une demande d’emploi en tenue sexy. J’irai sonner chez ma voisine gothique un peu boulotte pour lui emprunter du linge, du maquillage et du sang d’escargot pour parfumer mon cou.
Je regarde ma montre qui indique midi. Je ne veux pas être la première cliente et je guette avec anxiété un quelconque quidam qui pourrait avoir envie de déjeuner dans cette bâtisse peu accueillante. Alors que je devise avec moi-même sur la marche à suivre, un type patibulaire ouvre la porte et se plante devant elle tout en me regardant. De l’index il m’indique d’approcher. J’approche alors, les jambes molles. C’est toi qui viens pour le job de serveuse ? J’essaie de cacher ma surprise. J’ai l’air d’une serveuse ? Le type patibulaire me regarde d’un air patibulaire. Vu comme t’es fringuée, t’es pas une pute donc tu dois être une serveuse hein ? T’es pas assez chic pour manger ici donc j’imagine que tu es là pour travailler. On s’arrangera pour te fringuer moins monoprix. Moi c’est Hercule en passant. Ouais, Hercule Poirot ou plus vraisemblablement Hercule Poivrot. Ma styliste serait déçue d’apprendre que je suis confondue avec une serveuse habillée par Monoprix, mais est-ce honteux d’être une serveuse ?
Hercule, une serveuse ça peut pas être chic ? Hercule marque un temps d’arrêt. Non puis ça réfléchit pas autant que toi. Il me regarde d’un air soupçonneux. J’apparais moins serveuse subitement et ce n’est pas bon pour ma mission. Je comprends pas ce que tu veux dire, je suis juste là pour déposer mon cv. Je hausse mes épaules avec désinvolture comme une blonde ingénue le ferait. Mouais. C’est moi le patron ici, rentre, je vais te faire passer une audition. Ai-je bien compris le mot audition ? Il devait vouloir dire entretien.
L’entrée du restaurant est majestueuse, luxueuse. L’extérieur est si misérable que je me retourne instinctivement pour être certaine que je ne viens pas de pénétrer dans une bulle temporelle m’ayant menée dans un monde parallèle. Je suis Hercule qui ne s’est pas transformé en prince William. Il pointe du doigt une pièce qu’on ne voit pas lorsqu’on entre dans le hall puisque le regard se concentre sur un escalier de princesse qui monte jusqu’au second étage. Tout est propre, mais tellement vide, de gens, de meubles.
Jour 1113
Tutoie-moi cocotte. Ici pas de chichi, pas de chacha ni de chouchou. Mes employées, je les traite comme ma famille, aux petits oignons. Hercule le Patibulaire insulte donc minimalement sa mère et son père, mais je ne peux pas utiliser mon sens légendaire de la répartie, je suis en mission pour me faire engager dans ce restaurant pas comme les autres. Le mieux est d’utiliser un profil bas. Hercule, aucun problème pour te tutoyer, mais j’ai une question, pourquoi tu dis « audition » au lieu « d’entrevue » ? Hercule sourit et un sourire chez lui c’est un truc qui consiste à montrer deux incisives en or entourant plein de dents noircies. Je me demande d’ailleurs si ce sont des dents en or ou tout simplement un jaune crasseux, mais brillant. Ouais Poulette ce sont des dents en or. Ça fait le même effet sur toutes les filles, elles aimeraient bien passer leur langue sur mes dents en or pour savoir si leur goût est meilleur. Ma langue se rétracte au fond de ma gorge après avoir visualisé mentalement la scène.
Cocotte. Je dois engager de bonnes cocottes bien serviables parce qu’ici t’es pas dans un restaurant comme les autres. Comme tu l’as vu en entrant, c’est vide l’entrée, hein ? Et tu sais pourquoi c’est vide ? Parce qu’on est pas « un » restaurant, on est « des » restaurants. Y’a une rangée d’ascenseurs derrière le mur où je suis et chaque client qui arrive va au restaurant qu’il veut. Avant que je t’en dise plus je dois t’auditionner.
Hercule se lève et, sans regarder derrière lui, s’attend à ce que je le suive. Je me sens comme un caneton qui suit aveuglément sa maman. Il marche d’un pas décidé et s’arrête devant l’un des six ascenseurs. Au fait c’est quoi ton nom ma cocotte ? C’est sûrement pas Aldeguonde. Je dois trouver plus sexy. Mon nom c’est Esméralda. J’en reviens pas que j’avais même pas pensé à préparer le choix d’un prénom. J’ai failli donner mon vrai. C’est un peu niais comme prénom, je vais t’appeler Prunelle, parce que j’aime ça les pruneaux. Le Patibulaire change mon faux prénom. Et si t’aimais la tartiflette ou le gratin dauphinois tu m’aurais appelé comment ? Hercule devient sérieux, semble réfléchir et finalement sourit. Tu as bien raison, je vais plutôt t’appeler Bénédicte, mon plat préféré c’est les œufs bénédictines. Je soupire intérieurement. C’est toujours mieux que Tartifletta ou Gratinelle.
Bénédicte et le Patibulaire entrent dans l’ascenseur. C’est un ascenseur avec seulement deux boutons, l’un avec une flèche pointant vers le bas et le second pointant vers le haut. Bénédicte se demande quel est l’intérêt d’avoir un ascenseur pour seulement un étage. Si Bénédicte était Améthéa elle poserait la question, mais Bénédicte est Aldeguonde et Aldeguonde doit aller jusqu’au bout de son personnage. Moi je laisse Bénédicte faire son bout de chemin. Dans l’ascenseur Bénédicte se décrit comme une mère monoparentale qui parvient difficilement à joindre les deux bouts. Bénédicte n’a pas beaucoup d’imagination pour vendre son personnage à Hercule. Si Hercule l’écoutait elle pourrait avoir des problèmes, son histoire ne tient pas debout. Elle est mariée, mais monoparentale. Son unique enfant est tantôt il, tantôt elle. Améthéa est déçue de la performance de Bénédicte, qui devrait plutôt se taire. Bénédicte se tait parce qu’Hercule la pousse contre le mur qui fait face à la porte de sortie de l’ascenseur. Elle sent ses deux mains monter le long de ses hanches. Bénédicte ne sait pas comment réagir donc elle ne réagit pas. Si seulement une Mathilde ou une Justine prenaient le contrôle de son cerveau, elles, elles sauraient quoi faire, sans doute éviscérer le gros animal patibulaire.
Des cris de joie rompent le moment intime entre Hercule et Bénédicte. Il se tourne vers l’origine du bruit, chagriné d’avoir été interrompu. Un couple éméché pose leurs regards sur le patibulaire, qui grimace, un malaise perceptible décontenance son visage. Hé, Hercule, ça chie dans la salle Pupille. Y’a un client qui… Le client s’arrête et observe la mine déconfite de Bénédicte. Hé, Hercule, une nouvelle, j’espère qu’elle va être bonne hein. Ce furent ses derniers mots avant de s’écrouler dans les bras de son binôme. Hercule grommelle et se dirige vers la salle d’où vient le couple. Bénédicte est incapable de penser à une quelconque réaction de sa part et laisse Améthéa reprendre le leadership.
Je ne suis pas une comédienne, je ne sais pas à quel moment je me suis trompé. Peut-être aurais-je dû scripter mon personnage et non improviser ? Je regarde le patibulaire avec une envie de destruction en moi, j’oublie que ma mission est de l’humilier, moi je veux le détruire. La salle principale du restaurant, au tapis rouge hollywoodien, aux murs recouverts d’un tissu mauve zébré de noir agressent ma vue et me rendent irritable. Hercule marche droit vers la salle problématique. Des couteaux fins et tranchants posés sur les tables des convives semblent m’appeler de leur petite voix pour que je les garde sur moi, ils chuchotent qu’ils pourraient m’être utiles, au cas où. J’en glisse un dans la poche de ma jupe.
Hercule défonce la porte de la salle Pupille. Des hommes, des femmes, peut-être une dizaine, sont avachis sur des canapés et engloutissent des boules rondes qui ressemblent à des yeux de divers animaux. Des filaments pendent encore des organes visuels. Pupille, yeux, mon cerveau fait les connexions nécessaires. Un homme ventripotent écrase ce qui semble être une serveuse, vêtue d’une jupe blanche aux taches noires et d’un chemisier identique. Hercule, d’un bras, tire vers l’arrière le satyre. Il jette un regard menaçant vers Hercule puis abat une bouteille de vin rouge sur sa tête. Le groupe devient hystérique et crie collectivement. Hercule trébuche et s’abat par terre, à mes pieds. L’homme ventripotent regarde le verre tranchant de sa bouteille brisée. Il saute sur Hercule en visant son cou avec le verre. Instinctivement je sors le couteau et taillade son poignet. Du sang gicle. L’homme me regarde avec un air incrédule. Hercule se redresse et entoure son poignet avec une serviette. Mon Dieu la cocotte tu as de méchants réflexes ! Il rigole. Il se tourne vers le groupe, horrifié, en souriant. Mesdames, messieurs, je vous présente Bénédicte, notre nouvelle serveuse si elle veut bien accepter de travailler pour nous. Des applaudissements jaillissent pour mon embauche.
Je tiens mon couteau dont du sang s’écoule encore. Bénédicte, tu as réussi ton audition. Je t’ai trouvée excellente. J’ai adoré le passage où j’ai vu de la haine dans tes yeux quand tu as pensé que j’allais te violenter, puis le coup du couteau c’est brillant, brillant ! Ce premier restaurant, c’est pour faire vivre des émotions fortes à nos clients. Tout peut arriver. Mesdames et messieurs je pense qu’aujourd’hui vous en avez eu pour votre argent. Pendant ce temps du vrai sang coule sur ma jupe.
Jour 1115
Esteban me téléphone du bas de l’immeuble pour signaler son arrivée. C’est inutile. Je suis dans un immeuble de pauvres, sans porte sécurisée, avec uniquement une vue sur l’océan depuis la grande baie vitrée du salon. En se tenant sur le bout des pieds et en portant le regard vers le coin extrême droit de la fenêtre on aperçoit effectivement une ligne bleue que l’agent immobilier décrit comme étant l’océan. L’appartement a donc coûté un 20% de plus. Les taxes sont 20% plus élevées. Les gens sans vue sur l’océan sont 20% plus jaloux et te haïssent pour être la plus riche des pauvres. Une bonne affaire en quelque sorte.
Sans entrain j’accueille Esteban alias Bill. Il vient pour débriefer mon entrevue avec le restaurateur complètement malade. Il n’a même pas commencé à parler que je l’arrête tout de suite. Je t’arrête tout de suite. Bill me regarde et s’arrête de marcher. Il m’écoute littéralement. Bon, assieds-toi et écoute-moi. Ces gens-là sont des fous furieux. J’aurais pu tuer un gars en pensant être en légitime défense alors que c’était juste un jeu, une mise en scène.Ca va trop loin vos histoires. C’est fini pour moi. J’ai pris mon ton le plus convaincant.
Esteban sort silencieusement une enveloppe de l’intérieur de son veston. Mon cerveau fait instantanément la connexion entre l’enveloppe et l’argent. Il pense que l’argent me fera changer d’avis. C’est mal me connaître. Je regarde l’enveloppe d’un air soupçonneux. Ouvre là. Je me sens prête à lui jeter son enveloppe bourrée de billets au visage. Mes doigts l’ouvrent fébrilement, comme si je n’étais pas certaine de refuser une bonne liasse de billets. Je regarde l’intérieur de l’enveloppe et je vois uniquement des photos, pas le moindre billet. Je reconnais Hercule et sa mine de gros bœuf. C’est toujours la même scène qui se répète. Il est avec une bande de personnes qui ont le sourire des gens qui ont trop bu et le regard méprisant tourné soit vers un couple de nains habillés en Super Mario et Luigi qui se battent à coup de balai à toilette sale, soit vers une jeune fille au visage déformé qui est habillée dans une robe de princesse d’un magasin bas de gamme et qui simule le léchage de souliers des spectateurs. Navrant.
Je passe très rapidement en revue une dizaine de photos au goût douteux. Tu veux en venir où, Bill ? Il me regarde sérieusement. C’est pour ça qu’on est là, pour venger ces personnes. Je comprends que ce que tu as vécu lors de ton entrevue a été difficile. Miguel m’a dit que tu ne serais pas capable, que tu nous lâcherais. Je lui ai dit que tu réussiras ta mission, que ta volonté est inébranlable, que ton sens de la justice triomphera de toute peur. Mon Dieu je ne l’écoute plus, je me contente de l’observer comme si j’assistais à une pièce théâtre classique, avec de belles envolées lyriques vides de sens. Trop de compliments tuent le compliment. Arrête ton char Bill-Hur. Je viens de te dire que c’est fini pour moi ce jeu-là. Je ne fais plus partie de votre organisation. C’est fini. Bill se tourne vers moi, les yeux déçus. Je comprends. Il comprend et quitte mon appartement sans dire un mot de plus.
Ayant à peine pu profiter de ce répit, quelques minutes plus tard le téléphone sonne. Salut poulette, c’est Hercule, alors tu commences quand ?
Jour 1120
Le téléphone sonne. Le répondeur et mon angoisse embarquent. C’est Hercule.
Sa voix, dont la mélodie me rappelle le croisement improbable d’un marteau-piqueur avec une scie égoïne, se contente de prononcer mécaniquement les mêmes mots. C’est Hercule, rappelle-moi. Le même message qu’hier, qu’avant-hier et tous les jours qui ont pu exister après mon entrevue. J’aurais dû me contenter de mettre une adresse courriel sur mon CV, peut-être même une adresse temporaire.
Un frisson parcourt mon échine. Je viens de penser que j’ai mis mon adresse postale sur mon CV. Il n’oserait quand même pas venir me menacer chez moi pour me donner un emploi. Je ne veux pas travailler. Pas pour lui.
La sonnette de la porte me tire de mes pensées. Je devrais être une grande fille et lui dire que je ne veux pas de cet emploi, mais je sais que j’ai du mal à dire non. Je préfère louvoyer plutôt que dire la vérité. Je préfère que la personne qui cherche à me tirer les vers du nez se décourage et me laisse tranquille. Je décide que je ne veux pas gérer la situation qu’impliquerait une réponse. Si je dis oui à Hercule je dois aller faire un travail que je ne veux pas faire. Si je lui dis non je vais peut-être affronter des arguments auxquels je ne veux pas répondre pour me convaincre que mon non devrait être un oui.
La sonnette de la porte retentit à nouveau. Je l’avais oubliée, elle, mais la personne qui sonne n’a pas abandonné sa mission. Je m’arrête brusquement. Et si c’était lui ? Hercule. Je n’ai toujours pas fait installer sur ma porte d’entrée un œil de judas et je me maudis pour mon inaction. Je fuis Bill, je fuis Hercule et je fuis d’autres personnes dont les noms ne me viennent même plus à l’esprit. Le facteur est le seul que je ne fuis pas.
Est-ce que je prends un couteau de boucher pour me défendre ? Heureusement que la nuit n’est pas encore tombée sinon je me cacherais sous mon lit avec des objets contondants en veux-tu en voilà, prête à en découdre avec personne. Quand j’étais petite j’imaginais un jour que dans ma maison je ferais construire une « panic room » ou encore un abri antiatomique. Non pas pour me protéger de bombes qui détruiraient tout sauf mon abri et moi-même, mais pour me protéger des gens, des autres, surtout la nuit. Aujourd’hui ce n’est toujours pas construit, je déménage trop souvent. C’est un investissement moins rentable que de prendre des pilules pour l’anxiété.
C’est Marguerite, ouvre donc ! Je sursaute. C’est Marguerite, la matrone, la taulière, l’égorgeuse de patates. Je suis finalement autant en danger que si j’essayais d’ouvrir une boîte de sardines avec les dents. J’ouvre la porte en confiance.
S’il est possible de passer d’un sourire à une grimace sans même avoir eu le temps de sourire alors je pense que mon cerveau s’apprêtait à envoyer à mes lèvres une instruction pour qu’elles esquissent un sourire d’apaisement lorsque ledit cerveau a détecté à côté de Marguerite un gars patibulaire. Hercule.
Jour 1122
Marguerite couvre ma droite, Hercule couvre ma gauche. Deux armoires normandes m’entourent comme deux policiers accompagnent un suspect en prison, comme deux bourreaux emmènent le condamné vers le gibet, comme deux gants emmènent le plat de tartiflette se faire cuire dans un four.
Ils m’ont parlé, mais j’ai compris qu’ils m’ont ordonné. Tu ne dis pas non aux bourreaux, tu ne peux pas dire non aux policiers. Bon. C’est inexact. Tu le peux, mais tu dois assumer les conséquences. Je n’ai pour moi que la ruse et l’intelligence, je n’ai ni la force physique ni l’agilité pour fuir. Puis de quelle intelligence je parle… j’ai jamais connu une fille se retrouvant constamment dans le pétrin.
Tu aurais dû me dire qu’Améthéa c’est ton petit nom. C’est trop mignon, poulette ! J’étranglerais Hercule sur le champ si j’avais un tabouret sur lequel monter. Pour l’instant son cou m’est autant inaccessible que le sommet du Mont-Blanc est accessible pour un alpiniste qui campe à son pied. J’entends Marguerite qui pouffe de rire à ma droite. Marguerite aimerait qu’Hercule la considère comme une poulette, mais il la voit certainement plus comme une poule sur le bord de finir cuisinée en poule au pot. Et moi Hercule, je suis une poulette ici ? Jésus Marie Joseph, est-ce bien la voix rauque de Marguerite, qui vient de fêter son 40e anniversaire de première cigarette ? Elle pouffe encore de rire, comme une midinette aborderait le héros de ses fantasmes nocturnes, et diurnes.
Je sens la tête d’Hercule se tourner vers Marguerite pour mesurer l’état de fraîcheur du gallinacé. Je risquerais bien un coup d’œil vers lui, mais plutôt que d’écouter leurs sottises je cherche désespérément à secouer mes quelques neurones pour trouver une issue à mon problème. Toi t’es une morue, t’es laide et tu pues.
Mazette, du rififi à venir ! Je me sens comme une petite fille entre ses deux parents sur le bord de se lancer au visage des assiettes en porcelaine de Chine. Ça m’arrangerait. Haha toi tu es bien drôle mon Hercule ! Une morue c’est super bon à manger. Je comprends ton message. Ben non ma vieille Marguerite, tu comprends rien à son message, mais c’est sans doute mieux pour ton ego.
Le restaurant nous fait face et je sais au fond de moi que je ne dois pas entrer. Hercule pose une grosse main sur mon épaule. Au fond de moi je sais que je n’ai pas d’autre choix que d’entrer. Marguerite et Hercule m’escortent jusqu’aux ascenseurs et sans doute pas au hasard ils en choisissent un. Lorsque les portes s’ouvrent je ne reconnais pas le décor de saloon de l’étage de la dernière fois. Ici l’atmosphère se veut futuriste. Les murs et le plafond sont recouverts d’un plastique blanc très brillant, ils reflètent une partie des objets et des humains comme un miroir. J’espère que tu apprécies notre nouveau décor Améthéa. Ça sent un peu le neuf parce que c’est neuf. Effectivement une odeur de produit chimique masque l’odeur de morue de Marguerite. Bien que j’aime la morue.
Améthéa, tu as pas posé une seule question depuis qu’on a quitté ton appartement. Tu ressembles à un animal qu’on envoie à l’abattoir. Elle dit ça avec un sourire. Effectivement je me demande ce que tu fais avec Hercule. Je compte mes mots et n’en rajoute pas un de plus. Marguerite est mon employée depuis… depuis combien de temps ma grosse morue ? La grosse morue le regarde avec un sourire, mais aussi un inhabituel regard de défi. Depuis trop longtemps. Trop. Longtemps.
Hercule fronce les sourcils et surjoue sa moue interrogative. S’il avait prononcé un mot, une phrase, je me serais souvenu de son dernier mot, de ses derniers mots. Marguerite ne lui laisse pas le temps d’une dernière volonté. Elle sort de nulle part un couteau pour ensuite effleurer sa gorge. Instinctivement il porte ses mains à son cou, mais elles ne peuvent empêcher la fuite d’un flot ininterrompu de sang . Je regarde Marguerite avec frayeur, attendant mon tour. Elle sourit toujours, d’un sourire vide d’émotion, d’un sourire de marionnette. Elle regarde le gars patibulaire se vider de son sang, s’écroulant par terre, gigotant jusqu’à son dernier souffle.
Marguerite donne un coup de pied à Hercule, inerte. Oui Marguerite, il est mort. Elle se tourne vers moi. Maintenant c’est à toi de jouer. Elle frotte soigneusement la lame du couteau sur un mouchoir. Tu vas me frapper au visage. Oui bien sûr, compte sur moi, je suis paralysé par la peur. Allez, fais pas ta mijaurée, tu es mon alibi, j’ai agi en état de légitime défense, pour tuer ce gros porc. Je la regarde avec un air perdu. Je ne suis pas capable de te frapper, je suis incapable d’utiliser mes mains. Par contre, si tu y tiens je peux écraser une chaise sur toi. Elle me regarde avec inquiétude. Ce sont des chaises en métal, ça va faire un mal de chien. Finalement elle choisit cette solution et je lance sur elle une chaise qu’elle se prend en partie dans le visage. Elle retient ses larmes, mais pas le sang qui coule des sourcils. Merci Améthéa, merci d’avoir été là.
Jour 1124
Mademoiselle Améthéa C., ça fait combien de mois qu’on ne vous a pas vue ? Il me pose une question dont il connaît la réponse. Combien de fois ai-je dit que je déteste ce genre de questions ? On gagnerait du temps si on posait les questions dont on ne connaît pas les réponses. Par courtoisie je vais lui répondre. Je ne tiens pas non plus à passer ma prochaine nuit dans ce poste de police.
Serge, je peux vous appeler Serge ? Serge est détective et je sais qu’il m’aime bien donc je joue le jeu de l’innocente petite madame. Non, malheureusement, la conversation est enregistrée, la scène est filmée donc c’est préférable que cette audition soit professionnelle. Ce qui ne l’empêche pas de m’appeler mademoiselle. Je me souviens assez bien des dernières fois où je l’ai vu. Je m’en suis toujours tirée. Aujourd’hui c’est plus délicat, je dois mentir.
Comment avez-vous connu Marguerite T. ? J’ai préparé la réponse à cette question en avance. J’ai décidé de ne pas mentir sur ce point. Je l’ai connue il y a quelques jours, alors que je rencontrais un ami, il me l’a présentée. Tant qu’il ne me demande pas ce qu’on faisait tous ensemble je suis tranquille.
Comment vous êtes-vous retrouvés ensemble, dans la même pièce que M. Nestor F. ? Nestor ?! Hercule n’était donc pas son vrai prénom. Ces gens qui modifient leur prénom m’exaspèrent. Je devrais être la seule à cacher mon identité, les choses seraient plus simples. C’est une bonne question, Serge… comment vous le dire… j’ai passé un entretien d’embauche avec Nestor et je venais pour avoir le résultat de mon entrevue. Serge tripote sa barbe avec un air sceptique. Il ne pouvait pas donner le résultat par téléphone ? Question facile. J’imagine qu’il devait m’annoncer que je suis prise, me faire visiter la place, c’est ainsi que je voyais la situation. Serge contre-attaque. Des témoins ont vu Nestor F. et Marguerite T. devant votre appartement et vous seriez repartis avec eux ? Touché. Oui, c’est une coïncidence, j’ai ainsi appris que Marguerite travaillait dans ce restaurant, ça m’a même plutôt rassurée de la voir. J’ai paniqué, oui. Serge n’abandonne toujours pas son ton soupçonneux.
Pouvez-vous me décrire ce qui s’est passé dans le bureau de Nestor F.? C’est la partie délicate de l’interrogatoire. Je me souviens d’un livre sur les manières à adopter pour mentir sans avoir l’air d’une menteuse. Je ne croise pas les jambes, je dépose bien à plat mes mains sur la table. Je regarde fixement mon interlocuteur sans jeter un regard ni à droite ni à gauche. Idéalement je penche mon buste vers l’avant. Je suis prête à mentir. Ces événements sont flous dans ma tête. J’ai des images de sang projeté un peu partout. Marguerite avait un couteau plein de sang et Hercule était étendu par terre.
Serge soutient mon regard. Marguerite T. a eu de nombreuses contusions au visage et un traumatisme crânien, comment c’est arrivé? Ben je lui ai envoyé une chaise en métal en plein dans la gueule voyons. Ah. Ok. Je ne peux pas dire ça. Hercule, ou Nestor, a décidé de la frapper et elle s’est défendue. Je ne les connais pas assez pour savoir le pourquoi du comment. Il l’a traitée de morue qui pue, il l’a frappée, elle s’est défendue.
Il sourit. Merci, l’interrogatoire est terminé, vous pouvez partir. Il coupe tous les appareils électroniques d’enregistrement. Soulagée, je lui souris en retour. Alors que je me dirige vers la sortie il retient mon bras. Améthéa, si Nestor avait lancé la chaise, elle ne serait pas dans cette position au sol. C’est toi qui l’as lancée. Toutefois, ce type était une ordure et vu la médiocrité de notre équipe scientifique tu ne risques pas grand-chose. D’ici une semaine tu devrais être tranquille. Je le regarde avec mes sourcils en position interrogative. Mais, Marguerite n’aura pas de procès ? Il baisse les yeux. Comme je te l’ai dit, il n’était pas très fréquentable. Marguerite a donc été retrouvée sans vie, ce matin, en bas d’une falaise. Si j’étais toi, dans une semaine je quitterais cette île pour ne plus jamais revenir. Marguerite a été assassinée. Je vais faire quoi, moi, pendant une semaine… puis partir, mais où?
Jour 1128
C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me ressaisir lorsque je panique. Je regarde mon miroir. Je regarde ma sale tête dans le miroir. Les boucles de mes longs cheveux noirs s’enroulent sur elles-mêmes pour se protéger. Les veines de mes yeux se colorent d’un rouge teinté de noir comme la lave strie la croûte terrestre. Mes larmes illuminent ces fines coulées de sang qui veulent irriguer mes pupilles.
Sous mes yeux, des gouffres, pardon, des crevasses, des ravins, sont noyés sous des teintes mauves ou bleues. Le nez est embarrassé, bouché, proche de l’asphyxie. Mes lèvres sont des lambeaux de chair durcis, craquelés. Miroir ô mon beau miroir, dis-moi à quoi ressemble la fille d’un vampire alpha ?
Dans mon miroir c’est le reflet de Marguerite qui se superpose au mien, la tête défoncée par une roche, ou par sa chute dans un ravin, peu importe. Une partie des dents de sa mâchoire a été arrachée en même temps que celle de ses joues. Il reste un seul œil, devenu bleu translucide. Je superpose mon visage au sien, mais moi je suis vivante. Mon sang coule sur mon visage et je suis encore vivante. Le sang coule dans mes vaisseaux sanguins et colore ma peau. Je suis vivante. J’ai une sale tête, mais je suis vivante.
Serge l’a dit. J’ai une semaine pour partir, mais je n’ose plus sortir de chez moi. J’attache un miroir à une fourchette à fondue et je regarde le miroir qui reflète la vie de la rue. J’essaie de repérer si des gens restent anormalement longtemps dans leur camionnette. Je me sens comme un ennemi numéro 1. Je comprends que les amis d’Hercule le patibulaire fassent leur propre justice. Je ne peux pas leur jeter la pierre, le club des assoiffés de vengeance dont je fais encore partie pour quelques heures est aussi un instrument de vengeance. Toutefois, à ma connaissance, ils ne tuent personne. Je dois absolument sortir aujourd’hui. Je dois mettre un terme officiellement à ma collaboration.
Je jette un dernier coup d’œil à travers les fenêtres. Je ne vois rien de suspect. C’est le moment de partir, mais avant de quitter mon appartement je dois me camoufler. Je regarde avec scepticisme une boîte de colorant pour cheveux, contenant une couleur blonde péripatéticienne, pardon, platine. C’est ce blond que les filles sans le sou appliquent à leurs cheveux uniformément. Un coiffeur pourrait appliquer des dégradés de blond qui pourraient laisser penser que je suis une blonde naturelle, mais non, je n’ai pas le temps. Je prends des ciseaux aux lames usées pour tailler sévèrement la longueur de mes cheveux. Le miroir renvoie de mes cheveux une image catastrophique. Je devrais mettre un bonnet ou me raser les cheveux. Je soupire.
Reste à trouver la tenue de camouflage. Je déteste les talons hauts, mais j’en ai une paire, je vais les mettre. Je déteste les robes de grand-mère aux motifs fleuris, mais j’en ai une, je vais la mettre. Miroir ô mon beau miroir, dis-moi maintenant à qui je ressemble ? Impitoyablement le miroir me répond. N’oublie pas de te maquiller et tu ressembleras à ta mère… sur son lit de mort, après avoir été préparée par les embaumeurs.
Si je ne craignais pas risquer sept années de malheur, je sais ce que je ferais de ce miroir.
Jour 1129
J’arrive au bunker, pour remettre officiellement ma démission au président du club des assoiffés de vengeance. J’imagine que l’ambiance va être assez glauque suite à la mort de Marguerite. Je marche assez vite dans les rues pour quelqu’un qui préférerait traîner des pieds. Je jette avec inquiétude des coups d’œil derrière moi pour vérifier que je ne suis pas suivie.
Je suis suivie. Des gens que je ne connais pas marchent devant ou derrière moi. Ils marchent en ayant leur propre but. Et si certains ont pour but de mettre fin à mes jours ? Le ravin de Marguerite sera pour moi un caniveau sur lequel ils écraseront mon crâne. J’entends déjà le craquement de ma boîte crânienne sur le pavé.
Je marche vite. Je double des gens qui prennent trop leur temps. Je me fais tripler par des gens qui pensent que je prends trop mon temps. Ils se font quadrupler par des gens qui courent sur le trottoir. On est toujours la tortue d’un autre.
Je me rapproche de mon but, le bunker, sans que personne ne tente d’entraver ma marche. Je le vois de loin, camouflé dans une maison anodine. Je vois plutôt la maison anodine. Elle se dresse toujours sans aucune fierté sur un coin de rue. Une maison sans charme dont l’absence de charme a été cultivée. C’est là toute l’idée du camouflage. La peinture des volets est écaillée, mais lorsqu’ils sont repeints il faut absolument mettre une couche sans nettoyer le bois au préalable. Une amie à moi, designer délicate et poétesse dans l’âme appelle ceci de la peinture sur merde. Propre, mais pas trop.
J’entre dans l’allée et cours vers la porte d’entrée, comme si des balles fusent autour de moi. Je dois m’abriter. Cette porte-là n’est jamais fermée et ça m’intrigue à chaque fois que je viens. Bill pense être à l’abri dans son bunker aux murs en carton-pâte et à la porte blindée.
Je tape le code super méga compliqué à retenir, même en utilisant les techniques mnémotechniques les plus avancées, soit, 5-4-3-2-1. J’aperçois autour de la table de délibération Miguel et Bill, qui semblent fâchés tous les deux. Je ne veux pas casser l’ambiance, mais je suis venu vous dire que je quitte cette île dans deux jours. Je retourne en Europe. Bill ne lève pas les yeux vers moi, il le savait déjà. Miguel me regarde d’un air surpris et emprunte un ton agressif. C’est ça, casse-toi ! Bill sort de son repli intérieur. Miguel, ferme ta gueule. Si Marguerite est morte c’est ta faute ! Jamais tu aurais dû la laisser s’occuper personnellement de cette mission. C’est pour ça que j’avais envoyé Aldeguonde !
Il prononce mon faux prénom et j’ai envie de rire tellement il ne fait pas sérieux quand il est prononcé par des gens qui s’insultent. Mais je ne ris pas. Je les écoute se chamailler avec indifférence. Ils pensent à Marguerite qui est morte, mais ne pensent pas à moi qui suis activement recherché, vive ou morte, par la bande à Nestor. Je suis déçu que Marguerite soit morte, mais je ne pleure pas sa mort. Si tu vis par l’épée tu périras par l’épée.
Hé, vous deux, je veux savoir pourquoi Marguerite a voulu se débarrasser de Nestor. Bill baisse à nouveau les yeux. C’est une longue histoire. Jamais on n’aurait dû s’en mêler. On s’est toujours contenté ces dernières années de petits dossiers de vengeance, rien de vraiment grave. Mais quand Marguerite nous a rejoints, elle avait une idée en tête, c’était de se venger de Nestor. Je n’ai pas envie d’en parler maintenant. Rejoins-moi dans mon restaurant préféré ce soir, 19h00, on en parlera tranquillement.
Jour 1131
Il est 19h00. Je suis face à la devanture de Noir sur Noir, c’est le nom de son restaurant préféré. Bon, ce n’est pas exactement son nom, mais je ne donnerai pas exactement son nom. C’est son restaurant préféré, mais ce n’est pas mon restaurant préféré. Je déteste son concept avant même de l’avoir expérimenté. Les clients sont plongés dans le noir et ne voient personne ni même ce qu’ils mangent. Le menu consiste à commander des mets selon la texture des aliments.
Bill pose une de ses mains sur une de mes épaules. Toujours ponctuelle ma belle Améthéa. Il me flatte, comme le petit minou auquel on fait des compliments et qui ne comprend rien aux mots. Je t’avais dit non pour ce genre de restaurants. Mais je sais qu’il s’en fiche. Il sourit, me prend par le bras et me conduit à l’intérieur. Ne me quitte pas et tout ira bien. Tout ira très bien. Quand quelqu’un te dit que tout va bien se passer, c’est à ce moment-là que tu dois être sur tes gardes.
Les propriétaires nous accueillent. Comment je sais que ce sont les propriétaires ? Mademoiselle, monsieur, nous sommes les propriétaires de ce lieu et nous sommes heureux de vous accueillir en ce restaurant hors norme où votre vie ne sera plus la même après le souper. Ce qu’il fallait démontrer.
La proprio est une grande maigre qui semble articulée avec des ressorts fixés sur des tiges de métal. Quand sa tête penche vers la droite pour offrir son cou aux clients en signe de soumission, il semble que sa tête tombe sur son épaule. Quand elle marche, ses tibias tremblent sous ses genoux. Elle saisit une pile de menus et son bras droit tombe immédiatement sur sa jambe. Mademoiselle, voici un menu que vous ne pourrez plus lire dans quelques minutes. Si vous le souhaitez, ne le lisez pas et laissez nos serveurs vous guider dans un choix de plat. C’est certain, madame la marionnette, que je vais lire ce menu.
Je regarde le menu. Je regarde la propriétaire avec un sourcil songeur. Je regarde encore le menu. Je regarde encore la propriétaire. C’est un menu, « ça » ? Sérieusement, je vois trois titres, soient les entrées, les plats principaux et enfin les desserts. Sous ces trois titres j’ai une petite dizaine de choix aussi incompréhensibles les uns que les autres. Par exemple en entrée on peut choisir une substance mousseuse enrobée de son feuilleté déstructuré. Sûrement. En dessert je pourrais ne pas me laisser tenter par un croquant fondant sur son lit mi-gluant mi-croustillant . Je préférerais plutôt manger dans un restaurant de sorcières et savoir à quoi m’attendre, tel un feuilleté de limaces dans leur gélatine à la bave d’escargot ou encore une mousse de foies de serpents enveloppée dans son croquant de queue de lézard rôtie.
Je botte en touche. Madame, je suis végétalienne, et non végétarienne, avez-vous un menu végétalien ? Elle me regarde avec un air affligé par la tristesse. Ma pauvre demoiselle, votre maladie doit être difficile à vivre. Vous pouvez le signaler à votre serveur et il saura vous satisfaire. En y pensant bien je dois effectivement être un peu malade.
Jour 1136
Mon prénom est Bertrand, je suis votre serveur pour le restant de votre soirée. Ou de votre vie, peut-être. Je suis dans le noir et bien que j’aie envie de rouler les yeux en entendant Bertrand je reste impassible. Chaque serveur triche en portant des lunettes de vision nocturne donc il me voit et je ne le vois pas. Même dans le noir le plus absolu je dois masquer mes émotions. Je me sens encore plus obligée de les masquer parce que je ne sais pas qui d’autre peut me regarder.
Bill ne sait pas que je partage son appréhension par rapport aux propos inquiétants de Bertrand, il tente de nous rassurer. Ils engagent des comédiens donc faut pas tout prendre au premier degré, hein. Il rit, mais le cœur n’y est pas. Pas maintenant. Pas aujourd’hui. Pas après le meurtre de Marguerite. Bertrand compte-t-il mettre un terme à notre vie à la fin du repas ? Je ne vois pas son visage, mais j’ajoute mon grain de sable. Merci Bertrand mais je ne cherche aucun serviteur pour le reste de ma vie. Bertrand rigole. J’entends son rire, mais sans voir son visage, je ne sais pas ce qu’il signifie. Je me demande comment les personnes aveugles parviennent à décrypter plus que ce qu’elles entendent.
La vie est imprévisible, elle peut se tirer ailleurs dans la prochaine seconde ou dans 100 ans. Mon Dieu, je pense que nous avons un serveur philosophe et humoriste ce soir. Mon bon Bertrand, ne soyez pas si négatif, vous serez encore vivant demain matin, si le Dieu des statistiques ne vous fait pas une farce. Moi aussi je peux être spirituelle. Je n’entends toutefois pas Bertrand réagir, à moins d’un son de grincement de dents, mais c’est peut-être mon imagination. Ou pas.
J’écoute Bill et Bertrand discuter des subtilités du menu incompréhensible pendant que je cherche mon couteau, ma fourchette, quelque chose pour occuper mes mains et non pour me défendre. Et vous, mademoiselle, comment allez-vous vous régaler ce soir ? En allant chez « Gérard patates frites » je me réponds intérieurement, dégustant de belles tranches de pommes de terre avec peau baignant encore dans une fine couche d’huile noircie. Un régal. Mais non, point de pommes de terre graisseuses pour mon estomac ce soir, il devra se contenter de… Est-ce possible d’avoir une option végétarienne, mon bon Bertrand ? Bertrand arrête de respirer et je pense qu’il a disparu, comme le génie rentre dans sa lampe. Le génie revient avec une idée géniale. Mademoiselle, considérez-vous que la bave de limace est végétarienne ? J’y pense une seconde, j’y pense deux secondes, j’y pense trois secondes. Malheureusement non, c’est un produit animalier, par contre je me contenterais d’une quelconque salade, nature. Et vlan. Voilà pour toi Bébert. C’est parfait mademoiselle, nous avons justement en plat repas une verdurette froissée aux bâtonnets de croquants orangés naviguant sur leur bateau amer. J’imagine que ça doit être de la salade frisée amère dans des endives avec des carottes émincées. Je vais m’en contenter. Je le veux, merci bien ! Sans vinaigrette.
Bill, lui, tourne désespérément les deux pages du menu, en avant, en arrière, et encore, et encore, et encore. Ce n’est pas un menu en braille. Les noms sont calligraphiés et il suffit de glisser un doigt sur le relief des mots pour comprendre ce qui est écrit. Je vois que monsieur hésite. Notre choix du jour est une belle pièce de viande, soit une mousse filandreuse et sanglante enrobée d’une pâte tendre et feuilletée arrosée d’un sirop salé. Il soupire et accepte. Ça, ça doit vouloir dire que la mousse est faite de différents restes de viande recyclés en mousse, que ça baigne dans du sang de je-ne-sais-quoi ou qui, avec de la pâte mal cuite.
Bertrand s’en va porter notre commande à la cuisine. Mais est-il vraiment parti ? J’essaie de sentir autour de moi un déodorant Chanel pour Hommes, mais je ne détecte plus rien. Bill, tu sais qu’on peut partir ? J’ai un mauvais pressentiment. En plus, y’a personne ce soir qui mange, c’est suspect non ?
C’est normal que tu trouves ça suspect. Ils m’ont obligé à te faire venir ici. Alors maintenant tu te tais et tu m’écoutes. Surtout, maîtrise tes nerfs. Instinctivement je caresse le bord du couteau et il n’est pas tranchant, ils ont mis ces beaux couteaux qui ne coupent rien. Si Mathilde était là, l’absence de tranchant ne la tracasserait pas, mais je moi, je ne veux pas avoir à m’y reprendre à plusieurs fois pour causer des dommages suffisants. Tout ce temps-là, c’est donné à l’ennemi pour contre-attaquer. Puis, combien d’ennemis ? Je sais de quoi ils sont capables. Je pense à Bill et je me demande quel est son rôle là-dedans. Je dois effectivement maîtriser mes nerfs et faire preuve d’intelligence. Pourquoi je m’énerverais ? Je n’ai rien à cacher.
Le barracuda mord à l’hameçon. À l’heure qu’il est, Miguel sert de souper aux requins qui nagent au large. Si tu ne veux pas le rejoindre tu vas devoir tout m’expliquer. Bill ne parle pas comme quelqu’un qui est sous le joug d’un ennemi. Il parle comme l’ennemi lui-même. Je comprends que si je ne suis pas encore morte j’ai encore une chance de m’en sortir. Que veux-tu savoir ?
Jour 1142
Marguerite est morte. Miguel est mort. Il ne reste que Bill et moi. À qui le tour ?
Bill passe à la confession. Écoute-moi bien. Tu te demandais d’où venait l’argent pour financer notre club. C’est certain qu’il n’était pas un saint, mais c’est Hercule qui nous finançait. Miguel et toi vous faisiez les missions pour aider des gens. Hercule avait besoin de Marguerite et moi pour nettoyer tous les dérapages liés à ses jeux de rôle qui tournaient mal. Je ne rentrerai pas dans les détails, tu pourras lire mon journal chez moi si ça t’intéresse.
Je tourne machinalement ma tête vers Bill bien que je ne le vois pas. Pourquoi j’irais lire ton journal ? Tu parles de ton journal comme d’un testament. Je pense à mon propre journal qui est loin d’être confidentiel, mais qui en même temps est introuvable physiquement dans mon appartement. Bill n’a pas le temps de me répondre puisque notre bien-aimé serveur apporte nos plats. Je sens son bras frôler mon bras en déposant l’assiette devant moi. Bon appétit ma petite dame ! Tiens, je ne suis plus une demoiselle, c’est sans doute la pénombre qui doit ajouter des années à mon compteur.
Je ne vois pas mon assiette. J’ai bien ma fourchette dans la main droite, le couteau qui ne coupe pas dans la main gauche, mais mon cerveau ne sait pas comment leur commander d’agir. Il ne voit rien. Je ne vois rien. Je décide d’abandonner mes ustensiles à côté de l’assiette et d’utiliser mes mains. C’est elles qui vont décider si c’est mangeable ou non. C’est une salade après tout. Je sens des feuilles d’endive qui recueillent d’autres feuilles de salade qui semblent frisées, de la scarole peut-être ? Je déteste les salades amères. Au moins les feuilles semblent sèches, mais je ne les mangerai pas plus. Mon nez déduit que les rectangles de légumes sont bien des carottes, mais je n’ai plus d’appétit de toute façon. Je fais donc la même chose que lorsque j’étais petite, je mélange tout ce qui est dans mon assiette, je tasse du mieux possible les aliments en deux tas. Enfin j’écrase les deux tas avec le dos de ma fourchette pour donner l’impression que j’ai mangé. Je ne me souviens plus si mes parents étaient dupes de mon génie du camouflage. Bertrand ne l’est pas.
Madame je vois que vous ne mangez rien, vous cachez votre nourriture comme les enfants. Si vous n’aimez pas, vous pourriez le dire comme une adulte. Bertrand me fait sursauter. Il m’espionnait. Je devrais me sentir coupable, mais son paternalisme me met hors de moi. Effectivement c’est dégueulasse cette salade. Et toi, Bill, ta viande c’est comment ?... Bill… ?... Bill ?
Bertrand soupire à ma droite. Bill est silencieux à ma gauche. Bill n’est plus là ma petite madame. Pendant que vous étiez occupée à tasser vos aliments dans votre assiette, nous l’avons emmené dans la cuisine. Selon les dernières tendances il devrait finir en hachis parmentier, en lasagne ou tout plat à base de viande hachée. J’ai envie de vomir, mais je n’ai rien dans l’estomac. J’ai envie de pleurer, mais aucune larme sort de mes yeux. J’ai envie de fuir, mais mes jambes sont immobiles. Ça sert à rien de paniquer, si on voulait que vous soyez morte vous seriez déjà morte. On a vidé votre appartement et posé deux valises dans l’entrée du restaurant avec tout ce qu’il reste de vos affaires. Y’a pas vraiment de vêtements, vous en rachèterez, vous avez un tas de cochonneries qui ne semble pas se racheter donc on a mis ça dans les valises. Sur le comptoir vous signerez un papier qui nous vend votre appartement. On a été généreux vous verrez. Un billet d’avion vous mènera à Bruxelles. Vous êtes chanceuse, une nouvelle vie vous attend ailleurs. Si jamais demain vous êtes encore là, si jamais vous parlez de ceci à qui que ce soit, vous savez ce qui vous attend… Dans une poche frontale d’une des valises vous trouverez une lettre que j’ai écrite. Lisez là après avoir atterri. Vous saurez pourquoi on a été gentil avec vous. Maintenant donnez-moi la main et partez.
Bertrand reste dans la salle sans lumière alors que je me dirige vers mes valises, sans regarder derrière moi. Je quitte donc définitivement mon paradis.